dimanche 4 septembre 2022

Nijinski, l'ange brûlé

L’important, c’est le cœur qu’on met dans les choses et pas tellement la taille de la maison, ni la richesse.


Ce tome contient une histoire complète, une biographie de Vaslav Nijinski (1889-1950). La première édition date de 2022. Cette bande dessinée a été réalisée par Dominique Osuch, pour l’histoire, les dessins et la mise en couleurs. Elle comprend 255 pages. L’ouvrage se termine avec une biographie de cinq pages, une bibliographie de quinze ouvrages, et une documentation iconographique de six documents visuels sur les chorégraphies du danseur.


Prélude. En janvier 1919, la famille Nijinski séjourne à Suvretta House, à Saint Moritz. Romola est sortie avec ses patins à glace, et elle dessine des arabesques en dansant, bien couverte dans un chandail de laine. Ce dernier par ressemblance de motif, évoque la croix en bois que Vaslav Nijinski s’est attachée au torse par une étoffe blanche. Il danse ainsi accoutré, torse nu, nue jambe dans la neige. Dans son esprit, il déclare qu’il veut dire aux hommes qu’il est Dieu. Il est ce Dieu qui meurt si on ne l’aime pas. Il a pitié de lui-même car il a pitié de Dieu. Le soir du 19 janvier 1939, tous les notables et riches bourgeois se pressent à Suvretta House pour venir assister à la représentation du danseur : il paraît qu’il va se marier avec Dieu. La foule remplit bien vite le grand salon. Le silence se fait progressivement, et Nijinski entre en scène, en tenue blanche, tenant une chaise sous le bras gauche. Il demande à la pianiste qui va l’accompagner de jouer quelque chose, du Chopin ou du Schumann. Elle s’exécute et il reste assis sur la chaise sans bouger. Son épouse s’approche pour demander à la pianiste de jouer quelque chose de plus connu, un extrait des Sylphides par exemple. Il se lève d’un bond en colère, criant qu’il n’est pas une machine et qu’il dansera quand il en aura envie. Il se rassoit, se concentre et se relève pour danser la guerre, guerre que les individus présents n’ont pas empêchée et dont ils sont aussi responsables.



Acte I. (étincelles) Variation de l’élu(e). 29 mai 1913 sur la scène du théâtre de l’Élysée, Vaslav Nijinski et la troupe des Ballets russes interprètent Le sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, avec une chorégraphie de Nijinski. La salle reste interdite au début, puis les réactions se divisent entre spectateurs sous le charme, et une majorité lançant des injures et sifflant pour huer. Tant bien que mal les artistes terminent la représentation, sous les huées généralisées. Ils se retirent dans les coulisses où l’imprésario des Ballets jubile : ce scandale constitue les prémices d’une révolution de l’histoire de la musique et de la danse. Première chute. À l’été 1895, à Nijni dans le Novgorod, les époux Nijinski finissent de s’habiller pour sortir, laissant leurs quatre enfants seuls. L’ainé Stanislav est attiré par la musique, vers la fenêtre ouverte. Il se penche et chute du troisième étage. Son père a vu la scène et il se précipite pour le récupérer dans ses bras, et ainsi amortir sa chute, sous les yeux de son épouse et de leurs trois autres enfants.


Un vrai défi : rendre compte de la vie et de l’art d’un danseur dans une bande dessinée. Dominique Osuch est déjà l’autrice de Niki de Saint-Phalle: Le jardin des secrets (2014). Elle a choisi d’entamer cette évocation de la vie du danseur-étoile en 1919, après sa période la plus novatrice de 1912 à 1917. Le lecteur est immédiatement conquis par les mouvements de Nijinski dans la neige, le découpage pour montrer l‘enchaînement de mouvements, les postures qui évoquent une maîtrise du corps peu commune, et une réelle grâce. La scène de danse suivante sur la scène de Suvretta House est toute aussi saisissante : la dessinatrice superpose le corps en mouvement du danseur sur des images de fond relatives à la guerre, faisant apparaître ce qu’il danse, la souffrance du soldat sur un champ de bataille de la première guerre mondiale. L’acte I s’ouvre avec la représentation du ballet Le sacre du Printemps : l’effet premier est un peu atténué par la mise en scène de tous les danseurs, et par la priorité donnée aux réactions des spectateurs dans la salle. Par la suite, le lecteur assiste à plusieurs séances d’entraînement à l’école impériale de danse à Saint Petersburg, à quelques pointes, à quelques instants de L’après-midi d’un faune, du ballet Le Spectre de la rose (chorégraphie de Fokine, 1911), les répétitions et une partie de la représentation de Petrouchka (chorégraphie de Fokine, 1911), du Sacre du Printemps, de la représentation de Till l'Espiègle (chorégraphie de Nijinski, 1917) et de Jeux (chorégraphie de Nijinski, 1913). En fonction de ses attentes, le lecteur peut se retrouver satisfait de voir évoqués ces ballets, moments essentiels de l’œuvre du danseur, ou un peu frustré que l’autrice ne leur ait pas accordé plus de pages avec une composante vulgarisatrice ou pédagogique plus développée. Le début fait bien ressortir la rupture de l’approche artistique de Vaslav Nijinski, son caractère disruptif.



En termes de structure de cette biographie romancée, la scène du prélude fait sens : montrer le moment où le danseur-étoile est au sommet de son art, et en même temps déjà enfermé dans son monde, dans sa maladie. Par la suite, il vaut mieux que le lecteur soit un peu familier la vie de Nijinski s’il ne veut pas perdre le fil par moment. L’autrice donne régulièrement un repère temporel avec une année, avec la représentation d’un ballet, avec un fait historique, ce qui permet de se situer. Mais certaines scènes n’en bénéficient pas, et d’autres semblent faire implicitement appel à la connaissance préalable du lecteur en s’appuyant sur des liens de cause à effet, ou des événements tenus pour sus. Le lecteur néophyte peut parfois se retrouver déstabilisé en se demandant comment s’est opéré le montage financier et logistique de tel ballet, ou un retour d’une tournée dans tel pays, ou encore le début ou la fin de telle ou telle relation. En outre, l’ouvrage ne prenant pas en charge un rôle de vulgarisation, le lecteur ne prend conscience des talents de précurseur innovateur de Nijinski qu’au travers de la réaction du public, ou d’autres créateurs comme Isadora Duncan (1877-1927), ou Sarah Bernhardt (1844-1923), sans parvenir à bien saisir la nature de son génie et son expression.


D’un autre côté, il s’agit également de la vie d’un individu à une période bien identifiée dans des cercles sociaux particuliers. Les pages présentent une belle variété visuelle, avec une proportion significative de plans taille et gros plans, sans qu’ils ne deviennent majoritaires. L’artiste réalise des pages au dosage parfaitement équilibré entre traits de contour définissant bien les silhouettes, les traits de visage et les formes des bâtiments, des intérieurs, des paysages, et une mise en couleur qui vient nourrir les surfaces ainsi délimitées. La qualité de cette complémentarité n’apparaît que si le lecteur fait l’effort conscient de séparer les traits de la couleur. À la lecture, les deux composantes se fondent dans un tout harmonieux. Le récit commence avec cinq pages silencieuses, à l’exception d’une très courte phrase, donnant à voir l’ambiance lumineuse complexe et enchanteresse au-dessus de la glace, la texture du pull en laine de la femme, l’ambiance lumineuse très particulière de la neige à la fin de la tombée de la nuit, le paysage enneigé de montagne avec les sapins et au milieu Suvretta House. Puis il passe à la chaude lumière à l’intérieur du bâtiment avec les bourgeois bien emmitouflés, en habit ou robe de soirée sous leur manteau. Le lecteur se trouve transporté dans ce lieu, à cette époque.



Au fil des épisodes de la vie de Vaslav Nijinski, le lecteur voyage et se mêle à différents cercles sociaux, grâce à une narration visuelle riche, solide, élégante et légère. Ainsi il est le témoin de la chute d’un enfant depuis le troisième étage dans une cour d’immeuble. Il assiste à une représentation de marionnettes Petrouchka, aux exercices de danse dans l'académie de danse impériale de Saint-Pétersbourg, à la remise de prix par l’empereur et l’impératrice dans le théâtre Mariinsk à l’occasion de la fête de l’empereur, à un bal masqué dans le palais Kchessinskaia, à une discussion intime autour du bassin à carpe de la demeure du prince Lvov à Saint Pétersbourg, à des ripailles dans une taverne mal famée en compagnie de prostituées bon marché, à une répétition sur les marches d’un palais à Monaco, à des roulades dans l’herbe entre Nijinski et sa fille dans l’île de Bar Harbor aux États-Unis, à des répétitions sur le pont d’un paquebot lors d’une traversée transatlantique vers Buenos Aires, etc. À chaque fois, les costumes sont choisis et représentés avec soin, à la fois en termes de d’exactitude historique, à la fois en cohérence avec le lieu, l’activité et le climat.


Afin d’éclairer la danse de Vaslav Nijinski, l’autrice met visuellement en relation des expériences de vie fortes, voire traumatiques et certaines de ses chorégraphies, de ses mouvements, ce qui donne à voir la façon dont il exprime ses émotions, ses ressentis, ses sentiments. Cela amène Dominique Osuch à mettre en scène de manière descriptive ou de manière allusive ces moments. Le lecteur peut voir Stanislav monter sur le rebord de la fenêtre, perdre l’équilibre et tomber, ou Vaslav tomber vers le fond d’une piscine remplie puis pousser sur ses jambes pour remonter sans que l’inquiétude ne se lise sur son visage alors qu’il ne sait pas nager. De même le lecteur le voit enfant, lourdement chuter lors d’exercices de danse sans surveillance du fait de la malveillance d’un de ses camarades, ou encore avoir une relation sexuelle avec un homme plus âgé, alors que par comparaison la répression sanglante de la foule le 8 janvier 1905 se limite à deux images, ou encore le mime d’un orgasme à la fin de la première représentation de L’après-midi d’un faune n’est surtout évoqué que par les mots.


Une bande dessinée très ambitieuse : réaliser une biographie de la vie de Vaslav Nijinski qui est bien documentée, ce qui impose de faire des choix, reconstituer une époque historique, et de nombreux lieux et cercles de société, rendre apparent l’apprentissage de cet artiste hors du commun, son approche en décalage avec les traditions, sa vie intime, ses traumatismes et les événements qui ont marqué sa personnalité et sa sensibilité, leur incidence sur son art. La narration visuelle s’avère d’une élégance rare, grâce à une complémentarité organique épatante entre formes détourées et couleurs, et une capacité étonnante à mettre la description au service de la sensation et de son expression. Du fait de ce parti pris sous-jacent, la lecture peut parfois sembler heurtée, le propos ne relevant pas d’une exposition explicative explicite ou d’une vulgarisation, mais d’un parcours de vie nourrissant et modelant un artiste, d’un besoin vital de s’exprimer.



3 commentaires:

  1. "Variation de l’élu(e). 29 mai 1913 sur la scène du théâtre de l’Élysée, Vaslav Nijinski et la troupe des Ballets russes interprètent Le sacre du Printemps d’Igor Stravinsky, avec une chorégraphie de Nijinski." Chef-d'œuvre total et absolu, bien que cela ne veuille rien dire du tout 😆. Mais une musique comme celle-là, dansée par un artiste habité comme l'était Nijinski, ça n'a pu être qu'inoubliable, je suppose.

    "L’après-midi d’un faune", "les répétitions et une partie de la représentation de Petrouchka (chorégraphie de Fokine, 1911)", "et de Jeux (chorégraphie de Nijinski, 1913)" - Idem, ces œuvres sont extraordinaires, bien que dans des registres différents.

    "En fonction de ses attentes, le lecteur peut se retrouver satisfait de voir évoqués ces ballets, moments essentiels de l’œuvre du danseur, ou un peu frustré que l’autrice ne leur ait pas accordé plus de pages avec une composante vulgarisatrice ou pédagogique plus développée." Les deux, mon général, mais surtout la première. Ne pas les évoquer aurait été une impardonnable erreur de mon point de vue. Je suis peut-être plus dubitatif sur la composante pédagogique, quoi que, il y a matière.

    "disruptif" - Celui-là, ça ne fait pas longtemps qu'il est entré dans le Larousse, je crois. Tu as du bol. 😉

    "Le lecteur néophyte peut parfois se retrouver déstabilisé en se demandant comment s’est opéré le montage financier et logistique de tel ballet" - Bonne question. Ça n'était peut-être pas si différent d'aujourd'hui, si ? Un promoteur, une invitation, une négociation, un contrat, une prestation, pour simplifier ?

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    1. L'art de la danse m'est totalement étranger, même en tant que spectateur. Cet article m'a donc demandé un temps de recherche significatif pour être sûr de ne pas écrire une énormité ou une ânerie du fait de mon inculture.

      En tant que néophyte, mon horizon d'attente comprenait un souhait de disposer d'explications significatives sur l'apport de Nijinski à cet art, ce que je n'ai pas trouvé. Mais les éléments biographiques et la capacité à faire vivre ce danseur ont compensé cette petite déception.

      Le montage financier et logistique d'un ballet : les choix narratifs sont ainsi faits que c'est une question qui vient naturellement à l'esprit, mais qui n'est pas abordé. En particulier, il s'agit d'un danseur-étoile des Ballets russes qui se produit dans le monde entier. On peut supposer qu'il y avait des enjeux politiques dans le montage de ses représentations, dans sa simple participation.

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    2. Disruptif : j'ai vécu l'arrivée de ce terme dans le langage français dans mon milieu professionnel, après avoir lu plusieurs gags de Dilbert le tournant en dérision. Cela produit un effet surprenant : un effet de mode venu des Etats-Unis et déjà ridicule alors que mes chefs l'utilisaient avec la sensation qu'il s'agissait d'une nouveauté significative. A l'époque, mon fils était en 4ème année d'étude après le bac, et ses professeurs l'utilisaient également.

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