jeudi 16 novembre 2023

L'Enfer pour aube T02 Paris rouge

La violence est l’arme du faible.


Ce tome est le second d’un diptyque racontant une histoire indépendante de toute autre. Il faut avoir lu le premier tome avant : L'Enfer pour aube T01 Paris Apache (2022). Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Philippe Pelaez pour le scénario, Tiburce Oger pour les dessins et les couleurs. Le lettrage a été assuré par Estelle Kreweras. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


À Paris, en 1871, "il y avait cet homme qui courait, haletant, fébrile, glissant sur le pavé, frôlant les bâtiments, jetant sans cesse des coups d’œil derrière lui, s’abritant sous les portes cochères pour s’offrir quelques minutes de répit. Il savait, lui, le lâche, le traître, que la peur est un prédateur qui s’attaque à l’homme isolé. Patiente et sereine, l’aube attendait son heure pour balayer l’opacité et la noirceur de son ennemi supérieur en ombres. Elle surgirait doucement des faubourgs ourlés de brume, repoussant les dernières nuées sombres qui offraient encore un asile au fugitif. Car c’est entre chien et loup qu’il avait choisi la fuite, lorsque la nuit ripaille, se gorge de festins et ne se soucie guère de devenir demain. Elle offrait un sursis au fourbe qui se faisait ombre, qui se faisait mur, oscillant sans cesse entre la crainte d’être démasqué et l’impatience d’atteindre les remparts. Et lorsque l‘aube s’en vint, presque par surprise, jetant son voile de vérité sur la ville déjà meurtrie et bientôt mutilée, il fut presque surpris d’avoir atteint son but".



Charles Brunel, agent du lieutenant-colonel Ducoroy, du 55e régiment d’infanterie, présente son sauf-conduit aux soldats : il faut qu’il voie le lieutenant-colonel, c’est urgent. Une fois devant son supérieur, il rend compte : Camélinat, le directeur de la Monnaie de la Commune exige trois millions deux cent mille francs en pièces d’or pour les refondre. Le comité de salut public n’a plus de métal pour battre monnaie et payer les hommes. Et cette fois, ils sont bien décidés à envoyer la troupe si la banque refuse. Le marquis Alexandre de Plœuc, sous gouverneur de la banque de France, seul aux commandes de la Commune, a fait mettre plus de trois cents sacs dans un fourgon ; si la Commune ne vient pas chercher l’argent, ces sacs disparaîtront et plus personne ne mettra la main dessus. Brunel continue : après-demain, le 20 mai donc, tous les sacs d’or, d’argent, les billets et les titres seront descendus à la cave. Ils vont ensabler l’escalier et préparer la défense de la banque. Ils le donneront aux fédérés, s’ils viennent. Le marquis sait qu’il vaut mieux lâcher trois millions et sauver les quatre milliards qu’il y a dans les coffres. Dauger et Letessier ont supervisé le chargement du fourgon. Le plan est d’arriver plus tard, avec Rochemond comme prévu. Le lieutenant-colonel souhaite savoir qui va escorter le fourgon. L’agent répond que c’est bien le problème, le comité leur a collé un capitaine breton, un certain Ronan Levedec, un idéaliste. C’est un rouge, un vrai, un de ceux qui préfèrera mourir sur la barricade, quitte à laisser ses deux petites filles orphelines. Il a son neveu avec lui, un gamin de quinze ans qui ne le lâche pas d’une semelle. Ducoroy conclut qu’il faut s’occuper de ces deux-là : il ne doit pas y avoir de témoin.


Le lecteur entame ce second tome assez intrigué : en effet, l’identité de l’Écharpe a été révélée dans le premier tome et il ne semble pas y avoir de dynamique pour que ses aventures se poursuivent. La motivation semblait entendue : une vengeance trouvant son origine dans des forfaitures commises pendant la Commune de Paris en 1871. Il restait tout au plus la mystérieuse affliction de l’inspecteur Gosselin. L’histoire s’ouvre ici avec un élément d’intrigue supplémentaire, non évoqué précédemment : le vol d’un magot, trois millions deux cent mille francs en pièces d’or, un fait authentique. Quoi qu’il en soit, le lecteur replonge sans se faire prier dans ce Paris, d’abord en 1871, puis en 1903. Le plaisir est immédiat, de retrouver la narration visuelle de Tiburce Oger. Il y a d’abord cette mise en couleur à base de lavis de gris tirant parfois vers l’ocre, une sensation entre la grisaille de Paris, une morale traînée dans la boue, et parfois rehaussés par des touches de rousseur, ou de rouge, évoquant parfois la violence physique, parfois la rage émotionnelle, parfois l’automne, sans que le lecteur ne parvienne à établir un lien logique entre ces éléments ressortant contre la grisaille. Qu’importe, car cela n’enlève rien à la force visuelle de la narration.



Dès la première page, les rues de Paris apparaissent plus vraies que nature : les pavés mouillés, les façades un peu de guingois, les déchets sur la chaussée. Plus loin la cour de la banque de France avec son grand portail. Pages neuf à treize l’avancée la carriole dans les rues de Paris, les façades des immeubles, les grandes artères, les candélabres, les quais de la Seine. Puis cette page terrible sur le quai bas en bordure de Seine, alors que le capitaine Ronan Levedec essaye de bander la partie inférieure du visage de Gabriel. La cave d’un hôtel particulier avec son échelle, ses étagères de bois, sa trappe en bois. Les barricades et la mitraille. Les catacombes. L’environnement sordide du camp de Satory. Les allées du Père-Lachaise avec les tombes et le statuaire. Montmartre et sa basilique. L’artiste sait évoquer à merveille ces différentes facettes de Paris, avec le dosage parfait entre ce qui est représenté et ce qui est laissé à l’imagination. En outre, ces décors passent de l’arrière-plan au premier plan en fonction de la nature du moment de chaque scène, jouant à part égale avec les personnages, dans une interaction remarquable entre l’humain et l’environnement. Selon ses inclinations, le lecteur sera frappé par un aspect ou un autre : la dureté du contact entre les roues en bois cerclées de fer de la carriole et la chaussée inégale en pavés, l’élégance des encorbellements d’une façade, l’encadrement des fenêtres et des portes, les colonnades d’une rampe d’escalier, les poutres à demi calcinées d’une construction bombardée, les crânes et les ossements dans les catacombes, la boue saturée d’eau du camp de Satory, la pièce unique d’un appartement pauvre, une grille en fer forgé, les arabesques de l’entrée d’une station du métropolitain, l’autel de la basilique, etc.


Les plans de prise de vue génèrent une dynamique de la narration, comme s’ils animaient aussi bien les personnages dans leurs actions que les décors. L’artiste fait des merveilles en termes de composition, un savant dosage entre des traits parfois comme esquissés, des arrondis apportant de la souplesse aux personnages, une apparente absence de finition ou de précision qui conserve la spontanéité, la vie dans les visages et les gestes, sans oublier la rousseur flamboyante du capitaine Ronan Levedec et d’Angèle. Par moment, la direction d’acteur rappelle le naturel des pantomimes de Will Eisner, juste ce qu’il faut d’exagération pour relever la qualité de l’expression et pour aboutir à un naturel évident. L’agent Charles Brunel très précautionneux et humble dans ses gestes pour être sûr de ne pas déclencher l’envie de tirer chez les soldats, la traîtrise justifiée par les convictions du soldat à terre qui ordonne à ses collègues de tirer sur l’homme qui vient de l’épargner, la détermination absolue d’enfant qui anime Angèle quand elle remet un fusil plus grand qu’elle à son père, la volonté farouche de son père au camp de Satory pour revoir ses filles à tout prix, l’indignation brutale de l’inspecteur Gosselin face à une veuve hautaine et suffisante, la panique de la foule dans la station de métro en entendant crier au feu, la conviction inébranlable d’Angèle adulte, etc.



Avec une telle narration visuelle, le lecteur sent que l’intrigue passe au second plan dans son esprit. Finalement, il ne s’agit pour le scénariste que d’expliquer comme est advenue la situation de départ du tome précédent : le crime qui lie Ducoroy, Charles Dauger, Letessier, Rochemond. L’origine de cette vengeance implacable de l’Écharpe. Pour autant, l’intrigue se savoure pour elle-même : bien troussée, entremêlant un vol bien conçu, profitant des circonstances d’une époque troublée, une vengeance perpétrée par la génération suivante, un policier honnête et consciencieux. Des circonstances qui introduisent de l’imprévu, à la fois dans l’organisation du vol, à la fois dans les actes des individus. Le lecteur dévore un chapitre après l’autre : l’introduction, le souvenir des pillards de la Commune, la devise des cupides (La vertu ne vient qu’après l’argent), le camp de Satory dernière étape pour les Communards avant la déportation au bagne, d’étranges incidents dans le cimetière parisien du Père-Lachaise près du mur des Fédérés, le mont des martyrs (le Sacré-Cœur rappelle aux Communards l’expiation de leurs crimes). Il ressent l’opportunité du profit pour les gradés militaires qui organisent le vol, et l’intensité des convictions politiques chez Ronan Levedec, d’un côté des individus exerçant un métier, de l’autre un idéaliste. Trente ans plus tard, en 1903, Angèle incarne l’héritage de la Commune de Paris : fille d’un Communard, consciente du sort qui a été réservé aux insurgés. Elle a choisi un mode d’action par la violence, intimement convaincue que la fin justifie les moyens. Pour elle, Commune, révolte, révolution, elle revient à chaque fois que le peuple, las de se faire servir une double ration de misère, prend conscience de sa servitude. Elle est un mal nécessaire, et peu importe le moyen de ses actions pourvu qu’on ait la terreur. Cette violence-là si elle était le fait du prince, l’inspecteur la validerait sans hésiter. Mais si elle vient du peuple, elle ne peut être qu’illégitime. Il est un policier, il est le bras armé d’un ordre politique et social qui est incapable de se remettre en cause… À moins qu’on l’y contraigne.


L’expression L’enfer pour aube est tirée d’un poème de Victor Hugo (1802-1885) : Melancholia (1838), tiré des Lamentations (1856), dénonçant le travail des enfants. Avec cette seconde partie du diptyque, l’artiste replonge le lecteur au beau milieu des personnages, dans une narration visuelle d’une rare conviction, que ce soit pour le naturel et la vitalité des personnages, la sensation des rues de Paris, et quelques scènes d’action saisissantes. Le scénariste déroule une histoire de vengeance dans une intrigue remarquable, entre grande Histoire, enfant prisonnière du destin issu de l’histoire de son père, mise en perspective du recours à la violence par un peuple, par un individu. Épique et humain.



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