mardi 28 février 2023

Le Mercenaire T03 Les épreuves

Trop beau pour être vrai… C’est un piège ?


Ce tome fait suite à Le mercenaire T02 La formule (1983) qu’il vaut mieux avoir lu avant. Ce tome a été publié pour la première fois en 1984, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. La totalité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022. Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : Les épreuves.


Le mercenaire est de retour dans le monastère de la grande plaine glacée, ayant refait le chemin en sens inverse. En particulier, il est à nouveau descendu par cette formation géologique remarquable : une cascade s’écoulant dans une énorme falaise circulaire qui abrite un réseau de grottes. Il est reçu formellement par le grand maître qui lui indique que pour entrer dans leur ordre, il faut triompher d’épreuves difficiles, que le risque de mourir ne peut être exclu. Il répond que risquer sa vie fait partie de son travail. Le maître l’informe qu’ils vont mettre à dure épreuve ses capacités de combat, de courage, de volonté, et de résistance à la trahison. Il ne doit surtout pas oublier que garder le secret de leur existence est fondamental. L’entretien est terminé, le mercenaire peut se retirer, Nan-Tay le conduira à ses quartiers. Chemin faisant, elle lui suggère de se reposer car les épreuves débuteront à minuit et elle peut l’assurer qu’elles seront ardues. Elle lui remet un petit paquet enveloppé de toile avec une ficelle : cela lui servira pour la dernière épreuve. Elle ajoute qu’il faut que cela reste entre eux, ce dont il convient.



Le soir à minuit, le mercenaire se trouve au milieu de la procession qui chemine : chaque prêtre en bure, avec une torche à la main, montant un escalier menant sur le toit du temple où se trouve un dragon volant. Le maître se tient dans une chaise à porteur dorée chaque ouverture masquée par des tentures diaphanes. Revêtu de son armure, et armé d’une longue lance, le mercenaire enfourche le dragon et ce dernier prend son envol dans l’espace d’une énorme caverne aux parois tellement éloignées qu’elles sont indiscernables. Il atterrit sur un gros piton rocheux, avec une entrée de caverne en forme de crâne avec un casque à corne. Deux braseros diffusent de la lumière de part et d’autre de la porte d’entrée. Le mercenaire s’approche, il prend un tison et s’en sert comme de torche. Il dégaine son épée et, sur le qui-vive, pénètre prudemment dans la caverne. Derrière lui, un géant en armure se détache de l’ombre et lui déclare que la première épreuve, c’est lui. Il est armé d’une lourde épée, et il faut au moins deux têtes de plus que le mercenaire. Il ajoute qu’il pourrait également être la dernière épreuve. Si son adversaire le bat, il pourra avancer, mais c’est un combat à mort. Mercenaire a le choix : mourir ou retourner au cratère. Son adversaire répond qu’il ne le connaît pas : il ne recule pas devant le premier obstacle venu. Le guerrier abat son énorme épée et tranche net un morceau d’un énorme vase qui était juste à côté de Mercenaire. Ce dernier se rend compte qu’il n’est pas à la hauteur de son ennemi et il décide de reculer et de reprendre les airs sur son dragon.


Premier tome : une mission de sauvetage au cours de laquelle le mercenaire ne se montre pas très efficace. Deuxième tome pareil. Le lecteur se demande ce qui l’attend pour ce nouvel épisode. Dans un premier temps, ce mercenaire doit passer les épreuves qui lui permettront d’être accepté dans la communauté du monastère de la grande plaine glacée, et plus précisément dans la secte du cratère. Cette première partie se déroule sur les planches une à trente-deux. Suit une mission d’une nature différente : empêcher le débarquement de cent guerriers hostiles dans le monastère pendant les quatorze autres planches. Le lecteur constate vite qu’il retrouve les principales caractéristiques de la série : ce mercenaire anonyme toujours bien coiffé qui combat et triomphe par la force de son épée et de son intelligence, des jeunes femmes accortes et dénudées, des monstres impressionnants, des vols aériens en dragon avec des combats. La narration visuelle se fait par des peintures à l’huile, donnant une sensation à nulle autre pareille : un relief et des textures produisant une impression quasi tactile, des pages qui peuvent être assez aérées avec deux ou trois cases pour apporter de l’ampleur aux scènes spectaculaires. Le lecteur commence également à voir se dessiner une forme de continuité puisque l’histoire se déroule au monastère de la grande plaine glacée comme celle du tome précédent, et trois autres personnages secondaires sont de retour, le grand lama du monastère et Nan-Tay, avec un autre. Le lecteur ne dispose de moyen pour savoir si c’était le plan à long terme de l’auteur, mais ce développement semble organique, comme s’il avait été planifié.



Tout mercenaire qu’il soit, le personnage principal a donc choisi son camp, ce qui modifie quelque peu son statut : il a décidé de prêter allégeance à la communauté du monastère, en se soumettant aux épreuves. Cela découle assez naturellement de sa prise de position dans le tome précédent. Dans un premier temps, le lecteur est à la fête et il ne boude pas son plaisir. Ce tome s’ouvre avec une nouvelle vision de cette formation géologique si particulière qui avait frappé son esprit dans le tome deux, et il sait gré à l’auteur de la réutiliser. Le dessin en pleine page qui ouvre le récit lui remet en tête cette disposition originale et spectaculaire. La planche trois accueille également un dessin en pleine page : cette étrange procession nocturne avec ce dais doré qui devient presque une source lumineuse dans la pénombre. Une fois encore, l’artiste a conçu une formation rocheuse originale, avec un temple totalement intégré dedans. La page suivante se décompose en trois cases de la largeur de la page pour mettre en valeur le dragon et son harnachement, ainsi que son envol, une créature animale qui a bénéficié d’une conception travaillée. Page suivante, Mercenaire approche de cette entrée en forme de crâne géant : le lecteur sourit devant ce rocher ainsi taillé pour provoquer l’effroi chez le visiteur. Il accepte le géant en armure comme une convention du genre Fantasy. Mais quand même, il est peu probable que les moines aient mis en place un tel guerrier dont le travail est de hacher menu les postulants, et pouvant être sacrifié si le postulant sait se battre. Cela donne lieu à un combat bien conçu, ou Mercenaire peut enfin mettre son intelligence au travail pour concevoir un plan d’attaque avec une possibilité de succès.


Après la victoire, Mercenaire se dirige, toujours à dos de dragon volant, vers le deuxième site : un palais posé sur un rocher au milieu d’une mer intérieure, et recouvert d’une sorte de voile gluant, certainement l’œuvre d’arachnides mutantes. Un monstre aquatique surgit, massif et dans un mouvement puissant plein de grâce. L’auteur prend le temps de deux pages montrer comment Mercenaire parvient à passer cet obstacle avec une narration visuelle claire et explicite, superbe dans la prise de vue des mouvements. À nouveau la découverte de ce que recèle ce palais nécessite une augmentation de la dose de suspension d’incrédulité consentie. Puis Mercenaire reprend son vol à dos de dragon, et c’est à nouveau une séquence visuellement enchanteresse avec des spectres apparaissant sur le fond étoilé du cosmos. La dernière épreuve se déroule dans la grande cour intérieure de la coupole et demande d’augmenter encore un peu le degré de suspension consentie d’incrédulité. Pour autant le dénouement vient apporter une explication entièrement satisfaisante à ces bizarreries.



Le dernier tiers du tome est consacré à une course-poursuite magnifique : l’auteur a réalisé une suite de prises de vue qui coupent le souffle, qui permet de suivre parfaitement les déplacements des uns et des autres à dos de dragon dans les gorges montagneuses, également des uns relativement par rapport aux autres. Cette séquence constitue un exemple parfait de narration visuelle, par contraste à quelques images mises bout à bout misant tout sur leur aspect spectaculaire mais sans fil logique. Le lecteur éprouve la sensation d’être présent sur les lieux entre ces deux parois rocheuses quasi verticales, de voir les dragons fournir l’effort musculaire pour voler avec leur cavalier, de percevoir les efforts conscients de Mercenaire pour trouver une stratégie pertinente en fonction des paramètres de la situation en se focalisant tantôt sur la configuration du défilé, tantôt sur les poursuivants, tantôt sur Nan-Tay en faisant alors abstraction du lieu qui devient une toile floue en fond de case. Cette façon de raconter autorise également les cases spectaculaires qui prennent alors tout leur sens dans le fil narratif.


Au vu des premières épreuves, le lecteur peut ressentir une pointe de condescendance pour ces aventures peu crédibles, charriant deux ou trois clichés sur le guerrier qui triomphe de tout par la force et les femmes dénudées qui servent de décoration valorisante. Mais, comme dans les deux précédents, l’intrigue s’avère plus subtile qu’en première apparence, avec un enjeu qui découle directement des aventures passées. En surface, la narration visuelle peut paraître terne en termes de couleurs, et un peu appliquée dans sa manière de montrer. À la lecture, le ressenti est tout autre : une narration très immersive, privilégiant l’histoire au clinquant.



lundi 27 février 2023

Monsieur Jean T03 Les femmes et les enfants d'abord

Tu attends un enfant, et tu ne sais pas qui est la mère ?


Ce tome fait suite à Monsieur Jean, tome 2 : Les nuits les plus blanches (1992) qu’il vaut mieux avoir lu avant car les auteurs développent une continuité assez lâche en arrière-plan. Cet album a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Philippe Dupuy et Charles Berberian, avec une mise en couleurs réalisée par Claude Legris & Isabelle Busschaert. Sa première édition date de 1994, et il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il se compose de cinq histoires courtes.


Les femmes et les enfants d’abord, quatre pages. La nuit, Monsieur Jean fait l’étoile de mer dans son lit quand la sonnette retentit. Il émerge difficilement du sommeil et va ouvrir. Sur le pas de la porte l’attend Véronique, enceinte, avec un mouchoir à la main. Elle pleure et lui explique qu’elle sait que ce n’est pas une heure pour le déranger, mais elle vient de se disputer avec son mari Jacques. Il lui prépare un café et vient s’assoir en face d’elle. Elle lui raconte que Jacques est rentré très tard vers trois heures du matin, qu’ils se sont disputés et qu’elle a choisi de partir en le plantant là. Elle ne lui reproche pas vraiment de sortir, mais du fait de son état elle dort tout le temps et ils ne passent plus de temps ensemble. Le téléphone sonne : Jean répond, et il indique à Jacques qu’il peut passer. En fait, ils sont sortis ensemble ce soir-là. Manureva, onze pages. Dans la voiture, Jean raconte son cauchemar à son ami Clément qui conduit : ils se retrouvent assiégés dans un château fort, lui et tous ses avatars qui montent la garde. Dehors des femmes guerrières en armure ont ramené des machines de guerre et elles les bombardent avec des bébés vivants, affamés et hurlants. Les deux amis sont arrivés à destination : une salle de sport. Une femme vient prendre le vélo à côté de celui de Monsieur Jean et elle entame la conversation. Le courant passe bien entre eux deux.



Cathy (Norvegienne Woude), huit pages. Monsieur Jean est dans son bain, en train d’essayer de se remettre de sa rupture avec Manureva. Il repense à sa première rupture. Il était troufion, et il revenait pour une permission. Étonnamment, sa copine Catherine n’était pas venue l’attendre à la gare. Il avait fallu qu’il se rend chez elle par ses propres moyens, en faisant du stop. Sur place, Cathy recevait Brigitte une copine et Christophe un copain. Une folle jeunesse, quinze pages. Félix sonne à la porte de l’appartement de son ami Monsieur Jean, ce qui oblige ce dernier à sortir de son bain. Félix lui explique qu’il vient de se faire larguer par Marlène, sa compagne depuis deux ans. Les pompiers toquent à la porte car il faut évacuer l’immeuble pour cause de fuite de gaz. Les vacances de Monsieur Jean, huit pages. Monsieur Jean et son ami Jacques sont en train d’essayer des manteaux. Jacques indique que Véronique a accouché de jumeaux. Il lui propose de se joindre à eux pour des vacances en Bretagne début juillet. Monsieur Jean accepte : sur place, il découvre que le couple a invité une amie, Catherine.


Le titre de ce troisième tome laisse sous-entendre que Monsieur Jean serait en train de virer sa cuti, qu’il serait susceptible de s’encombrer de responsabilités avec femme et enfants. La première histoire permet de se rassurer : il s’agit de la femme d’un ami, et de son enfant à venir. La deuxième évoque une courte relation entre Monsieur Jean et Pascale qui se fait appeler Manureva. Dans la troisième, le lecteur découvre la première rupture avec une femme. Dans la quatrième, Monsieur Jean doit héberger temporairement son ami Félix, avec Eugène, un jeune garçon, fils de l’ancienne compagne de Félix. Enfin, il accepte de passer des vacances avec son ami Jacques, ainsi que son épouse Véronique, et leurs jumeaux, sans oublier une invitée de dernière minute. Il est donc bien question de femmes, deux amours du personnage principal, celle de son ami Jacques, celle de son ami Félix même si elle n’apparaît pas, et des enfants des autres. Les dessins restent également dans le même registre que ceux des tomes précédents. Sans qu’il ne soit possible de savoir qui a dessiné quoi, les artistes ont conservé leur goût pour les exagérations des personnages : femmes filiformes sauf madame Poulbot la concierge et son amie madame Colin, hommes avec un visage marqué (le gros nez de Monsieur Jean, le gros menton de Clément, le nez pointu de Félix, la bouche légèrement de travers de Jacques), représentation des décors oscillant entre le simplisme et l’épure élégante. Pas de doute, le lecteur retrouve bien ce jeune trentenaire dégagé des contingences matérielles, un peu falot dans ses relations sociales, indolent dans son comportement, vaguement neurasthénique même, dans des aventures inconséquentes dépourvues de toute action spectaculaire, souvent parisianistes.



Dans le même temps, dès la première page, le lecteur remarque de petites évolutions, en particulier graphiques. Il note que les traits du visage de Monsieur Jean ont encore gagné en épure : ce gros nez qui tire son visage vers le bas, cette absence de menton, ce gribouillis pour ses cheveux, tout cela s’assemble parfaitement pour une allure générale, mais ne résiste pas à un regard soutenu qui les sépare un par un. L’arrivée de Véronique le conforte dans ce constat : un rendu très éloigné d’une apparence photographique, avec un arrondi pour le contour du visage, deux traits un peu plus épais pour les yeux à demi-clos, quelques traits en arabesque pour les cheveux, et apposition de couleurs qui donne une cohérence au tout. Quelques pages plus loin, il fait connaissance avec Manureva dont le dessin est tout aussi épatant, lui conférant un charme fou : une sorte de gribouillis pour les cheveux en chignon, un demi-triangle très allongé pour le nez, un body de sport très collant, des sous-vêtements noirs très basiques. Cathy est tout aussi craquante avec ses cheveux courts et son petit nez en trompette. L’âge a apporté une grâce peu commune à Madame Fabienne Delboise avec ses cheveux blancs sa longue silhouette mise en valeur dans sa robe noire. Monsieur Boris Zajac apparaît maigre, avec également un visage des plus réussis avec ses gros sourcils broussailleux, ces quelques traits qui forment une chevelure grisonnante et ce long nez aquilin.


Dès la première page, le lecteur constate également une évolution significative dans la représentation de l’aménagement intérieur du petit appartement de Monsieur Jean. Les artistes effectuent un véritable travail de décoriste, de décorateurs d’intérieur même : choix du modèle de lampe de chevet, modèle des fauteuils du salon, motif imprimé des rideaux, utilisation de l’âtre de la cheminée pour ranger les bouteilles d’alcool. Par la suite, il note un autre modèle de fauteuil dans le salon de Véronique & Jacques, la décoration plus datée chez les parents de Jean, une décoration plus jeune chez Catherine il y a quelques années, des pièces beaucoup plus spacieuses chez Mme Delboise, le retour de la fenêtre de la chambre de bonne parisienne. Il prend un plaisir similaire à s’attarder sur les environnements en extérieur : une promenade au parc des Buttes Chaumont, les rues de Lille sous la pluie, la rue parisienne devant l’immeuble où loge Monsieur Jean, une belle maison au bord de la plage en Bretagne, et bien sûr le château fort.



En effet, les auteurs ne se cantonnent pas de ronronner en progressant tranquillement : ils introduisent également de vrais éléments nouveaux. C’est ainsi qu’ils mettent en œuvre une métaphore visuelle avec laquelle ils s’amusent bien : le détachement de Monsieur Jean prend la forme d’un château fort avec un mur d’enceinte, un pont-levis, et même des assiégeantes en armure médiévale. Cette indolence apparente peut alors s’interpréter comme la volonté de se mettre émotionnellement à l’abri derrière un mur. Les ébauches de relation amoureuse deviennent alors des assauts donnés par la femme correspondante pour essayer de pénétrer dans l’enceinte fortifié. C’est une belle inversion de la représentation habituelle où l’homme fait des pieds et des mains pour développer une relation qui lui permettra de pénétrer sa partenaire sexuelle : ici, la femme essaye de pénétrer son partenaire affectif. De même, sur le plan narratif, les histoires se font plus longues, il n’y en a plus en deux trois pages. Il apparaît également une continuité plus consistante. Monsieur Jean part en vacances avec le couple Véronique et Jacques qui ont fini par se réconcilier dans son appartement. Ils sont rejoints par Catherine, la première relation amoureuse sérieuse de Monsieur Jean, qui est racontée dans la troisième histoire de ce tome. De même, apparaissent des thèmes plus adultes comme les disputes de couple, la peur de ne plus plaire, le sexe passion, les familles recomposées ou plutôt décomposées avec un enfant balloté d’adulte en adulte, le suicide des personnes âgées isolées souffrant de solitude, la peur de l’engagement, les blessures affectives, les attentes des parents vis-à-vis de leurs enfants. Les auteurs savent conserver un dosage élégant entre ces questions adultes, et un humour entre comédie de situation, autodérision, enfantillages.


Le lecteur était prêt à reprendre une portion de tranches de vie sans conséquence, de vague à l’âme dans un milieu parisien, témoignage d’une époque et d’un certain pan de la société. Il remarque que les dessins gagnent encore en élégance et en chic, que ce soient les personnages ou les environnements. Par ailleurs, les scénaristes se montrent plus ambitieux dans leurs histoires qui deviennent un peu plus longues et qui présentent une continuité entre elles. Dans le même temps, ils ont conservé leur humour pince-sans-rire qui participe au charme de la série, tout en évoquant des sujets moins frivoles. Le lecteur sent qu’il devient plus intime avec Monsieur Jean et que celui-ci sent que sa vie pépère ne le satisfait pas.



jeudi 23 février 2023

Hollywoodland T01

La machine à rêves a, parfois, des ratés.

Ce tome est le premier d’un diptyque. Il comprend huit chapitres et un prologue, tous réalisés par Zidrou (Benoît Dousie) pour le scénario et par Éric Maltaite pour les dessins et les couleurs. Il a été publié en 2022.

Prologue : en 1949 ou en 1950, de nuit, un pick-up se dirige vers le mont Lee, surplombant le quartier du même nom, avec sur son plateau, une échelle, du matériel de peinture, des ampoules. L’oncle Abner Elijah Washington conduit et raconte à son neveu Ray, l’histoire des lettres : soixante jours de travaux, vingt-et-un mille dollars de l’époque, voilà ce qu’a coûté cette enseigne. Le neveu complète : chaque lettre mesure quinze mètres sur neuf, et il faut quatre mille ampoules pour les éclairer. Au petit matin, ils sont à pied d’œuvre pour remplacer les ampoules par des neuves pour chacune des treize lettres. Le H initial est à terre, et Abner raconte une fois de plus l’histoire de la malédiction qui pèse sur elle, comment la petite Peggy Entwistle s’est suicidée depuis le sommet de cette lettre. Une nuit, il a vu le fantôme de la petite Peggy, il sentait bon le gardénia, le parfum préféré de cette malheureuse. Ray rétorque que la machine à rêves a, parfois, des ratés. Un pick-up plus gros arrive, avec à son bord trois afro-américains, et conduit par Facchetti. Ce dernier vient annoncer une nouvelle inattendue : la chambre de commerce de Los Angeles a décidé de retirer les quatre dernières lettres de l’enseigne.


Loreen : elle déambule sur les trottoirs de Los Angeles, habillée d’un short moulant et un chemiser blanc à manche courte avec un beau décolleté. Elle a toujours été mignonne à croquer et les hommes la regardaient. Certains ne faisaient pas que la regarder. Elle ne va pas faire le coup de la victime : elle aimait ça, leurs regards, leurs mains sur elle. De Miss Poopoopidoo Shampoo 1952 à aspirante actrice, il n’y avait qu’un faux pas quelle s’empressa de franchir. Elle savait ce qu’elle voulait. Eux aussi, elle en l’occurrence. Ils étaient donc faits pour s’entendre. Sur un canapé par exemple. Par exemple dit-elle, car elle a également donné dans la promotion Bureau. La promotion QWERTY chez un romancier ayant viré scénariste. Il lui avait promis de l’introduire dans le milieu, et il a tenu parole. La promotion Banquette arrière de la Ford 49, même si elle avoue avoir une préférence pour la promotion Siège arrière de la Lincoln Continental de 1948. À noter qu’elle a aussi donné dans la promotion Char romain (sur le tournage d’un péplum), et bien évidemment – Californie oblige – dans la promotion Piscine. Doug : il tient une roulotte à hotdogs. À un acteur qui a peine à croire qu’il est en train de s’enfiler une saucisse d’un allemand, Doug répond qu’il est juif allemand, qu’il a fui les nazis avant que ne leur vienne l’idée malencontreuse de faire de lui une nouvelle étoile dans le ciel de leur nuit. Durant la première mondiale, il a été pilote dans la Luftstreitkräfte.

L’introduction permet de situer l’époque à laquelle se déroulent ces différentes histoires, quand la chambre de commerce a décidé de raccourcir le signe HOLLYWOODLAND de quatre lettres, en tronquant la fin, en 1949. Ce choix transforme une appellation de territoire en un concept. Ray qualifie Hollywood de machine à rêves, c’est-à-dire l’industrie du cinéma. Ce n’est plus un lieu qui accueille des êtres humains pour leur servir de résidence, une terre ou une région où habiter, où établir son foyer. Cela devient un principe, une raison d’être qui s’impose à chacun, l’individu voyant alors sa vie modelée par ce milieu, nourrissant cette machine par sa vie chaque jour, sa chair. Le scénariste a pris le principe de raconter une phase de la vie de chacun des personnages, dans un format cadré de cinq pages par personne, l’initiale du prénom reprenant une des lettres du mot Hollywoodland. Ce dispositif met à la fois l’accent sur le fait que ces personnages alimentent l’usine à rêve, et à la fois qu’ils apportent cette part d‘âme qui en fait un lieu de vie. Le dessinateur réalise des dessins aux contours un peu arrondis, avec un léger degré d’exagération dans les expressions de visage, dans le langage corporel, ce qui contribue également à apporter de la vie dans des métiers qui font fonctionner l’usine à rêves.


Les auteurs réalisent une évocation de cette époque et de l’industrie hollywoodienne sous la forme d’un récit choral, au départ des petites tranches de vie, quelques heures ou quelques jours, du personnage principal du chapitre. Chacun exerce un métier différent en relation directe ou périphérique avec les films : aspirante starlette, propriétaire d’un food-truck ayant pour clients des scénaristes et des acteurs, jeunes filles éperdument amoureuses d’un acteur, scénariste, spectateur, costumière clandestine, projectionniste. Le dessinateur reproduit avec fidélité et conviction les éléments propres à cette industrie à cette époque : les lettres du sigle Hollywoodland avec leurs ampoules, le ballet aquatique cinématographique auquel participe Loreen, le modèle de remorque à revêtement d’aluminium pour la baraque à hotdogs, les affiches de films dans la chambre des filles, le bureau partagé des scénaristes et leur machine à écrire Remington, une salle de cinéma, un plateau de tournage avec les grosses caméras sur grue, les bobines de film. Le scénariste évoque acteurs et réalisateurs : Fritz Lang, Douglas Sirk, Billy Wilder, Sternberg, Marlene Dietrich, Doris Day, Glenn Ford, Montgomery Clift, Doris Day. Le lecteur remarque que l’un comme l’autre porte une réelle attention aux détails, Maltaite quand il dessine les modèles de voiture, Zidrou quand il évoque la première actrice afro-américaine Hattie McDaniel (1895-1952), ou le suicide de Lillian Millicent Entwistle (1908-1932) depuis le sommet de la lettre H.

L’introduction met en place le dispositif de référence qu’est le signe HOLLYWOODLAND. La narration visuelle permet d’observer Abner et son neveu Ray à l’œuvre, de les voir s’inquiéter en remarquant qu’un autre véhicule approche, et de les regarder réagir à la présence de Mister Fracchetti, très à l’aise dans ses propos à la fois sur la décision de la chambre de commerce de Los Angeles et ses conséquences économiques pour les deux hommes chargés de sa maintenance, à la fois pour son racisme ordinaire. Son sourire et son assurance contrastent fortement avec la forme de soumission inquiète d’Abner & Ray, ou avec la soumission empreinte de contentement des trois hommes de main du patron. La première histoire raconte comment Loreen se sert de ses charmes pour percer dans le métier d’actrice, une histoire très classique qui aboutit sur une chute assez noire. Les deux auteurs réalisent une case magnifique dans laquelle l’angle de vue accompagne Loreen qui a l’impression que sa chute se transforme en un envol magnifique vers le ciel. La deuxième histoire repose sur une facette sociale et historique ; les Allemands juifs ayant fui l’Europe avant ou au début de la seconde guerre mondiale. Les dessins montrent un homme d’une cinquantaine d’années avec un bel embonpoint, enjoué et appréciant d’être toujours en vie, confronté à un acteur au visage fermé et au comportement hautain, après en avoir servi un autre ayant participé au débarquement sur Utah Beach. Le récit vaut surtout pour la qualité de la reconstitution historique visuelle et par la profondeur de champ créé avec l’histoire de cet immigré, d’autant plus qu’elle ne fonctionne pas sur le principe d’une chute. Les mérites du troisième récit se trouvent également dans la reconstitution visuelle, avec cette fois-ci une chute qui sera sans surprise pour le lecteur familier de l’acteur Montgomery Clift.


Ce recueil d’histoires courtes gagne en originalité avec le chapitre cinq intitulé La Hayworth. Le scénariste met à profit la liberté qu’il s’est donnée en ne se cantonnant pas à des métiers directement reliés à la production de film. Le lecteur suit un personnage conduisant une voiture, pour s’éloigner de Los Angeles et d’Hollywood. Il doit s’arrêter parce qu’il y a un crocodile au milieu de la chaussée. Les dessins montrent la situation de manière factuelle, sans exagération comique ou dramatique. L’enjeu du récit repose sur le comportement d’une cigogne qui va déterminer le futur professionnel du conducteur. L’artiste impressionne le lecteur par sa capacité à donner à voir les personnages et les animaux d’une manière plausible et crédible, avec ce métier bien réel. L’histoire suivante prend également le lecteur au dépourvu car les auteurs choisissent à nouveau deux personnages inattendus : un aveugle faisant la manche assis sur le trottoir et une jeune femme qui s’arrête pour lui donner une pièce. Les attitudes de l’infirme campent le personnage en lui donnant des traits de caractère très sympathiques, la jeune femme se retrouvant gênée. Le scénariste mitonne des dialogues savoureux, jouant également sur le titre de films connus. L’histoire suivante repose sur un dosage un peu plus important de l’ingrédient social, avec une intrigue plus substantielle, des personnages tout aussi émouvants, et des images qui emmènent dans un milieu très particulier. Le dernier récit sort un peu du moule dans la mesure où le personnage dont il porte le prénom n’apparaît qu’à la dernière page avec Loreen, bouclant ainsi avec le premier chapitre.

Les auteurs effectuent un exercice un peu particulier : une anthologie en huit chapitres et une introduction, dont ils ont réalisé l’ensemble. Si le lecteur est déjà un peu familier de l’histoire de l’industrie cinématographique dans cette région du globe, il prend grand plaisir dans cette reconstitution d’une époque, visuelle et référentielle, même si la moitié des histoires peut lui apparaître un peu facile. S’il n’en est pas familier, il ressent la réalité d’un milieu culturel et industriel, une bonne prise de contact, avec des personnages qui présentent une réelle épaisseur, même en seulement cinq pages.


mercredi 22 février 2023

Araucaria : Carnets du Chili

Ces chiens sont si souvent battus qu’ils sont très soumis, sans aucune agressivité envers les humains.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, le récit d’un voyage de l’auteur au Chili. Sa première publication date de 2004 dans la collection Mimolette, et il a été réédité en 2017 dans une version augmentée et modifiée. Cette bande dessinée est l’œuvre d’Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Elle est en noir & blanc et compte soixante-deux pages.


En octobre 2003, Edmond Baudoin a été invité au Chili par la bibliothèque de l’institut culturel franco-chilien, à Santiago. Le 12/10/2003 dans l’avion. Il aime regarder les écrans avec les cartes, il rêve. Une escale à Buenos Aires. La ville de Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner… Borges… Julio Cortázar… 11.887 mètres plus bas, une hacienda aux environs de Córdoba. Il est possible que les paysans qui travaillent pour le propriétaire n’auront jamais assez d’argent pour s’en acheter une. La cordillère des Andes, un mur. L’Aconcagua, il a une boule dans la gorge. Puis très vite le Pacifique devant, la cordillère derrière, dessous, Santiago. Le lendemain de son arrivée, le 13/10. Il rencontre une première fois les étudiants des beaux-arts de l’université catholique de Santiago. Le soir, seul enfin. Dans un restaurant. Octobre, c’est le printemps au Chili… Il est au Chili. Il observe les clients, la rue, les serveurs. Certains étaient pour Pinochet, d’autres luttaient contre. 14/10. Le cours de dessin. Il demande s’il est possible d’avoir un modèle vivant… C’est un problème la nudité (en 2003) dans cette université catholique. Difficile dans une classe. Les professeurs décident que ce sera dans la chapelle, un lieu moins passant… Les étudiants rient et sont ravis. La chapelle est bondée. Comme dans ses cours au Québec, il demande aux étudiants de prendre la pose du modèle 5 minutes avant de commencer à dessiner. Il veut qu’ils expérimentent dans leur corps les tensions qu’inflige une pose. Qu’ils lui dessinent l’extérieur et l’intérieur. Ils sont très forts, c’est du bonheur de travailler avec eux. Le 14 octobre c’est l’anniversaire de son frère Piero. Le modèle s’appelle Valéria. Elle est belle avec un corps de baleine. Il l’imagine être née dans les îles du Pacifique. Il pense à Gauguin. Plus tard, il sera invité par Valéria et Rip (son ami, un musicien américain) et il apprendra qu’elle n’est pas du tout des îles sous le vent, mais simplement née à Santiago comme beaucoup de monde ici.



15 octobre 2003. Il attend le taxi qui doit l’emmener à l’université. À partir de six heures du matin, la ville est sillonnée par des milliers de bus jaunes qui font la course dans les rues. Les chauffeurs sont payés en fonction des ventes, un peu comme les taxis. Plus ils font de trajets, plus ils gagnent de fric. Et Edmond sait que le hurlement de ces machines va le réveiller tous les matins, en se rappelant que le syndicat des transporteurs a largement contribué à renverser Allende. En trois jours, il a rencontré beaucoup de beaux êtres humains.


Sous une couverture un peu cryptique qui trouve son explication dans le récit, le lecteur se retrouve à voyager avec l’auteur au Chili en 2003, la majeure partie de son séjour s’effectuant à Santiago. Comme à son habitude, il raconte au gré de sa fantaisie, dans une narration qui peut donner une impression décousue, ne répondant qu’à l’inspiration du moment. Pour autant, l’auteur respecte un déroulement chronologique du douze octobre 2003 au dix décembre de la même année. Il donne des cours de dessins à l’université, il voyage dans le pays, il observe les gens dans la rue, il en rencontre des hôtes, que ce soit à l’occasion de nuits passées, ou d’une soirée. Il effectue des remarques sur ce qu’il lui est donné de voir, exprimant ainsi sa propre sensibilité. Sur le plan pictural, Edmond Baudoin se montre incontrôlable comme à son habitude : hors de question pour lui de s’en tenir à des cases bien alignées dans des bandes, ou de tracer des bordures de cases à la règle, ou même de s’en tenir à de la bande dessinée. Il peut aussi bien réaliser une ou deux pages muettes avec des cases pour raconter, pour montrer ce qu’il a observé, que reproduire un texte écrit par lui, pour une revue littéraire (sous forme de texte tapé à la machine à écrire, avec des corrections au crayon), en passant par des paragraphes de texte accompagnés d’une ou deux illustrations (à moins que ce ne soit l’inverse), et même un ou deux collages de tickets de bus, sans oublier quelques courtes remarques écrites à la verticale sur le bord d’une image.



Le lecteur abandonne donc les a priori de son horizon d’attente, si ce n’est celui de faire l’expérience du Chili par les yeux et la sensibilité d’Edmond Baudoin. Les modalités d’expression de l’auteur ne correspondent pas à de l’excentricité pour faire original, mais bien à la personnalité de l’auteur. Ce constat s’opère dès la première page : d’abord deux phrases écrites en lettres capitales disposées en lieu et place d’une première bande de cases, puis une mince frise géométrique irrégulière pour séparer la bande suivante qui est constituée d’un dessin et d’un texte, puis une autre séparation suivie par une carte sommaire avec une phrase de commentaire, une vue du dessus simpliste de la Cordillère des Andes avec une phrase de commentaire, et une vue du dessus de parcelles de champ avec un autre commentaire. À ce stade, le lecteur pourrait croire qu’Edmond Baudoin raconte son séjour comme les idées lui passent par la tête. Les pages suivantes lui permettent de mieux saisir la démarche : un déroulement chronologique solide, des remarques en passant générées par le lieu, par une sensation du moment, ou un souvenir, un échange avec une personne. Fort logiquement, l’artiste adapte son mode de dessin à la nature de ce qu’il raconte, de ce dont il se souvient. D’une certaine manière, les cases réalisées au pinceau peuvent s’apparenter au mode narratif principal, ou plutôt aux séquences qui s’enchaînent pour former la colonne vertébrale de l’ouvrage. Pour les réflexions au fil de l’eau, elles sont dessinées en fonction de leur nature, des bourgeons ou des fleurs se déployant à partir du tronc du récit. Lors de la première séance de pose, l’artiste intègre ses propres dessins de la modèle, au pinceau. Lorsqu’il se promène dans la rue, il opte pour des esquisses à l’encre, avec une écriture manuscrite cursive comme s’il s’agissait de notes prises sur le vif.


Une fois qu’il s’est adapté à cette forme narrative, le lecteur trouve du sens à la structure du récit, et il peut apprécier chaque considération passant au premier plan, le temps d’une case ou d’une page. Il se rend compte que, prise une par une, chaque séquence relève de l’anecdote qui donne lieu à des réflexions de l’auteur, dans une direction historique, ou sociale, ou politique, ou morale, ou existentielle, etc. Ainsi, au fil des pages, il peut donner l’impression de sauter du coq à l’âne, car il aborde aussi bien la pauvreté des paysans et le capitalisme, des leçons de dessin et de nu, le sort de Salvador Allende, le sort des Mapuches, la torture et la guerre, le sort des chiens errants de Santiago, l’art mural de la ville, le port de lunettes de soleil, la dictature d’Augusto Pinochet, l’arbre Araucaria, l’irréalité de se retrouver au Chili, la répression, la douceur des gens qui ressemble à de la soumission, le souvenir de son ami Joël Biddle, sa rencontre avec Pablo Neruda à l’ambassade du Chili en France, etc. Chaque séquence semble un petit souvenir, raconté avec simplicité, et dans le même temps raconté avec la personnalité de Baudoin. L’effet cumulatif de ces séquences aboutit à une lecture très dense, abordant de nombreux thèmes.



Au bout d’un certain temps, le lecteur n’est plus très sûr de ce qu’il est en train de lire : des souvenirs de voyage, une vision culturelle du monde ? En effet, il se produit également un effet cumulatif des écrivains et des artistes cités : Gilles Deleuze, Alberto Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner, José Luis Borges, Julio Cortázar, Gauguin, Frida Khalo. Il ne s’agit pas pour l’auteur d’en mettre plein la vue au lecteur, ou de légitimer son œuvre sur le plan littéraire. Là encore, cet ingrédient fait partie de la personnalité de l’auteur : il l’intègre parce que sa perception de ce qui l’entoure en est indissociable. Chaque séquence prise une par une s’apparente à un regard différent sur une facette du Chili. L’ensemble de ces séquences brosse un portrait complexe du pays, tel que Baudoin en a fait l’expérience, cette année-là, pour l’individu qu’il est, dans le contexte qui l’a amené à y séjourner. Le lecteur repense alors à la couverture et au titre. Cette femme nue est celle qui sert de modèle pendant les cours de dessins, et les individus autour d’elle sont les élèves qui prennent la même pose qu’elle pour ressentir les tensions musculaires qui en découlent. Le lecteur peut également le comprendre comme Baudoin se rendant au Chili et vivant comme un habitant pour prendre conscience des caractéristiques systémiques de cette société. Au cours d’une des remarques poussant à partir de la narration, l’auteur développe les caractéristiques de l’araucaria du Chili, une espèce de conifères, et le lecteur est tenté d’y voir une métaphore des chiliens, ou peut-être des Mapuches.


L’œuvre d’Edmond Baudoin est indissociable de sa vie. Il voyage au Chili du fait de sa condition d’artiste et de professeur de dessin. Il raconte ce séjour en tant qu’artiste, relatant ses rencontres et les paysages, ainsi que les réactions qu’ils suscitent en lui, adaptant son mode narratif et graphique à chaque passage, pouvant expliciter une expérience passée dans la mesure où elle donne du sens à ce qu’il observe. Un carnet de voyage incroyable témoignant du pays visité, des individus rencontrés, avec cette vision subjective qui est celle de l’auteur.



mardi 21 février 2023

La mécanique des vides

Des années qu’il traque cette espèce si précieuse : l’évidence sauvage.


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Zéphir, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Cet artiste avait déjà collaboré avec Maximilien Le Roy pour L'Esprit rouge: Antonin Artaud, un voyage mexicain (2016). Dans une interview, il a indiqué que la genèse de cet album se trouve dans un voyage de plus de deux ans au Brésil, dans une citation de Bouvier sur les mots sentinelles Indicible & Ineffable, dans des instants où plus rien ne fait sens, où il avait l’impression que le monde entier se faisait sans lui.


Une forêt pleine de nuit. La femme salue une dernière fois celle qui l’a vue grandir. Cette jungle, elle y est née quand les routes étaient encore sentier. Elle a vu de jeunes pousses devenir troncs et s’effondrer des arbres au moins trois fois centenaires. Elle a grandi avec ces histoires d’esprits qui changent de forme au gré de leurs envies. Quand elle ne s’y promenait pas, elle dévorait des livres qui racontaient ces lieux. Les mots la nourrissaient, rongeaient ses pensées parasites. Elle passait de longues heures, solitaire et heureuse, à déclamer des phrases à ce qui poussait là. Sa voix si pleine de vie ensemençait les sols. D’étranges fleurs naissaient quand elle lisait tout haut. De ces plantes enfantées par des mots, elle récoltait les graines. Les gardait avec soin dans un grand sac en toile. Et un jour – elle a fini par voir. Le village devenu ville ne se trouvait plus dans la jungle ; c’était lui qui doucement se mettait à la contenir. Quelque chose se brisa en elle, quand gueulèrent les machines. Quand débuta la Grande Aspiration. Ainsi la salue-t-elle, celle qui l’a vue grandir. Elle cède à cette voix qui la creuse depuis des mois. Elle va semer du sens là où ses pieds la mènent. Elle ira au hasard faire pousser des récits.



Au centre d’une caverne souterraine, une sphère d’un bleu spectral irradie doucement, reliée par un cordon vertical à un point inconnu. Ce cordon spectral serpente au travers des tunnels, des crevasses, et des boyaux, jusqu’à un homme endormi, couché à même la terre nue. De son nom, il ne sait rien. De son âge non plus. Il a depuis longtemps cessé de chercher un sens aux faits qu’il s'apprête à décrire. Il a été mis au monde par les entrailles d’une terre folle. Il est arrivé en ces lieux déjà adulte. Il n’a pas le souvenir d’avoir vécu avant ça. Tout commence par une phrase : C’est ici que tout s’achève. C’est avec ces quelques mots vissés dans le crâne qu’il a pour la première fois ouvert les yeux. C’est d’abord l’odeur forte qui le frappe quand il prend conscience. Le sol vibre contre lui, il est humide et chaud. Ses yeux doucement s’habituent à la pénombre. Une migraine lui vrille les tempes. Il ne comprend pas ce qu’il voit. Il ne pense à rien, une sorte d’instinct le pousse à s’enfoncer dans l’étroit tunnel. L’homme s’est relevé et il suit le cordon spectral pour en déterminer l’origine. Toujours sous terre, il parvient dans une caverne haute de plafond, avec quelques champignons sphériques de ci de là. Il voit le cordon bleuté s’enfoncer dans une paroi. Il tire fortement dessus pour l’en arracher. Le cordon finit par venir et l’extrémité par sortir du mur. Celle-ci à la forme d’un visage à l’identique de celui de l’homme. Bientôt, le visage se transforme en tête de serpent et celui-ci s’éloigne d’un bond de l’homme.


Une couverture aussi énigmatique qu’onirique : une longue pirogue sans balancier vogue dans les cieux avec à son bord trois silhouettes dont une petite, et une grosse masse nuageuse en toile de fond. Effectivement, le lecteur va pouvoir suivre le voyage de trois individus à bord d’une longue barque volant dans les cieux : une femme Irma, une enfant Ocarina, un homme qu’elles vont appeler Scrib. Effectivement la première séquence permet de découvrir cet homme couché à même le sol, revenant à lui, et marchant pour déterminer l’origine d’un cordon bleuté. Ce cordon finit par prendre la forme d’un serpent, et ce dernier se pose sur le sol, se mord la queue, formant un cercle. Le lecteur comprend qu’il ne doit pas prendre ce qui est montré au premier degré. Les symboles sont apparents : le serpent qui se mord la queue évoque un symbole aux significations multiples en fonction des civilisations. Un symbole de rajeunissement et de résurrection, un symbole d'autodestruction et d'anéantissement, mais aussi un cycle d'évolution refermé sur lui-même, une forme circulaire s’opposant à une évolution linéaire, une forme qui se ferme sur elle-même, s'enferme dans son propre cycle.



L’homme finit par sortir de cette caverne, après avoir été libéré de ce cordon, peut-être ombilical, spectral. Il découvre qu’il ne sait pas comment il s’appelle, il finit par rencontrer une jeune demoiselle et sa mère, Ocarina & Irma, en page 50. C’est un récit qui prend son temps, ou plutôt il apparaît que l’auteur a pu négocier sa pagination de manière à raconter son histoire à son rythme. L’homme que les deux femmes vont appeler Scrib commence par marcher, puis la pirogue avance tranquillement et sûrement, dans un monde où il n’y a plus de mode de déplacement supersonique ou même motorisé. Le voyage prend du temps, et le bédéiste en rend compte en prenant des pages. Quelques séquences sont muettes : la narration se fait sans mot. Les dessins présentent une apparence un peu esquissée, éloignée d’un rendu photographique, avec des traits de contour qui peuvent sembler parfois un peu frustes, pas jointifs, avec des angles, sans lissage pour de plus jolis arrondis. La densité d’informations visuelles varie en fonction des séquences, parfois d’une case à l’autre. Le lecteur peut aussi bien se retrouver face à l’enchevêtrement des végétaux de la jungle avec des animaux, qu’au buste d’un personnage en train de parler sur un fond vide. Pour autant, il est réellement transporté dans chaque lieu : les cavernes souterraines, la montagne de déchets industriels, la jungle, le ciel, le volcan, le désert, la forêt, le monde aquatique du fleuve.


Le voyage se déroule, d’abord à pied, puis en pirogue volante. Le lecteur regarde Scrib escalader la montagne de carcasses de voiture. Il voit bien que dans sa nudité, il ne porte pas de chaussures qui éviteraient les coupures : il s’agit donc d’une représentation qui n’est pas premier degré, une forme de métaphore visuelle, de l’individu qui surmonte l’écran des possessions matérielles frappées d’obsolescence pour voir plus loin que la profusion d’objets mis à sa disposition. Par la suite, l’artiste réalise de magnifiques séquences de voyage dans le ciel, la pirogue filant doucement et sans bruit, accostant même un nuage où ses passagers vont se dégourdir les jambes, faire un peu d’escalade. L’onirisme fonctionne parfaitement : comme les personnages, le lecteur éprouve la sensation d’avoir laissé derrière lui tout le poids de la matérialité, tous ces objets, accessoires, ustensiles, biens matériels qui encombrent et alourdissent son quotidien, qui font écran avec le monde naturel. À partir de la page trente-huit et dix pages durant, le lecteur se retrouve aux côtés d’autres voyageurs : des esprits naturels, deux consciences distinctes capables de prendre une existence corporelle, mais aussi de passer d’une forme à une autre, d’un élément à un autre. Les couleurs changent alors, se situant plutôt dans le bleu et le gris pour un autre type de voyage, plus à l’intérieur de la flore, en discutant avec les esprits du monde végétal. Là aussi, le rythme est celui de la nature, parfois rapide comme le courant d’un fleuve, parfois lent comme celui de la nage du poisson au fond de l’eau.



Au gré de ces voyages, les personnages échangent sur des sujets divers, ou Scrib se retrouve à réfléchir, et le lecteur à suivre le cours de ses pensées. L’introduction écrite donne le thème principal : celui de la destruction des milieux naturels par l’homme, en particulier la dévoration de la jungle par les bulldozers et les pelles mécaniques. Les esprits de la jungle souhaitent coucher par écrit les merveilles de la nature, pour pouvoir les communiquer aux êtres humains, leur faire prendre conscience de ce qu’ils détruisent irrémédiablement. Le lecteur découvre par les yeux de ces esprits de la nature la richesse biologique d’un milieu aquatique, la complexité d’un écosystème, sans que ne soient mentionnés de noms de plantes ou d’espèces animales. Avec eux, il plonge aussi bien dans le lit d’une rivière, qu’il vole au-dessus de la canopée. Le passage le plus surprenant intervient sans nul doute en pages 122 & 123, quand un esprit choisit une forme qu’on ne voit pas : c’est par ses odeurs qu’il aime connaître la jungle. La narration visuelle passe alors dans le domaine de l’art abstrait, le dessin chaque case évoquant une sensation sans aucun élément figuratif.


Le voyage de Scrib s’avère tout aussi ambitieux. Sa dernière étape repose également sur des dessins abstraits de la page 183 à la page 200, à raison de deux cases par page, de la largeur de la page. Avec le symbole du serpent évoquant le jardin d’Éden, puis l’Ouroboros, l’esprit du lecteur est attentif à tout élément qui pourrait s’apparenter à un symbole, et revêtir un sens conceptuel. Lorsque Scrib se fait la réflexion qu’il regarde le monde et qu’il sait le nom des choses, le lecteur se dit qu’il y a là une réflexion sur la force du langage, sur le principe de nommer les choses. Quelques dizaines de pages plus loin, Scrib écrit des lettres sur un morceau de papier et voilà qu’elles s’animent et sortent de la page, s’élancent hors du carnet pour disparaître sous les montagnes de détritus. Irma décide que l’objet de leur voyage en pirogue sera littéralement de suivre les mots écrits de Scrib qui s’enfuient et laissent une trace. Quelques pages plus loin, le lecteur sourit à une remarque d’Irma : Les mots, ça germe mieux avec de la salive. L’auteur s’amuse à montrer des graines qu’il faut planter, humecter avec de la salive : elles grandissent en quelques minutes et donnent un fruit qui s’avère être un texte écrit. En filigrane dans le récit, le lecteur relève les observations ayant trait aux fonctions du langage, oscillant entre défiance, et outil de déchiffrage de la réalité. 



D’un côté, le langage est vu comme un obstacle : il fige la réalité, il devient un intermédiaire entre elle et l’individu. Un personnage constate que les êtres humains voient le monde à travers tout un tas de mots, il paraît qu’ils ne peuvent plus regarder quoi que ce soit sans en avoir en tête. On dit même que si certains de leurs mots changent, c’est toute leur réalité qui se modifie du même coup. D’un autre côté, Ocarina finit par nommer l’homme tout nu qui s’est présenté devant sa mère et elle, parce que finalement les êtres humains ne peuvent pas parler du monde sans mots. Les esprits de la nature ont même le souci de trouver les mots justes pour décrire ce qu’ils voient, afin de le transmettre aux humains. Mais dans le même temps, Ocarina explique que les graines de plantes à mots s’adaptent à celui qui la plante, que leur fruit, le texte qui éclot dépende de celui à qui la graine est destinée : cette métaphore introduit ainsi la subjectivité de chaque texte découlant de la façon dont le lecteur le reçoit, dont il l’interprète au travers de sa culture, de son éducation, de son expérience de vie. L’auteur s’amuse aussi à mettre en scène de manière littérale soit des individus déformant les sens en ayant un usage vicié du langage, par exemple des monologueurs (des politiciens déversant leur idéologie industrialisée) ou des énarks (belle homophonie), mais aussi des expressions comme donner sa parole (Irma donnant littéralement sa parole à Scrib dans une belle représentation visuelle). Du coup, la réflexion balance entre le principe de suivre son instinct et de ressentir son environnement, le monde, et le langage comme outil d’appréhension et de compréhension du monde. De la même manière, l’écriture a pour effet de figer le monde, mais aussi de témoigner de l’existant, de permettre un travail de mémoire. Finalement, ressentir et décrire ne s’opposent pas forcément, ils peuvent se compléter. Pour autant, l’auteur ne va pas jusqu’à s’aventurer à des considérations articulant les différentes fonctions du langage pour proposer une théorie qui réconcilierait ces caractéristiques paradoxales.


Une belle couverture qui évoque un conte pour enfant avec une pirogue qui vogue dans les airs. Un récit qui commence par un enfantement, celui d’un homme sortant des entrailles de la Terre. Un monde qui évoque une civilisation industrielle s’étant effondrée, les esprits de la nature qui cherchent à communiquer avec les êtres humains pour leur survie. Une narration visuelle directe, facile à lire, sans chichis, qui sait se faire spectaculaire, qui montre les différents éléments, l’air (le vol des oiseaux), la terre (les cavernes souterraines), l’eau (le fleuve, l’océan), le feu (le volcan et la lave), qui fait voyager le lecteur. Un voyage onirique servant de matrice à une réflexion sur le langage oral et écrit, outil de compréhension, mais aussi intermédiaire s’interposant l’individu et la réalité. Tout au long de sa bande dessinée, Zéphir met en œuvre cette dualité des mots composant le langage, utilisant la narration visuelle pour en réconcilier les aspects contradictoires. Une œuvre extraordinaire.



lundi 20 février 2023

Les étiquettes

Il ne faut pas réduire les gens à des étiquettes.


Ce tome constitue une anthologie de vingt-neuf histoires courtes, toutes réalisées par Clarke (Frédéric Seron) pour le scénario, les dessins et l'encrage. Elles sont toutes en noir & blanc, à l’exception d’une seule, celle intitulée Synesthésie. La première parution date de 2014.


Au jardin, trois pages. Frédéric est assis en tailleur dans son jardin, tranquillement en train de s’en griller une. Son chat passe à côté de lui, il lui caresse le dos. Il se dit qu’il va falloir qu’il s’occupe du jardin. Par quoi commencer ? À peine, seul, et il est déjà la proie de questions existentielles. Il s’allonge sur le dos, et il continue à fumer tranquillement. Facebook, trois pages. Frédéric est à sa table de dessin : son téléphone sonne. Il décroche et la discussion commence.il explique à son interlocuteur qu’il est en train de travailler. Il l’informe que son épouse est partie, que les enfants sont restés avec lui. Frédéric ne sait plus trop où il en est : c’est une expérience éprouvante, il a l’impression d’être en mille morceaux. Il raccroche car sa grande fille vient de rentrer. Elle s’enquiert de son état : il ne sait plus trop ce qu’il est maintenant. Elle lui répond que c’est comme un profil facebook : il a le choix entre Marié, Célibataire, ou C’est compliqué. Le dessinateur, 4 pages. Frédéric est installé à une terrasse de café, en train de dessiner et de fumer une cigarette. Il en tire une bouffée et la jette négligemment, sans faire attention. Il se rend compte que le mégot a atterri dans le verre de la jeune femme assise à la table d’à côté. Elle le regarde, lui sourit et lui demande s’il a du feu. Elle rallume la cigarette trempée et entame la conversation. Il lui confirme qu’il fait de la bande dessinée, mais pour l’instant il n’a pas grand-chose à raconter. Il se sent un peu comme une coquille vide, il n’arrive pas à ressentir d’urgence. Elle décrète qu’il aime les étiquettes.



Les ballons, trois pages. Sur une plage ventée, Frédéric et son amie Bénédicte admirent les cerfs-volants dans le ciel. C’est magnifique : elle a bien fait de prendre son appareil photographique, une véritable exposition. En plus, ce n’était annoncé nulle part. Un homme passe et suggère à Bénédicte de dire à son copain de faire attention : les câbles des cerfs-volants bougent, et ce genre de truc peut couper un bras. Le baudrier, trois pages. Frédéric pratique l’escalade avec deux amis et chacun a apporté son baudrier. Le sien lui a été offert par ses enfants. Il ressent des douleurs car son baudrier est trop serré. L’avocat, trois pages. Un pigeon se tient sur le rebord de le fenêtre fermée, du bureau de la juge où se trouvent Frédéric, son ex-femme et l’avocat de celle-ci. Son esprit se met en état de fugue, et il n’entend que quelques mots épars de ce qui se dit. Au vu des qualificatifs employés, il se demande s’ils sont en train de parler du fils caché d’Hitler et de Torquemada. Il comprend qu’ils parlent de lui. Blind dates, trois pages. Frédéric est en train de prendre un verre avec deux copains qui lui demandent où il en est, et qui l’invitent à une bouffe la semaine suivante. Il y aura une de leurs copines, Laura, une célibataire craquante.


Avec François Gilson, Clarke est le créateur de la série Mélusine, et son dessinateur. Il a collaboré avec Turk pour la série Docteur Bonheur, avec Midam pour la série Histoires à lunettes, et il a réalisé de nombreuses autres séries et histoires en un tome. Ici, il réalise une succession d’histoires courtes : six en deux pages, treize en trois pages, six en cinq pages et une en six pages. Chaque page est construite sur la base de trois bandes. La première page comprend les deux bandes inférieures, la première étant occupée par le titre écrit sur une étiquette occupant la place de ce qui aurait été la case de droite. Les autres bandes de cette page, ainsi que des suivantes sont calqués sur un découpage en trois cases, aménagé en fonction du la scène, deux ou trois cases pouvant être fusionnées entre elles. Les dessins sont réalisés dans un mode un peu lâche, des contours encrés présentant parfois des angles non arrondis, donnant une impression de dessin construit mais dont le rendu final n’a pas été peaufiné. Cela donne un aspect un peu brut, permettant au dessinateur de s’affranchir de rentrer trop dans les détails. Le résultat raconte bien les histoires en montrant les personnages et les environnements, avec des traits de contours parfois pas jointifs, des visages dont les yeux peuvent être réduits à des petits ronds, le nez soit un peu arrondi, soit pointu, les cheveux représentés à la va-vite, la bouche pas forcément dessinée, certains détails laissés à l’imagination du lecteur, incitant à une lecture rapide.



Au départ, le lecteur prend chaque histoire comme étant indépendante, s’attendant à une chute comique ou dramatique. Il se rend compte qu’elles mettent toutes en scène un homme quadragénaire, quarante-huit ans est-il précisé dans L’anniversaire, dont le prénom semble être Frédéric. Au travers de quelques scènes éparpillées, le lecteur se fait une idée de la situation de cet homme : un auteur de BD dont la femme l’a quitté récemment et qui a la garde de ses trois enfants. Une histoire invite même le lecteur à être présent lors d’une audience pour son divorce. D’un autre côté, la continuité peut s’avérer un peu lâche : il n’y a pas de précision de date, du temps qui passe, ni de suivi des enfants qui n’apparaissent que le temps de deux ou trois nouvelles. Le lecteur finit par assimiler ce Frédéric à l’auteur lui-même puisqu’il s’agit de son vrai prénom. En outre, il est bédéiste, et il participe à des festivals où il croise d’autres auteurs dont certains avec lesquels Clarke a effectivement collaborés comme Denis Lapière, Bob de Groot, Philippe Xavier, Dany, Janry et Turk. Le lecteur ne sait plus trop s’il convient de prendre ces tranches de vie comme étant autobiographiques, avec une dose de dérision, ou s’il s’agit d’une autofiction. Ce mode narratif apporte une forme de cachet d’authenticité aux situations personnelles, les rendant plus émouvantes, même si elles ne sont pas forcément vraies comme pourrait l’être une biographie réaliste et fidèle.


La première histoire apporte un ton un peu mélancolique, le lecteur comprenant plus tard que le personnage essaye de déterminer quelle direction donner à sa vie après le départ de son épouse. Les dessins le montrent en train de rêvasser, puis de s’allonger dans l’herbe, avec un naturel convaincant, pendant que les petits cartouches de texte permettent de savoir à quoi il pense. Il n’y a pas de colère ou d’amertume, plutôt une forme de résignation à un état de fait qu’il n’a nullement souhaité, mais sur lequel il n’a pas de prise. À partir de la deuxième histoire, la narration comporte de dialogues, plutôt de que des cellules de pensée. Frédéric est présent dans plus de neuf cases sur dix, toujours calme, souvent en train de fumer, avec ses lunettes rondes, une petite barbiche, un air doux et un visage ouvert. Les autres personnages sont traités graphiquement de la même manière : comme croqués sur le vif, avec une forme de simplification dans les visages, des vêtements génériques tout en étant reconnaissables. L’artiste sait leur donner des postures parlantes, ainsi que des expressions de visage naturelles, même quand il n’y apparaît que des points pour les yeux et un trait pour la bouche. En page 82 & 83, le personnage principal assiste à une injection létale dans un hôpital : il n’y a aucun mot, aucun dialogue, pour autant la gravité du moment saisit le lecteur. Avec ces cases en apparence toutes simples, des dessins parfois réduits à des esquisses, l’artiste fait voyager le lecteur dans des lieux différents : la pelouse d’un jardin de pavillon, l’atelier de l’artiste avec sa table à dessin, la terrasse d’un café, une plage, un site d’escalade sur un massif montagneux, le bureau impersonnel d’un avocat, le bas-côté d’une route de campagne, un supermarché, un restaurant, le sous-sol d’un pavillon servant de local de répétition pour un groupe rock, une cuisine, des rues d’une petite ville, le bord d’une rivière, un hôpital, un vol en planeur, les rues de Londres…



Dans un premier temps, au vu du format, le lecteur s’attend à des histoires courtes, des instantanés, avec une chute peut-être comique. La première historie s’inscrit dans un registre réaliste, avec une touche doucement humoristique dans la dernière case. La deuxième histoire appartient au même registre. La suivante relève d’une rencontre à la terrasse d’un café, avec une jeune femme donnant un conseil à Frédéric sous une forme inattendue, celle d’une étiquette collée sur front : possible, mais peu plausible. La suivante se termine dans une situation moins plausible, une exagération comique. Dans la dixième, il n'y a pas de chute à proprement parler, une conclusion mais pas avec une mécanique de révélation qui surprend ou qui choque, générant un effet comique ou une émotion intense. Avec les récits seize (Pistolero) et dix-sept (Le conducteur), l’auteur ajoute un léger décalage par rapport à la normalité de la réalité, un élément presque surnaturel pour la seconde. Un élément de même nature apparaît dans Synesthésie où il est rendu visible par l’utilisation de la couleur. En revanche dans la leçon de scooter, Frédéric suit en voiture sa fille pour sa première sortie en scooter, dans un récit naturaliste. L’auteur fait ainsi varier discrètement le dosage des ingrédients de chaque récit, que ce soit la situation de départ, sa localisation, les autres personnages, la forme du récit avec ou sans chute, la tonalité triste ou amusée, etc. Frédéric n'est pas présenté comme un héros surmontant le traumatisme de la séparation maritale, ni comme un père courage élevant seul ses enfants tout en continuant à travailler. Le thème commun qui court tout du long de ces scénettes réside dans l’état d’esprit de Frédéric. Est-il dans la résignation ou est-il dans l’acceptation ? Il vit avec la modification de son statut affectif et par voie de conséquence social, sans trop savoir quelle direction donner à sa vie, si ce n’est que de continuer à réaliser les tâches du quotidien.


Clarke sort des sentiers battus, de sa série Mélusine, ou de ses récits avec d’autres auteurs, pour une série de vingt-neuf histoires courtes comprenant entre deux à six pages. Elles présentent comme point commun de concerner Frédéric, un auteur de BD qui vient d’être quitté par son épouse et qui porte le même nom que l’auteur. Le lecteur tombe vite sous le charme de cet homme calme en toute circonstance, avec une narration visuelle simple en surface, sachant bien transporter le lecteur dans des endroits différents, auprès d’êtres humains agréables et vivants. Au fil de ces situations douces-amères, le lecteur ressent de l’empathie pour cet homme gentil qui ne mérite pas de se retrouver dans cette situation, de la compassion pour cet être humain faisant le travail de deuil de sa relation, de manière inconsciente, oscillant entre résignation et acceptation. Visiblement séduit par ce format, Clarke a ensuite réalisé des histoires courtes en quatre pages dans un format de quatre cases par page, avec un noir & blanc tout en contraste, pour des récits très noirs : Réalités obliques (2015), Mondes obliques (2016), Rencontres obliques (2018).



jeudi 16 février 2023

Venus H. T02 Miaki

C’est tout ce que l’on me demande d’ailleurs : d’être une forme, juste une forme.


Ce tome fait suite à Vénus H. T01 Anja (2005). L’ensemble de la série a été écrit par Jean Dufaux, dessiné et mis en couleurs par Renaud Denauw. Ce tome est sorti en 2007 et compte cinquante-quatre planches de bande dessinée. La trilogie se conclut avec Vénus H. T03 Wanda (2008).


Une jeune femme asiatique marche dans les rues de Paris, tout en essayant de se décider. Quai Voltaire, elle marche, Sur la passerelle des Arts, elle hésite encore. Square Barye, elle se décide. En contrebas, à quelques marches de la surface de la Seine, se tient un homme. Elle l’interpelle par son prénom : Serge ! Il se retourne. Elle l’abat d’une balle en plein cœur. Son cadavre tombe à l’eau et commence à être emporté par le courant. En son for intérieur elle songe à ce proverbe : prenez patience, attendez sur la berge, vous finirez toujours par apercevoir le cadavre de votre ennemi flotter au fil de l’eau. Intérieurement, elle ajoute : c’est nettement moins zen lorsque l’ennemi est un homme que vous avez aimé. Le corps est déjà loin, emporté lentement par le fleuve. Elle explique comment tout ceci a commencé. À Paris à la fin septembre. La ville garde dans ses flancs, la chaleur de l’été, mais déjà la Lune gagne de l’espace. Sister Moon sort sa palette trompeuse et ses feutres de métal. À présent, les couleurs vont griffer, et les filles qui passent sont peintes sur un fond d’amertume. Au bar du Raphaël, les amours s’impatientent et c’est bien ainsi. Miaki est assise au comptoir, avec Zochi, un homme d’origine asiatique à ses côtés. Elle écrase sa cigarette dans la paume de la main droite de son interlocuteur qui lui sert donc de cendrier. Elle l’asticote en lui faisant remarquer qu’il est facile à contenter, qu’il prend déjà du plaisir.



Monsieur Zochi répond qu’il réserve son plaisir pour le moment où il pourra goûter au Kiriki Tiketi. Elle développe : il goûtera à ce poisson japonais comme récompense des services qu’il a rendu à monsieur Zatoga. Zochi jouera le rôle du clown blanc, fardé, vieilli, avec des larmes peintes, et un tout petit cœur qui bat comme un tambour. Le Kiriki Tiketi, c’est un poisson, mais c’est surtout une dépendance. Après absorption, certaines portes s’ouvriront. Il lui appartiendra. Il se soumettra avec un plaisir, une évidence jamais rencontrés. Son corps ne sera plus qu’un objet. Un objet avec lequel elle pourra jouer, s’amuser, s’irriter, elle ou la personne qui les rejoindra. Un peu plus tard, Wanda rejoint Miaki au bar ; Zochi est en train de se préparer dans sa chambre. Monsieur Free arrive : il leur remet la boîte contenant un poisson frais, un Kiriki Tiketi. Il indique que les prix ont encore augmenté. Miaki lui fait observer que Ja Zek ne détient pas le monopole d’approvisionnement en Kirki Tiketi. Une fois dans la chambre, Miaki se couche sur le grand lit, et Wanda la dénude. Dans un coin, Zochi avec un maquillage de clown observe : il lui est interdit de se dénuder, de se toucher. Interdit d’espérer. Il ne lui est permis seulement de s’écraser, de ramper, de lécher.


Le premier tome s’était avéré impressionnant : visiblement revigoré par le fait de démarrer une nouvelle série, le tandem donnait la sensation d’être plus focalisé que sur les derniers tomes de leur précédente série. Dès la première page de ce deuxième tome, le lecteur retrouve ces dessins fins, précis, subtile équilibre entre les éléments détourés par un trait très fin, peut-être même pas encré, et des éléments réalisés en couleur directe. À l’évidence, le scénariste écrit spécifiquement pour cet artiste : il lui a mitonné une histoire comprenant des éléments qu’il aime représenter, tels que les architectures parisiennes et les jolies femmes élancées. Au cours de ces jours-là, Miaki commence par une balade à pied dans Paris l’amenant sur le quai Voltaire, la passerelle des Arts, le square Barye, que Renaud reproduit avec exactitude. Il dessine les façades des immeubles du quai dans le détail ; il opte pour une vision plus imprégnée de l’atmosphère lumineuse pour la deuxième case. Il agrège ces deux modes pour le troisième lieu. Par la suite, le lecteur peut se projeter dans d’autres sites parisiens : l’Arc de Triomphe vu d’une terrasse, la place de fontaine des Innocents (Paris Centre), le café du Pont-Neuf (Paris Centre), le café Polidor (6e arrondissement), les couloirs et une chambre de l’hôtel Raphaël (16e arrondissement), une chambre de l’hôtel Lancaster (8e arrondissement), les toits de Paris avec Montmartre au loin, ainsi qu’une grande église non nommée. La sensation qui se dégage de ces passages dépasse celle d’un tourisme de masse : ces lieux sont utilisés par les personnages. Ils ne restent pas à l’état de jolis décors, mais deviennent de véritables lieux de vie à un instant précis, pour un usage particulier.



De la même manière, l’artiste ne se contente pas de représenter des visages génériques prêts à l’emploi : il crée de véritables individus qui partagent des points communs dont une certaine touche romanesque. En l’occurrence, ils respectent tous les canons de la beauté : silhouette mince sans surcharge pondérale, visage bien découpé, coiffure étudiée, tenue vestimentaire recherchée. La beauté physique fait partie des éléments visuels que le dessinateur aime représenter, ainsi que les lieux chics ou luxueux. Dans ce deuxième tome, il joue moins avec les chevelures que dans le premier : seuls ressortent Wanda avec sa coiffure assez haute sur la tête, et l’un des tueurs avec une mèche d’une longueur déraisonnable. Il y a trois scènes de sexe dont seulement deux où Miaki est dénudée de manière plus factuelle que sensuelle, dans un érotisme très doux neutralisant toute dimension malsaine : les auteurs font en sorte de ne pas occulter la réalité de son métier d’escort-girl de luxe, mais sans transformer le lecteur en voyeur. Le dessinateur sait rendre mémorable des moments en restant dans un registre réaliste, sans exagération, sans en rajouter dans les détails repoussants : une cigarette écrasée dans une main, un homme en train de lécher une botte en cuir à talon aiguille, une vieille dame en train de prier dans une église, une séance d’intimidation avec monsieur Zatoga dans son fauteuil et Miaki debout devant lui, les remarques désagréables d’un homme tenaillé entre désespoir et agressivité, la concentration de Miaki essayant de se détendre en nageant, son calme apparent en expliquant ce qu’il s’est passé à monsieur Zatochi.


La dernière page du tome précédent annonçait que le suivant s’intitulerait Miaki, et le lecteur en avait déduit que le récit porterait sur une autre employée de la mystérieuse société Vénus H. Au cours de l’intrigue, le lecteur voit Miaki être contactée par Anja, en miroir de la même scène vue par cette dernière dans le tome 1. Dans le même ordre de dispositif, le lecteur fait la connaissance avec Wanda, celle qui donne son titre au dernier tome et il suppose qu’il verra la même scène de son point de vue. Comme pour le tome 1, le scénariste a construit une intrigue dans laquelle un riche individu emploie les services d’une des filles de Vénus H. pour obtenir une possession qui sinon lui échapperait. Comme dans le tome 1, le lecteur éprouve la sensation que l’intrigue sert plus d’environnement qu’elle ne serait l’intérêt principal de la bande dessinée. Pour autant, l’intrigue est solide et bien ficelée et elle assure parfaitement sa fonction de mettre des individus dans une situation conflictuelle et périlleuse. Comme dans le tome 1, l’enjeu est d’observer des individus qui évoluent dans un milieu très aisé, sans pour autant être fortunés eux-mêmes, de voir quel prix ils payent, et comment ils deviennent de simples outils dans les mains des puissants. Que ce soit Miaki, Serge ou Marcus Bryar, ils ont parfaitement conscience de leur condition. C’est d’ailleurs ce qui leur permet de durer dans ce milieu, de savoir quelle est leur place. Du coup, comme dans le tome 1, un autre enjeu est de savoir s’il est possible e s’extraire de ce milieu, et quel est le prix à payer.



La pression sociale et psychologique qui pèse sur ces individus les amène à développer des stratégies comportementales pour vivre avec. Le lecteur observe avec fascination Miaki pendant une séance de natation, faisant un effort mental considérable pour surmonter ce qu’elle doit endurer dans sa profession, pour retrouver un semblant de sérénité en faisant la part des choses, en se rappelant comment revenir au point d’équilibre entre ce qu’elle endure et les bénéfices qu’elle en tire, comment évacuer les humiliations et les souffrances. Il établit une comparaison avec le propre comportement de Serge, un homme de main sans état d’âme, et avec le scénariste Marcus Bryar. Il se rend compte de la mise en abîme quand ce dernier exprime la pression qu’il ressent sous forme de paranoïa : tout le monde est en train de le guetter, à épier chacun de ses gestes, chacun de ses mots, à se jeter sur le moindre mot qu’il écrit. Il estime que les autres n’en auront jamais assez : des mots, encore des mots ! Et ça donne des séquences et puis un film… Et va-s-y qu’il en écrive d’autres, et d’autres encore, toujours plus… Pour l’argent, il n’y a qu’à signer. Des tas de signatures, des tas de séquences. Et lui, il grince, à chaque mot qu’il tape il y a un clou qui s’enfonce dans sa tête, et ça frappe dur… Le lecteur se dit qu’à travers les mots de ce personnage, l’auteur doit exprimer une phase par laquelle il a pu passer, la sensation d’avoir des vampires en train d’aspirer les productions de son esprit. Il retrouve l’intensité de souffrance psychologique des deux premiers tiers de la série Jessica Blandy. Il retrouve également la propension du scénariste à intégrer de brefs passages relevant de la poésie en prose, pas toujours convaincants.


Ce deuxième tome confirme que le passage de la série Jessica Blandy à celle-ci s’est avéré motivant pour les auteurs qui ont retrouvé l’art de mitonner des récits bien noirs, mettant en scène des personnages déformés par leur mode de vie, dans des environnements luxueux bénéficiant d’une représentation soignée et élégante, pour une histoire vénéneuse sans être racoleuse, accablante sans sombrer dans l’ultraviolence voyeuriste ou le gore.