lundi 20 novembre 2023

La Venin T03 Entrailles

Le travail ne doit pas rendre malade et encore moins vous tuer.


Ce tome fait suite à La Venin T02 Lame de fond (2020) qu’il faut avoir lu avant car les cinq tomes forment une histoire complète. Sa publication originale date de 2020. Il a été réalisé par Laurent Astier pour le scénario et les dessins, et par Stéphane Astier pour les couleurs. Il comporte cinquante-six pages de bande dessinée. Il comprend un dossier de six pages à la fin : la reproduction des carnets d’Emily, tels que l’auteur les a découverts lors de ses recherches, relatant ses observations sur Galveston, agrémentés de photographies d’époque. Le lettrage de la bande dessinée est assuré par Jean-Luc Ruault, la calligraphie des carnets par Jeanne Callyane. Une carte des États-Unis occupe la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : y figure le tracé des voyages d’Emily.


En Alabama, en septembre 1900, la nuit, Emily mène ses deux chevaux qui tirent la carriole, avec la jeune Claire assise à ses côtés. La fillette lui demande quand est-ce qu’on s’arrête car elle commence à avoir froid. La jeune femme lui demande de ne plus l’appeler Ma sœur, car elle n’en est pas vraiment une. Pour autant, elle admet que Claire a raison et qu’il faut qu’elle trouve un endroit tranquille pour bivouaquer. Il y a une forêt droit devant qui semble assez dense pour servir d’abri. Un gris déchirant retentit dans la nuit. Emily remet un revolver à Claire en lui indiquant de tirer en l’air si elle lui en donne l’ordre, et elles se mettent à approcher discrètement de l’endroit d’où est venu le cri. Sept membres du Ku Klux Klan finissent de pendre un afro-américain à une haute branche, tout en empêchant sa femme Susan d’intervenir. Puis ils lancent des torches enflammées sur la maison qui s’embrase très rapidement. Leur chef ordonne de tuer la femme. Un autre demande s’il n’est pas possible de lui laisser un souvenir brûlant entre les cuisses d’abord. Le chef commence à dire qu’ils ne sont pas là pour ça se soir, mais une balle l’atteint dans le bras gauche. Emily les canarde avec sa carabine. Claire tire en l’air pour donner l’impression d’un groupe nombreux. Les membres du Klan prennent la fuite sur leurs chevaux.



Claire descend la première vers Susan qui est fort étonnée de voir une petite fille, suivie peu de temps après par Emily. Cette dernière propose de décrocher le mari pour lui donner une sépulture décente. Susan lui répond de le laisser là. Elle aurait bien voulu le placer dans une terre consacrée, mais elle veut que tout le monde voit ce que ces hommes font aux gens comme eux. En réponse à une question d’Emily, elle explique qu’elle n’a nulle part où dormir. Ils s’étaient installés ici il y a peu. Ils voulaient vivre heureux, semer leurs champs et vendre leur blé et leurs légumes. Elle n’a plus personne et la famille de son époux Tom est à plusieurs jours de route. Mais elle ne veut pas y retourner. Ils n’étaient pas d’accord qu’il parte avec elle. Si elle revient sans lui, ils ne voudront jamais la reprendre. Claire lui propose de venir avec elles. Emily explique qu’elles se rendent à Oil Town où un poste d’institutrice l’attend.


Le cycle reprend : au temps présent du récit, en septembre 1900, Emily se dirige vers la prochaine cible de sa vengeance, au temps passé en 1890/1891 la jeune Emily va d’un oncle à une tante pour être recueillie. En toile de fond, elle parcourt l’ouest américain, en revenant parfois vers la côte Est à New York, et en traversant ou vivant des événements ou des conditions de vie typique de l’ouest américain. Tout commence ainsi avec une scène de lynchage : une dizaine d’hommes cagoulés contre un seul afro-américain, une exécution sommaire, même pas une justice expéditive, juste l’expression du racisme à l’état pur nourrie par la peur de l’autre, la peur de la différence, le besoin de se sentir supérieur, de justifier sa suprématie (purement imaginaire). Une mise en scène qui montre la lâcheté du groupe d’assaillants face à une unique victime, la lâcheté d’individus agissant à visage couvert, leur prétendue force entièrement dépendante du nombre et la seule hauteur qu’ils prennent c’est en montant sur le dos de leur cheval. Dans son journal en fin de tome, à propos de ce meurtre, Emily note que même si les Américains croient tous que les afro-américains ont gagné leur liberté, en réalité ils ne vivent pas beaucoup mieux qu’avant.



L’auteur a choisi de donner un nom très littéral à la ville suivante : Oil Town, parce qu’une entreprise y exploite un champ de pétrole avec des derricks en bois. L’arrivée du trio de femmes fait l’objet d’une case occupant les quatre cinquièmes d’une page : une vue en élévation de la ville depuis le panneau d’entrée. L’artiste excelle pour donner à voir les paysages : la route en terre bien boueuse, la maison de maître avec ses deux étages et son jardin bien vert, les barraques de bois des ouvriers, les grandes citernes mal étanchéifiées, la vingtaine de derricks répartis sur le territoire, une profonde vallée en arrière-plan, et des petites montagnes derrière, sous un ciel gris chargé en pluie. Emily se lance dans une explication du terme Or noir avec une condamnation de l’avidité des hommes. Susan en ajoute une couche pour montrer à quel point ce terme est mal choisi : l’or brille comme le soleil, là, c’est la crasse et les ténèbres (ce qui donne lieu à une répartie savoureuse d’Emily : on trouve peut-être de la lumière sous la surface noire, faisant le parallèle avec la couleur de peau de Susan).


Lors du séjour d’Emily dans Oil Town, un accident survient : dans une case de la largeur de la page occupant deux cinquièmes de la hauteur, le dessinateur montre la rupture d’un derrick. La construction de bois s’effondre et le pétrole jaillit à gros flot. Le cadrage un peu éloigné le réduit à un simple incident d’exploitation, la rupture d’une installation un peu fragile. Mais les trois cases du dessous d’une hauteur bien moindre montrent les conséquences pour les conséquences pour trois ouvriers. La petitesse des cases les réduit à pas grand-chose : une mise en scène symbolique de leur importance insignifiante par rapport celle du derrick et de l’exploitation du champ de pétrole. Lorsqu’Emily revient de donner la classe en pleine nature (une forme de classe verte avant l’heure), elle enjoint les travailleurs en train de boire un coup à la taverne, à s’unir pour exiger des conditions de travail en sécurité. Elle évoque l’existence de syndicats d’ouvriers. La réponse ne se fait pas attendre : ils ont déjà essayé, mais le propriétaire M. Drake y a vite mis le holà. La séquence se déroule à la tombée de la nuit dans ce bar mal éclairé par de faibles ampoules, comme si cette misère sociale ne pouvait être exprimée qu’entre eux dans un lieu, sans pouvoir être exposée en public au grand jour. Dans la séquence suivante, l’auteur oppose la douleur des femmes endeuillées, refusant d’accepter les risques mortels comme une fatalité, à l’apathie des hommes qui ont déjà essayé 



Intercalé avec le temps présent du récit, la jeune Emily continue à aller de famille en famille de tante en oncle. Lors d’un voyage en diligence, le lecteur peut même jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule d’Emily et prendre la connaissance de la liste de ces parents éloignés pouvant l’accueillir. Elle se rend d’abord en Floride auprès de Camelia, le dessinateur apportant un soin remarquable à la faune et la flore, un magnifique papillon et l’évocation du sapotier blanc. Puis en Arizona dans la zone désertique de Brisbee : un beau bâtiment unique en bois, d’abord sous le dur soleil de septembre, puis sous la neige de décembre. Quand elle y arrive, le propriétaire en est absent, et le lecteur se surprend à sourire en voyant Emily faire le ménage, la vaisselle, le linge, puis essayer de fumer. La jeune Emily reçoit une forme d’éducation différente à chaque fois, lui apportant de nouvelles compétences que le lecteur a pu constater au temps présent du récit, en 1900. Au temps présent, le récit se termine par quatre courtes scènes : une à New York, deux à Oil Town, une dans une riche demeure du New Jersey, le lecteur savourant la générosité de la description de chacun de ces environnements.


Ce tome constitue le milieu du récit, et le scénariste introduit et développe de nouveaux éléments de son intrigue. Certes, Emily répète le cycle de la recherche d’un des meurtriers de sa mère pour accomplir sa vengeance, mais pour la troisième fois le plan ne se déroule pas comme prévu, et pour une raison différente des deux premières. Comme dans les tomes précédents, le personnage principal fait preuve d’autonomie, de courage, de compétences et d’une ténacité peu commune, voire d’un acharnement. Une fois encore, son salut ne survient que par l’intervention d’autres personnages, des femmes, mais aussi des hommes. Comme dans le tome précédent, Emily n’est pas de toutes les séquences, l’auteur continuant de révéler que d’autres individus intriguent dans son sillage ou en amont de son arrivé : les chasseurs de prime bien sûr (dont le terrible Sergent raciste et phallocrate), mais aussi des individus dont elle a déjà croisé la route.



Outre les champs de pétrole et le Ku Klux Klan, se trouvent d’autres marqueurs temporels comme Butch Cassidy (Robert LeRoy Parker, 1866-1908) et le Sundance Kid (Harry Alonzo Longabaugh, 1867-1908) et les deux inspecteurs de l’agence Pinkerton Tom Horn (1860-1903) et Charlie Siringo (1855-1928). Le lecteur relève également que l’auteur intègre à son récit des thématiques actuelles comme la lutte des classes, le syndicalisme, l’ultralibéralisme qui réduit les individus à l’état de marchandises traitées sans égard, sans respect ni même préoccupation de leur santé et sécurité au travail, le comportement des ultra-riches traitant la main d’œuvre comme des esclaves, des préoccupations écologiques comme la sensibilisation des enfants à la nature (la classe verte) ou l’approvisionnement de nourriture en circuit court (la leçon de tante Camelia). L’intervention d’Emily auprès des travailleurs est servie par une belle éloquence militante : Ce pays est tenu par les politiciens de Washington, les banquiers, les capitaines d’industrie, les gros propriétaires terriens. La légende du self-made-man est là juste pour faire rêver le peuple et le faire taire. Ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse. Quand ils ne la font pas s’effondrer pour s’enrichir un peu plus. Et ce sont toujours les mêmes qui trinquent : le peuple ! Le seul moyen est de lutter pour ses droits. […] Ces pour ces raisons-là qu’il faut se battre. Le travail ne doit pas rendre malade et encore moins tuer.


L’horizon d’attente du lecteur est déjà très élevé en entamant ce troisième tome : il doit être aussi bien, et même mieux, que les deux précédents en termes de vengeance, de suspense, de coups fourrés, de beaux paysages, de reconstitution historique visuelle, de personnages attachants, complexes et faillibles. Le créateur tient toutes ces promesses, et plus encore son intrigue prenant de l’ampleur, Emily étant toujours aussi autonome mais ne réussissant que grâce l’aide d’autres, et en prenant une dimension sociale et politique qui montre plutôt que de prêcher. Formidable.



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