jeudi 16 février 2023

Venus H. T02 Miaki

C’est tout ce que l’on me demande d’ailleurs : d’être une forme, juste une forme.


Ce tome fait suite à Vénus H. T01 Anja (2005). L’ensemble de la série a été écrit par Jean Dufaux, dessiné et mis en couleurs par Renaud Denauw. Ce tome est sorti en 2007 et compte cinquante-quatre planches de bande dessinée. La trilogie se conclut avec Vénus H. T03 Wanda (2008).


Une jeune femme asiatique marche dans les rues de Paris, tout en essayant de se décider. Quai Voltaire, elle marche, Sur la passerelle des Arts, elle hésite encore. Square Barye, elle se décide. En contrebas, à quelques marches de la surface de la Seine, se tient un homme. Elle l’interpelle par son prénom : Serge ! Il se retourne. Elle l’abat d’une balle en plein cœur. Son cadavre tombe à l’eau et commence à être emporté par le courant. En son for intérieur elle songe à ce proverbe : prenez patience, attendez sur la berge, vous finirez toujours par apercevoir le cadavre de votre ennemi flotter au fil de l’eau. Intérieurement, elle ajoute : c’est nettement moins zen lorsque l’ennemi est un homme que vous avez aimé. Le corps est déjà loin, emporté lentement par le fleuve. Elle explique comment tout ceci a commencé. À Paris à la fin septembre. La ville garde dans ses flancs, la chaleur de l’été, mais déjà la Lune gagne de l’espace. Sister Moon sort sa palette trompeuse et ses feutres de métal. À présent, les couleurs vont griffer, et les filles qui passent sont peintes sur un fond d’amertume. Au bar du Raphaël, les amours s’impatientent et c’est bien ainsi. Miaki est assise au comptoir, avec Zochi, un homme d’origine asiatique à ses côtés. Elle écrase sa cigarette dans la paume de la main droite de son interlocuteur qui lui sert donc de cendrier. Elle l’asticote en lui faisant remarquer qu’il est facile à contenter, qu’il prend déjà du plaisir.



Monsieur Zochi répond qu’il réserve son plaisir pour le moment où il pourra goûter au Kiriki Tiketi. Elle développe : il goûtera à ce poisson japonais comme récompense des services qu’il a rendu à monsieur Zatoga. Zochi jouera le rôle du clown blanc, fardé, vieilli, avec des larmes peintes, et un tout petit cœur qui bat comme un tambour. Le Kiriki Tiketi, c’est un poisson, mais c’est surtout une dépendance. Après absorption, certaines portes s’ouvriront. Il lui appartiendra. Il se soumettra avec un plaisir, une évidence jamais rencontrés. Son corps ne sera plus qu’un objet. Un objet avec lequel elle pourra jouer, s’amuser, s’irriter, elle ou la personne qui les rejoindra. Un peu plus tard, Wanda rejoint Miaki au bar ; Zochi est en train de se préparer dans sa chambre. Monsieur Free arrive : il leur remet la boîte contenant un poisson frais, un Kiriki Tiketi. Il indique que les prix ont encore augmenté. Miaki lui fait observer que Ja Zek ne détient pas le monopole d’approvisionnement en Kirki Tiketi. Une fois dans la chambre, Miaki se couche sur le grand lit, et Wanda la dénude. Dans un coin, Zochi avec un maquillage de clown observe : il lui est interdit de se dénuder, de se toucher. Interdit d’espérer. Il ne lui est permis seulement de s’écraser, de ramper, de lécher.


Le premier tome s’était avéré impressionnant : visiblement revigoré par le fait de démarrer une nouvelle série, le tandem donnait la sensation d’être plus focalisé que sur les derniers tomes de leur précédente série. Dès la première page de ce deuxième tome, le lecteur retrouve ces dessins fins, précis, subtile équilibre entre les éléments détourés par un trait très fin, peut-être même pas encré, et des éléments réalisés en couleur directe. À l’évidence, le scénariste écrit spécifiquement pour cet artiste : il lui a mitonné une histoire comprenant des éléments qu’il aime représenter, tels que les architectures parisiennes et les jolies femmes élancées. Au cours de ces jours-là, Miaki commence par une balade à pied dans Paris l’amenant sur le quai Voltaire, la passerelle des Arts, le square Barye, que Renaud reproduit avec exactitude. Il dessine les façades des immeubles du quai dans le détail ; il opte pour une vision plus imprégnée de l’atmosphère lumineuse pour la deuxième case. Il agrège ces deux modes pour le troisième lieu. Par la suite, le lecteur peut se projeter dans d’autres sites parisiens : l’Arc de Triomphe vu d’une terrasse, la place de fontaine des Innocents (Paris Centre), le café du Pont-Neuf (Paris Centre), le café Polidor (6e arrondissement), les couloirs et une chambre de l’hôtel Raphaël (16e arrondissement), une chambre de l’hôtel Lancaster (8e arrondissement), les toits de Paris avec Montmartre au loin, ainsi qu’une grande église non nommée. La sensation qui se dégage de ces passages dépasse celle d’un tourisme de masse : ces lieux sont utilisés par les personnages. Ils ne restent pas à l’état de jolis décors, mais deviennent de véritables lieux de vie à un instant précis, pour un usage particulier.



De la même manière, l’artiste ne se contente pas de représenter des visages génériques prêts à l’emploi : il crée de véritables individus qui partagent des points communs dont une certaine touche romanesque. En l’occurrence, ils respectent tous les canons de la beauté : silhouette mince sans surcharge pondérale, visage bien découpé, coiffure étudiée, tenue vestimentaire recherchée. La beauté physique fait partie des éléments visuels que le dessinateur aime représenter, ainsi que les lieux chics ou luxueux. Dans ce deuxième tome, il joue moins avec les chevelures que dans le premier : seuls ressortent Wanda avec sa coiffure assez haute sur la tête, et l’un des tueurs avec une mèche d’une longueur déraisonnable. Il y a trois scènes de sexe dont seulement deux où Miaki est dénudée de manière plus factuelle que sensuelle, dans un érotisme très doux neutralisant toute dimension malsaine : les auteurs font en sorte de ne pas occulter la réalité de son métier d’escort-girl de luxe, mais sans transformer le lecteur en voyeur. Le dessinateur sait rendre mémorable des moments en restant dans un registre réaliste, sans exagération, sans en rajouter dans les détails repoussants : une cigarette écrasée dans une main, un homme en train de lécher une botte en cuir à talon aiguille, une vieille dame en train de prier dans une église, une séance d’intimidation avec monsieur Zatoga dans son fauteuil et Miaki debout devant lui, les remarques désagréables d’un homme tenaillé entre désespoir et agressivité, la concentration de Miaki essayant de se détendre en nageant, son calme apparent en expliquant ce qu’il s’est passé à monsieur Zatochi.


La dernière page du tome précédent annonçait que le suivant s’intitulerait Miaki, et le lecteur en avait déduit que le récit porterait sur une autre employée de la mystérieuse société Vénus H. Au cours de l’intrigue, le lecteur voit Miaki être contactée par Anja, en miroir de la même scène vue par cette dernière dans le tome 1. Dans le même ordre de dispositif, le lecteur fait la connaissance avec Wanda, celle qui donne son titre au dernier tome et il suppose qu’il verra la même scène de son point de vue. Comme pour le tome 1, le scénariste a construit une intrigue dans laquelle un riche individu emploie les services d’une des filles de Vénus H. pour obtenir une possession qui sinon lui échapperait. Comme dans le tome 1, le lecteur éprouve la sensation que l’intrigue sert plus d’environnement qu’elle ne serait l’intérêt principal de la bande dessinée. Pour autant, l’intrigue est solide et bien ficelée et elle assure parfaitement sa fonction de mettre des individus dans une situation conflictuelle et périlleuse. Comme dans le tome 1, l’enjeu est d’observer des individus qui évoluent dans un milieu très aisé, sans pour autant être fortunés eux-mêmes, de voir quel prix ils payent, et comment ils deviennent de simples outils dans les mains des puissants. Que ce soit Miaki, Serge ou Marcus Bryar, ils ont parfaitement conscience de leur condition. C’est d’ailleurs ce qui leur permet de durer dans ce milieu, de savoir quelle est leur place. Du coup, comme dans le tome 1, un autre enjeu est de savoir s’il est possible e s’extraire de ce milieu, et quel est le prix à payer.



La pression sociale et psychologique qui pèse sur ces individus les amène à développer des stratégies comportementales pour vivre avec. Le lecteur observe avec fascination Miaki pendant une séance de natation, faisant un effort mental considérable pour surmonter ce qu’elle doit endurer dans sa profession, pour retrouver un semblant de sérénité en faisant la part des choses, en se rappelant comment revenir au point d’équilibre entre ce qu’elle endure et les bénéfices qu’elle en tire, comment évacuer les humiliations et les souffrances. Il établit une comparaison avec le propre comportement de Serge, un homme de main sans état d’âme, et avec le scénariste Marcus Bryar. Il se rend compte de la mise en abîme quand ce dernier exprime la pression qu’il ressent sous forme de paranoïa : tout le monde est en train de le guetter, à épier chacun de ses gestes, chacun de ses mots, à se jeter sur le moindre mot qu’il écrit. Il estime que les autres n’en auront jamais assez : des mots, encore des mots ! Et ça donne des séquences et puis un film… Et va-s-y qu’il en écrive d’autres, et d’autres encore, toujours plus… Pour l’argent, il n’y a qu’à signer. Des tas de signatures, des tas de séquences. Et lui, il grince, à chaque mot qu’il tape il y a un clou qui s’enfonce dans sa tête, et ça frappe dur… Le lecteur se dit qu’à travers les mots de ce personnage, l’auteur doit exprimer une phase par laquelle il a pu passer, la sensation d’avoir des vampires en train d’aspirer les productions de son esprit. Il retrouve l’intensité de souffrance psychologique des deux premiers tiers de la série Jessica Blandy. Il retrouve également la propension du scénariste à intégrer de brefs passages relevant de la poésie en prose, pas toujours convaincants.


Ce deuxième tome confirme que le passage de la série Jessica Blandy à celle-ci s’est avéré motivant pour les auteurs qui ont retrouvé l’art de mitonner des récits bien noirs, mettant en scène des personnages déformés par leur mode de vie, dans des environnements luxueux bénéficiant d’une représentation soignée et élégante, pour une histoire vénéneuse sans être racoleuse, accablante sans sombrer dans l’ultraviolence voyeuriste ou le gore.



2 commentaires:

  1. Venus H. T02 Miaki - J'adore la couverture. La sensualité qui s'en dégage est troublante.

    un trait très fin, peut-être même pas encré - J'ai longtemps cru que l'encreur était celui qui apposait les ombrages à un dessin. En fait, ce n'est pas ça. Et effectivement, certains dessins sont à peine encrés. Et c'est parfois au coloriste de faire ressortir les ombrages.

    d’autres sites parisiens - Tu sembles tous les connaître ou les reconnaître.
    Il y a toujours quelque chose d'extrêmement plaisant dans le fait de reconnaître dans une bande dessinée un endroit où l'on est allé.

    Zatochi - Est-ce que cela a quelque chose à voir avec Zatōichi ?

    La mise en couleurs me plaît beaucoup plus que celle du tome précédent. Elle me semble plus organique.

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    1. Une sensibilité troublante, mais aussi une sensualité professionnel, ce qui lui apporte une touche glauque, qui va en augmentant en découvrant la situation de Miaki.

      Encrage, ombre, couleurs : à la lecture, je ressens bien la complémentarité de ces trois composantes, bien gérée car l'artiste s'occupe de tout.

      Les sites parisiens : je ne les ai pas tous visités, et c'est un plaisir que d'aller les retrouver grâce à une recherche internet.

      Zatochi / Zatōichi : cette question m'a effleuré, mais Dufaux ne développe pas assez le personnage pour qu'il soit possible de savoir si c'est intentionnel.

      Les couleurs sont assez délicates et leur reprographie dans ces images dématérialisées et celles du tome précédent n'en rend pas toutes les nuances.

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