mercredi 21 juin 2023

Mes hommes de lettres

Les moutons de l’ignorance ont détalé devant l’esprit éclairé de la Renaissance.


Ce tome contient un essai complet sous la forme d’une bande dessinée. Il a été réalisé par Catherine Meurisse, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Sa parution initiale date de 2008. Il comprend cent-trente et une pages de bande dessinée. Le tome s’ouvre avec une préface d’une page, rédigée par François Cavanna (1923-2014), louant la capacité de l’autrice à plonger le lecteur dans un endroit, en deux traits de plumes avec simplement quelques taches, quelques griffures, et rien n’y manque. Il met en avant tout ce qu’elle y a mis : son humour, sa rosserie, sa spontanéité, et des choses en plus. L’ouvrage se termine avec une sorte de page de remerciements : un dessin en dessous avec deux groupes d’auteurs, ceux retenus à gauche, et ceux pour lesquels il n’y avait plus de place à droite. Au-dessus du dessin la mention, Ce livre n’aurait pas pu se faire sans… et la liste de la vingtaine d’écrivains qui apparaissent dans la bande dessinée ; puis la mention Mais il aurait aussi pu se faire avec…, suivie par une liste de trente-sept autres écrivains (et des points de suspension) pour lesquels la bédéiste n’a pas disposé de la place nécessaire pour le faire figurer.


Moyen âge. Renart est en train de chanter une chanson, en s’accompagnant avec son luth, un château dans le lointain, en plein hiver. Les paroles de la chanson : Dans la douceur de la saison nouvelle, les oiseaux chantent chacun dans leur latin. Il apporte la joie en chantant, divertit les dames à l’abri dans leurs châteaux. Voici Renart le troubadour, qui va vous parler de la littérature de son temps. Perché sur une branche dénudée, un oiseau lui crie Bravo ! Renart continue en parlant : la littérature médiévale s’étend sur sept siècles. Alors que le Moyen Âge commence au cinquième siècle et finit à la moitié du quinzième, la littérature française émerge au neuvième et prend son essor au onzième. Elle s’épanouit au douzième siècle et évolue encore au treizième. Que de chiffres… Renart s’est rapproché du château et il continue : elle s’appuie sur les modèles littéraires antiques, mais reflète aussi un monde nouveau en mutation. Regardant par une fenêtre, il désigne ceux qui ont le monopole de l’écriture : les hommes d’église, qui s’expriment en latin littéraire.



Mais dans la rue, c’est le latin vulgaire qui est parlé. Et cette langue parlée évolue tant que ceux qui n’ont pas fait d’études ne comprennent plus le latin littéraire, et que la France finit par se diviser : au nord de la Loire on parle la langue d’Oil, au sud la langue d’Oc, sans compter les dialectes à l’intérieur. Bientôt, les clercs se mettent à écrire en langue vulgaire. Les hommes d’église décident de traduire tous leurs livres en langue romane, c’est-à-dire en français vulgaire. La littérature française était née. Et voilà que des quantités d’œuvres accessibles à tous voient le jour. Dans le rôle des diffuseurs : les jongleurs. L’oralité est primordiale dans la culture médiévale. Trouvères, au nord, et troubadours, au sud, font leur apparition au onzième siècle. Ils peuvent pousser la chansonnette sous forme de rondeau, après quoi enchaîner avec une ballade, suivie d’une ritournelle, et pourquoi pas un canso d’amor ou une petit dansa. À cette époque on ne se gêne pas pour remanier les textes.


Premier album complet de l’autrice, il début par Renart se montrant facétieux et exposant la naissance de la littérature française pendant huit pages. D’un côté, cela peut rappeler les manuels scolaires correspondants, utilisés au lycée, avec une pagination moindre, un choix d’auteurs réduits, et des extraits limités à une ou deux phrases quand il y en a. Catherine Meurisse consacre des chapitres de deux à huit pages, à une vingtaine d’auteurs classiques, en commençant par Chrétien de Troyes (1130-1180), pour finir par le couple Jean-Paul Sartre (1905-1980) et Simone de Beauvoir (1908-1986). La dimension scolaire disparaît dès la fin de la séquence introductive, pour passer dans une forme de présentation plus personnelle. L’introduction elle-même sort du cadre encyclopédique ne serait-ce que par les dessins. L’autrice réalise une vraie bande dessinée, et pas un texte qui serait complété par des images après coup. Pour ses dessins, elle a choisi une esthétique avec des caractéristiques marquées. Il ne s’agit pas d’une approche photoréaliste, mais plus d’une apparence entre la caricature et le dessin spontané. Ainsi Renart est représenté comme un renard anthropomorphe, avec des pieds et des mains trop petits par rapport à son corps, une tête une peut trop importante, et une bouche démesurée. Celui lui donne un air de personnage d’ouvrage pour enfant, avec des mouvements vifs qui évoquent également l’enfance. Les décors sont réalisés avec des traits de contour fins et un peu de guingois, sans segment parfaitement droit, mais en prenant bien soin de fermer chaque contour.



Au cours de cette séquence introductive, le lecteur constate également que l’artiste caricature les êtres humains de la même manière : petits pieds, petites mains, tête un peu plus grosse que les proportions anatomiques, exagération plus ou moins appuyées des expressions de visage. Tout cela apporte une touche d’enfance, de façon de concevoir son corps et de le représenter pas encore tout à fait adulte, apportant une touche humoristique qui désacralise ces auteurs, mais aussi qui rend apparent leur flamme intérieure, leurs convictions, leur force créatrice. L’artiste se place dans un registre s’apparentant à la caricature, tout en conservant une ressemblance avec les représentations habituelles des plus anciens, et avec les photographies ou les films existants pour ceux du vingtième siècle. Les décors donnent une sensation de légèreté et d’exactitude, de dessin fait rapidement, parfois d’après une référence. Comme le fait observer Cavanna dans son introduction : la dessinatrice fait gigoter les petits bonhommes pleins de génie, c’est trois fois rien, quelques taches, quelques griffures, et rien n’y manque, la ruelle de chez Balzac n’est pas la ruelle de chez Zola. Flaubert est un petit gros avec des moustaches tristes ; Balzac est un petit gros aux bajoues tremblotantes.


Dès la couverture, le lecteur voit la présence de l’humour visuel : ce pauvre Marcel Proust partageant la dégustation de madeleines pour des souvenirs avec Victor Hugo, Voltaire, Gustave Flaubert et Molière. Puis sur la page de titre, il voit Voltaire, Proust, Flaubert et Molière traverser à un passage piéton, dans une parodie de la pochette du disque Abbey Road (1969) des Beatles. L’humour se manifeste ensuite sous plusieurs formes : les emportements des écrivains, des gags visuels, des interprétations personnelles de certaines œuvres, des commentaires iconoclastes en décalage avec la présentation respectueuse habituelle de chefs d’œuvre. L’autrice sait faire usage de toutes les possibilités de la bande dessinée en matière de mise en scène, en mettant à profit le budget illimité pour des prises de vue complexe, des scènes avec de nombreux figurants, des décors historiques à foison, des effets spéciaux, des cascades, des gags visuels, etc. Elle se montre tout aussi inventive pour évoquer les écrivains de manière différente. L’utilisation de la gaudriole par François Rabelais (1483/1494-1553) pour exposer sa pensée sur l’éducation. Une séance chez le psychologue, allongé sur le divan pour Michel de Montaigne (1533-1592). Les répétitions du Cid avec Pierre Corneille (1606-1684) obligé de tout expliquer de ses intentions aux acteurs ayant bien du mal à comprendre. L’exposition de l’argument de Phèdre de Jean Racine (1639-1699) pour l’expliquer avec le point de vue de Catherine Meurisse indiquant comment elle l’a reçu. Une correspondance épistolaire entre Voltaire (1694-1778, François-Marie Arouet) & Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) pour mieux faire ressortir l’opposition de leur conception de l’humanité. Sept pages consacrées à la bataille d’Hernani (1830) de Victor Hugo (1802-1885) afin de faire comprendre la cabale orchestrée par la censure dans la presse, et l’antagonisme nourri par les classiques. La relation de couple entre Jean-Paul Sartre (1905-1980) et Simone de Beauvoir (1908-1986) pour faire apparaître la synergie entre leurs créations. Etc.



Lorsqu’il entame la bande dessinée, le lecteur se dit qu’il s’agit d’une forme d’ouvrage de vulgarisation de l’histoire de la littérature française, plus succinct qu’un manuel scolaire du fait de sa pagination et de l’absence d’extraits consistants des œuvres, dont la lecture est rendue facile et plaisante par l’humour des remarques, et l’entrain de la narration visuelle. Au cours du chapitre consacré au XVIe siècle, avec Rabelais, la Pléiade, Joachim du Bellay, Montaigne, il se rend compte que l’autrice intègre son point de vue sur une façon de considérer les œuvres, par exemple une critique de certaines composantes sociales dans Gargantua (1534), ou l’enjeu politique d’éduquer le Dauphin avec les fables de Jean de La Fontaine (1621-1695). Pour d’autres auteurs, le chapitre met en avant la vie qu’ils ou elles ont menée, ce qu’elle présente de liberté et d’engagement ou de rebelle, par exemple avec George Sand (1804-1876, Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil). Il peut également s’agir de techniques d’écriture, de conception d’un roman, comme pour Honoré de Balzac (1799-1850). Le lecteur comprend que Catherine Meurisse raconte ainsi tout ce que ces auteurs et leurs œuvres lui ont apporté, à elle en tant qu’être humain se construisant.


Un ouvrage qui s’avère être d’une facilité de lecture épatante, tout en contenant un fond solide. Il commence comme un cours de littérature française, exposé par un renard anthropomorphe facétieux. L’humour continue à être présent sous différentes formes tout du long de la bande dessinée, avec des présentations savoureuses de chaque auteur, chacun sous une facette particulière, chacune racontant en creux la relation entre elle et Catherine Meurisse, ce qu’elle lui a apporté.



2 commentaires:

  1. Premier album complet de l’autrice - Pour un premier album (complet ou pas), elle ne s'attaque pas à n'importe quel sujet. Belle ambition, chapeau !

    D’un côté, cela peut rappeler les manuels scolaires correspondants, utilisés au lycée - Ah, la vache. Pas trop quand même, j'espère... Ces bouquins me laissent un souvenir aussi positif qu'un nuage de poussière...

    Je note un travail remarquable sur la pise en page.

    Un ouvrage qui s’avère être d’une facilité de lecture épatante, tout en contenant un fond solide. - Voilà, tout est dit. Mission accomplie, dirait-on.

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    1. Les manuels scolaires sur l'histoire de la littérature : j'en garde un bon souvenir. La possibilité d'en lire des morceaux au gré de ma fantaisie, en dehors des devoirs imposés, les heures de cours de français ne permettant pas de passer en revue chaque chapitre, chaque auteur. Une sorte d'amuse-gueules littéraires.

      Je partais avec l'a priori que la narration aurait une saveur encyclopédique un peu lourde, et en fait il n'en est rien, d'où ma remarque sur la facilité de lecture.

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