jeudi 22 juin 2023

Le Bois des vierges T03 Épousailles

Il faut que cesse ce désordre, il faut que les contraires s’unissent.


Ce tome fait suite à Le Bois des vierges T02: Loup (2010) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’un triptyque qui forme une histoire complète. Sa première édition date de 2013. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de leur première collaboration. Par la suite, ils réaliseront le cycle des Sorcières pour la série La complainte des landes perdues. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


En cette nuit d’automne, les loups attaquèrent le château de Hache-Pierre par la mer. La sombre bâtisse tombait déjà en ruine, aucun gardien n’était à signaler sur les remparts. Les loups escaladèrent les pierres, les rochers, en silence, avec des mouvements furtifs, le poing serré sur la dague ou l’épée. À leur tête se trouve Loup-Gris. Il vient chercher quelque chose qui lui tient à cœur. Mais il ignore encore qu’il lui faudra affronter une image bien cruelle. De celles qu’adressent les hommes aux bêtes qui les entourent. Griffe-Tout est dans la grande salle du château, reçu de mauvaise grâce. En présence du valet du maître des lieux, il informe Hache-Pierre qu’ils prennent possession de cette forteresse qui est sale, livrée aux quatre vents, mais qui occupe une position stratégique qui les intéresse. Hache-Pierre l’interroge sur la nature de ce Ils. Le lynx répond : ses ennemis, bêtes de haute ou basse taille, enfin réunies pour mieux le combattre. Hache-Pierre ordonne à son valet de clouer cette fourrure mitée au sol en parlant du lynx. Le valet s’élance, mais son opposant lui tranche la gorge d’un coup d’épée. Le maître de céans en a profité pour s’enfuir.



Loup-Gris fait son entrée dans la grande salle, suivi par une dizaine de ses soldats. Il découvre la tête de son propre père accrochée au mur en guise de trophée. Il ordonne qu’elle soit décrochée avec précaution. Griffe-Tout a découvert le passage dérobé. Par ce tunnel, Hache-Pierre est parvenu jusqu’à la plage où l’attend un frêle esquif. Il se rend compte que le fond en a été défoncé avec une grosse pierre encore présente. Les loups l’attendaient. Loup-Gris a rattrapé le fuyard et il indique à ses hommes que l’humain est à lui. Le duel commence, les pieds dans l’eau. Le loup porte le premier coup, ainsi que le second, les deux faisant couler le sang. L’humain porte le troisième. Loup-Gris est triomphant, les autres loups crient Carnage, à la vue du sang. Le vainqueur leur indique que l’humain est à eux. Quelques jours plus tard, Griffe-tout se trouve dans la grande salle du château du prince des Armures pour lui relater l’assaut de la forteresse et la fin de Hache-Pierre : la chair humaine a été mangée. Le seigneur objecte que le pacte nouveau interdisait de telles pratiques barbares, ignobles qui ravalent à l’état de bêtes. Griffe-Tout lui avoue qu’il a peu de goût pour la chair humaine qu’il trouve fade et vite faisandée. Le seigneur sait que la position des humains s’est encore affaiblie : la semaine dernière, une de leurs troupes est tombée dans une embuscade. Le combat fut rude et les hommes se sont trouvés pour la première fois confrontés au clan des ours.


Le lecteur revient autant pour la fin de l’histoire que pour les dessins fins et minutieux. Il retrouve toute la minutie qu’il attendait, dès les premières pages. Pour les décors, la texture des pierres du château, l’architecture représentée avec soin, de la taille de la cheminée de la grande salle dans cette forteresse à la décoration quasi-inexistante, entièrement fonctionnelle, sans apparat, le contraste s’avère total avec le château du prince des Armures qui évoque plutôt un château de la Loire avec le fleuve, les beaux meubles finement ouvragés. C’est à nouveau une autre ambiance dans le château d’Arcan : il reste des traces du passage des loups avec des objets brisés à terre, des tentures déchirées, l’éclairage est plus faible reflétant l’état d’esprit dépressif du seigneur des lieux. Les couloirs et escaliers prennent une allure encore plus massive et oppressante pendant la nuit à la lumière des torches. Le lecteur peut encore accompagner les personnages pour déambuler dans le campement du clan des ours, puis dans celui du prince des Armures, et dans l’église abandonnée et délabrée où avait eu l’étrange cérémonie à la fin du premier tome.



Dès la première page, le lecteur retrouve toute la personnalité graphique de l’artiste : celle-ci commence par s’exprimer par le choix des couleurs, des teintes de violet tirant vers le rouge, de type tomette ou passe-velours. La suite se situe dans des dégradés de vert tirant vers le gris pour restituer la pierre. Le lecteur relève le ciel orangé quand le seigneur Clam contemple les gibets. Il se délecte du bleu pâle tirant vers le vert pour l’onde fraîche dans laquelle Clam se baigne après l’affrontement contre la harpie. Il sent l’échauffement du jaune très soutenu de la lumière des torches lors de l’affrontement de Clam contre un ours, l’interprétant comme une métaphore de l’intensité du combat qui fait rage. Il sourit en voyant les individus sortirent de la nuit claire pour se diriger vers la lumière de la lanterne de Clam, une autre métaphore de personnes dans le dénuement attirées par une lumière dans cette nuit. Les personnages sont représentés avec soin, méticulosité, attestant de l’investissement de l’artiste pour leur donner de la personnalité, pour les faire exister, que ce soient les visages et leurs expressions, les postures, les tenues sophistiquées, un vrai délice visuel. Le scénariste mène le récit à son terme, tout en continuant de concevoir de belles scènes pour que l’artiste puisse s’exprimer. Il faut voir la force avec laquelle Hache-Pierre transperce son morceau de viande avec un couteau de belle taille, le duel à l’arme blanche dans l’eau de l’océan, les corps qui se balancent au bout de la potence, le combat horrible contre la harpie dans la cuisine du château, le duel au flambeau ou encore l’arrivée des démunis dans un dessin en pleine page. Un régal du début à la fin.


Comme pour le tome précédent, le lecteur constate que le scénariste gère le rythme de sa narration en fonction des séquences qu’il souhaite développer. Il ne dispose pas de la pagination pour décrire une guerre sur une longue durée, et il fait usage d’ellipses en conséquence. Cela peut éventuellement frustrer un lecteur qui serait venu pour ça, mais le cœur du récit réside ailleurs. Tous les fils narratifs sont menés à leur terme : l’issue de la guerre entre les humains et les bêtes de haute et de basse tailles, la relation romantique entre Aube et Clam, le sort du saigneur Arcan, le devenir des harpies et des autres créatures qui s’abritaient dans le bois des Vierges, sans oublier la dualité du seigneur Clam partagé entre ses deux natures, homme et loup. Éventuellement, le lecteur peut se retrouver un peu désarçonné par l’union d’Aube et de Clam (Sont-ils vraiment biologiquement compatibles ?), par la forme de pardon accordé à Aube (Initialement, c’est à la suite de son crime, avec son frère Salviat que la guerre a été déclarée), ou encore par le fait (uniquement mentionné dans les dialogues) que le clan des ours se pliera à la décision du clan des loups et de ses alliés.



Toutefois, le lecteur sent bien que le scénariste ne se focalise pas sur les mécanismes de la guerre, sur les batailles ou les alliances, ou encore les rapports de force. Il perçoit que le déroulement du récit se consacre régulièrement à des face-à-face, dans lesquels s’incarnent les batailles, les oppositions. Un loup tue le plus grand humain tueur de loups : le clan des loups vient de faire un exemple, on ne se livre pas à la chasse aux loups pour enrichir sa collection de trophée. Le lynx se retrouve en tant que représentant de la coalition des bêtes : tous les individus ne sont pas destinés à devenir des guerriers sur un champ de bataille, il y a besoin d’autres compétences. Puis, son esprit s’arrête sur une phrase au passage, par exemple, le prince des Armures qui fait le constat qu’ils sont en train de détruire, ce pays, de consumer ses énergies vitales. Il se produit un effet d’écho avec la propension de la race humaine à détruire son environnement, à se goinfrer de ressources qui n’ont plus le temps de se renouveler, à rendre inhabitable sa seule et unique planète. Un autre personnage parvient à la conclusion suivante : Il faut que cesse ce désordre, il faut que les contraires s’unissent. Seigneur Clam incarne à lui tout seul cette problématique, étant à moitié homme, à moitié loup. Il ne peut envisager un avenir viable que s’il se montre capable de concilier ses deux natures, de parvenir à unir ses propres contraires. Le clan des ours rêve d’un monde où les humains auront été exterminés jusqu’au dernier, où les peuple de basse et haute tailles habiteront seuls le monde, et peut-être à terme sous la gouvernance des ours, c’est-à-dire un rêve d’épuration. L’incarnation la plus extrémiste de cette logique prend la forme des harpies dont le mode de vie est de détruire, déchiqueter, tuer. En face, les deux héros décident de se rendre aux ours pour établir un dialogue. Dans cette optique, le pardon accordé à Aube dans l’assassinat de Loup-de-Feu fait sens : briser la spirale de la vengeance, de l’escalade des hostilités. L’épilogue vient confirmer ce thème majeur du récit : la société doit organiser et préserver une place pour les réprouvés, les impurs, les sang-mêlés, les métis et tous ceux qui ne correspondent pas à une norme sociale bien définie.


Une narration visuelle toujours aussi exquise, impliquée, splendide, un voyage inoubliable et des individus remarquables. Un scénario qui semble emprunter des voies un peu faciles, des raccourcis, et des décisions bien pratiques. Toutefois, prise dans son ensemble, l’intrigue aboutit à une remarquable fable sur le droit à la différence, le besoin de l’accueillir, de la préserver, de lui offrir les conditions nécessaires à son épanouissement, de la chérir. En chaque bête vivrait un homme. En chaque homme vivrait une bête.



2 commentaires:

  1. les loups attaquèrent le château de Hache-Pierre par la mer. - Parfois, il n'y a rien derrière, mais avec une artiste comme Tillier, je me demande quel est le modèle - ou les modèles - qui l'ont inspirée.

    Dès la première page, le lecteur retrouve toute la personnalité graphique de l’artiste - Ça, je veux bien le croire. Les quelques planches que tu proposes en extraits sont absolument admirables. Ce château avec son reflet dans l'eau !

    Un scénario qui semble emprunter des voies un peu faciles, des raccourcis, et des décisions bien pratiques. - Ah, nous y revoilà. Toi qui as lu beaucoup d'albums de Dufaux, je me demande si c'est une habitude de l'auteur.

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    1. Je suppose que chaque auteur se constitue sa trousse à outils avec un dosage personnel de ce qui est acceptable en termes d'artifice narratif, de méthodes éprouvées, et autres mécanismes, et ce qui dépasse les bornes. Ici, ces raccourcis lui permettent, à mon goût, de raconter l'histoire qui lui tient à cœur sans avoir à détailler toutes les phases de la guerre. Si l'on accepte de recevoir le récit sous cet angle, ça fonctionne bien. Mais sur Babelio, il y a plusieurs critiques que cette façon de faire insupporte pour plusieurs de ses séries.

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