lundi 8 mai 2023

Monsieur Jean T06 Inventaire avant travaux

On ne fait pas les mêmes rêves d’un lit à l’autre.


Ce tome fait suite à Monsieur Jean T05 Comme s’il en pleuvait (2001). La première édition du présent tome date de 2003. Les deux auteurs, Philippe Dupuy et Charles Berberian, ont écrit le scénario à quatre mains et dessiné les planches à quatre mains. La mise en couleurs a été réalisée par Ruby. L’album compte cinquante-quatre planches.


On ne fait pas les mêmes rêves d’un lit à l’autre. Monsieur Jean est en train de rêver : il se trouve au volant de sa voiture, à l’arrêt à un carrefour, dans une toute petite voiture. Des camions arrivent à toute vitesse, et défilent sur la route perpendiculaire, l’empêchant de passer. Depuis une fenêtre d’un immeuble, un autre monsieur Jean l’observe avec sa femme à ses côtés, tenant leur fille Julie dans les bras. Ça y est, la voie est enfin libre, c’est à lui enfin. Mais il ne sait pas conduire. Voilà le genre de rêve qu’il fait depuis qu’il a déménagé. Il se trouve allongé dans un lit avec sa compagne à ses côtés, tous les deux habillés. Il lui dit de but en blanc qu’il n’aurait jamais dû laisser son lit à Félix. Cathy répond gentiment qu’ils ne vont pas revenir là-dessus, elle dormait mal dans son lit. Il commence à vouloir l’enlacer, mais elle lui rappelle qu’ils se trouvent dans un magasin de meubles. La vendeuse revient vers eux et il déclare franchement que c’est non pour ce lit. Cathy lui demande ce qui ne va pas : il trouve que les meubles sont trop neufs et qu’ils le seront toujours. Ils ne se patineront jamais ; ils se déglingueront d’un seul coup un jour, et vite en plus. Et alors ils les jetteront. Elle se moque gentiment : il fait une dépression parce qu’il a cédé son vieil appartement avec son vieux lit, à Félix, son vieil ami, pour commencer une nouvelle vie avec elle ? Elle décide de l’emmener au rayon vaisselle.



Dans le vieil appartement, Félix est allongé sur le vieux lit qu’il trouve très bien. Liette Botinelli, sa compagne, trouve que le matelas est trop mou. En plus, c’est un lit à ressorts et elle veut un lit à lattes. En outre, c’est un vieux lit et on ne sait pas qui a dormi dedans, y en a peut-être qui sont morts et elle ne peut pas supporter cette idée. Dans le grand magasin, Monsieur Jean s’est arrêté le nez en l’air : il a l’impression de voir flotter le spectre de ses grands-parents qui lui parlent. Il leur demande ce qu’ils font là. Le papy répond qu’ils ne sont pas très fiers de lui car il s’est débarrassé de leur lit. La mamy tempère : ce n’est pas lui qui voulait s’en débarrasser, mais elle, en pointant Cathy du doigt. Celle-ci se rapproche de son compagnon et lui demande ce qu’il pense des assiettes. Elle s’adresse à une vendeuse pour savoir si ce modèle existe en plus petit. Une autre vendeuse s’approche et s’adresse à la première s’étonnant qu’elle n’ait pas signé la pétition, celle à propos de la reconduction des contrats sur novembre : elles sont quatre à ne pas avoir leur contrat renouvelé, sans avoir été prévenues, sans raison. L’autre l’éconduit en indiquant qu’elle est avec une cliente. Les grands-parents spectraux continuent à faire des reproches à leur petit-fils qui recule, ce mouvement faisant basculer une pile d’assiette à terre, où elles se brisent. La deuxième vendeuse lui dit que ce n’est pas grave. Dehors, devant la devanture, deux personnes sans abri sont affalées et font la manche. Un employé essaye de les faire bouger, en pure perte. Cathy et Jean sortent et entendent quelques bribes de l’algarade. Dans le vieil appartement, la sonnette retentit : madame Poulbot vient se plaindre du comportement d’Eugène.


Mais quelle étape de vie reste-t-il encore à franchir pour Monsieur Jean qui a endossé bon nombre de responsabilité depuis le premier tome ? Le titre évoque une sorte de bilan avant des changements significatifs. L’histoire reste constituée de petits moments de vie plutôt banals, même s’ils sont spécifiques à cet écrivain que le lecteur ne voit plus du tout écrire, à cette vie un peu bohême, sans horaires fixes, sans difficultés financières, avec une femme aimante quasi sans condition, et des amis avec leur lot de problèmes. Le lecteur retrouve avec plaisir le personnage principal toujours un peu indolent, vaguement gêné aux entournures par des questionnements sur sa vie, qu’il n’a pas envie de formuler ; fidèle en amitié avec Félix père peu responsable et Clément séducteur un peu insistant. Tout du long du tome, il retrouve également le personnage en arrière-plan : Paris. Il peut identifier des bouches de station de métro, le canal Saint Martin et ses passerelles, des quais de métro parisien, et même la sortie du souterrain routier des Halles rue de Turbigo avec son renfoncement où dorment des personnes sans abri, et même une benne à ordures ménagères parisienne reconnaissable à sa couleur Vert bambou (AC533). La série reste fidèle à son décor parisien, visiblement bien connu des auteurs.



Ce tome commence par une planche consacrée à un rêve, avec une mise en couleur déclinant une teinte vert en plusieurs nuances. Monsieur Jean est le conducteur d’une voiture à l’arrêt, et il ne détient pas son permis : une métaphore de la vie dont il semble plus observer celle des autres, que de mener la sienne au petit bonheur la chance, faute de savoir comment la conduire. Le deuxième rêve occupe les deux tiers de la planche treize, avec la même approche de la couleur, la même déclinaison en nuances de vert : cette fois-ci, Monsieur Jean est son incarnation à la fenêtre, tenant sa fille dans ses bras, auprès de sa compagne, observant son autre lui-même en contrebas dans la voiture, arrêté. Un troisième rêve occupe la moitié de la planche dix-neuf, plus étrange, Monsieur Jean étant un géant allongé dans le canal Saint Martin qui le charrie doucement, avec un autre avatar l’observant depuis la fenêtre de son appartement, une autre métaphore de la vie qui s’écoule, indépendamment de sa volonté, doucement, mais inexorablement. Cette même métaphore occupe une des trois bandes de cases de la planche vingt-et-un. Puis encore case en planche vingt-six, cette fois-ci à l’intérieur de l’appartement de Cathy et Jean, alors que l’immeuble est secoué de tremblement.


Le lecteur arrive alors à la dernière séquence onirique : elle s’avère être d’une grande ampleur puisqu’elle s’étend de la planche trente-cinq à la planche quarante-quatre, soit dix pages. Au cours de cette séquence, Monsieur Jean en vient à rencontrer un ancien habitant défunt de l’immeuble, et la couleur change de teinte : du rouge décliné en nuances. Les dessins conservent leurs caractéristiques : des traits de contour un peu ronds, parfois gras, des personnages au visage caricaturé ou esthétisé, une simplification de la silhouette humaine, des décors aux détails simplifiés tout en conservant une forte densité d’informations. Les artistes mettent à profit les possibilités de la bande dessinée pour cette partie : éléments oniriques, angle de vue exagéré, ombres chinoises, effets spéciaux illimités, immeuble en train de se déplacer dans la ville, personnage passant par une large fente dans un mur dans une évocation visuelle de la sortie du nouveau-né lors de l’accouchement, rapprochement visuel entre deux décors, mutilation du personnage le privant de ses mains et de ses avant-bras le rendant ainsi incapable d’agir. Monsieur Jean écoute le locataire défunt exposer sa théorie sur la mémoire : Il existe une partie du cerveau où se cachent tous les souvenirs qu’on veut oublier. Au début, cette partie du cerveau est aussi petite qu’un point. Ensuite, elle grandit au fur et à mesure qu’on a des choses à oublier. […] Avec le temps, sa surface devient poreuse. Il y entre et il en sort des choses de manière anarchique. Brusquement on se souvient de ce qu’on croyait avoir oublié définitivement. Et un souvenir qu’on pensait garder pour toujours disparaît.



Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu déconcerté par l’importance donnée à cette séquence de rêve, ainsi que par l’insistance avec laquelle les deux auteurs mettent en scène un duo de personnes sans abri, bientôt rejoint par un troisième à la stature imposante. Ils ne les habillent pas d’une aura romanesque : ils vivent mal de mendicité, ils dorment à la rue, ils mangent ce qu’ils peuvent, ils se méfient les uns des autres. Cette déchéance bien rendue visuellement contraste fortement avec la vie sans souci matériel des personnages principaux. La présence des grands-parents sous forme spectrale apporte également une touche comique douce-amère, en étrange décalage avec le ton de la série, une présence quasiment dépourvue de morbidité malgré leur condition. Le lecteur repense au titre ce tome, et il voit bien comment Monsieur Jean éprouve de grandes difficultés à faire le deuil de certaines choses : le lit de ses grands-parents à l’évidence, mais aussi sa vie à la dérive qu’il contemple avec ses yeux de père responsable et rangé, la notion même de disparition, et la mort. Les auteurs évoquent le deuil de manière directe en parlant de personnes défuntes, mais aussi le deuil de la vie d’avant, d’habitudes. Monsieur Jean ressent le fait que sa vie a évolué et qu’elle ne reviendra plus jamais à ce qu’elle était avant, ce qui lui cause une inquiétude sourde, la compréhension du temps qui passe inexorablement se faisant petit à petit, d’abord inconsciemment dans son esprit. Il voit bien que sa vie n’est plus la même, que la situation même de son ami Félix Martin a évolué. Il peut faire la comparaison avec la vie des clochards qui s’accommodent de leur routine, mais aussi avec celle de Clément qui continue à se comporter avec les femmes comme il l’a toujours fait alors que lui aussi a pris de l’âge et que ce comportement n’est plus de mise. Il sourit en voyant que Félix trouve sa place dans un milieu professionnel, comme sa vision du monde avait été en avance sur celle de son entourage, qu’il n’a pas changé et que c’est plutôt son entourage qui commence à le rattraper, un étrange constat de la part des auteurs.


Le temps passe, les choses changent, les gens prennent de l’âge : il n’est pas toujours facile de s’en rendre compte, d’adapter sa façon de voir le monde à ces changements, aux années qui passent. Dupuy et Berberian font courir cette thématique tout du long de l’album avec leur narration visuelle toujours aussi élégante et sophistiquée, entremêlant des fils narratifs qui suivent différents personnages, certains très inattendus, pour envisager la mort et cette certitude : dans la vie, il n’y a qu’une seule constante, et c’est le changement.



2 commentaires:

  1. La première édition du présent tome date de 2003. - Tiens, je n'avais jamais percuté sur les dates de sortie, et je réalise à l'instant que cette série est plus vieille que ce que je m'imaginais.

    Le lecteur retrouve avec plaisir le personnage principal toujours un peu indolent, vaguement gêné aux entournures par des questionnements sur sa vie - Et même le lecteur des articles du lecteur !

    une benne à ordures ménagères parisienne reconnaissable à sa couleur Vert bambou (AC533). - Une phrase d'une précision aussi redoutable que formidable. On est dans le pointu, là !...

    Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu déconcerté par l’importance donnée à cette séquence de rêve - Effectivement, tout cela me semble un peu sortir de l'ordinaire de la série.

    Dupuy et Berberian font courir cette thématique tout du long de l’album - Je ne sais pas si l'on y distingue de la mélancolie ou s'ils en font fi, selon la certitude que tu cites à la fin de ta conclusion : "dans la vie, il n’y a qu’une seule constante, et c’est le changement".

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    1. Je me souvenais vaguement d'avoir lu cette série à la fin des années 1990, et de manière incomplète, mais sans savoir si elle datait de la décennie précédente ou pas. C'est Tornado qui m'a convaincu d'ajouter les dates de parution et ça me permet de situer chaque BD dans leur contexte de production.

      Je te confirme que monsieur Jean se pose des questions qui me parlent également, soit parce que je m'y suis déjà trouvé confronté, soit parce qu'elles expriment des doutes à partir d'un autre point de vue.

      Sur le plan professionnel, il m'est arrivé de devoir donner une référence industrielle pour une couleur, et c'est ainsi que j'ai découvert que les codes AC renvoie à une palette de couleurs formalisée par les usines André Citroën.

      Avec le recul, je me dis que les auteurs ont utilisé le rêve comme métaphore du processus psychique inconscient de monsieur Jean.

      De la mélancolie, il y en a. Je l'ai plus pris comme une mise en œuvre du processus de deuil (généralisé ensuite en processus du changement) d'Elisabeth Kübler-Ross avec ses cinq étapes : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. Il y a à la fois un ou deux deuils à faire, mais plus de changements à accepter, avec ce qui fait toute la différence entre la résignation et l'acceptation.

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