Les histoires sont les meilleurs des médicaments.
Ce tome est le premier d’un diptyque. Sa première édition date de 2022. Matt Kindt a écrit le scénario, il a été dessiné et mis en couleur par Jean-Denis Pendanx. La traduction a été réalisée par Sidonie Van den Dries. Il compte quarante-cinq pages de bande dessinée. La première édition comprend également un cahier graphique de huit pages, dont une planche avec les esquisses graphiques du personnage réalisées par Kindt.
À New York, le soir, dans un bar appelé The little Montmartre, un téléviseur diffuse un film ou un reportage à la télé : une jeune femme monte à cheval et galope. Elle approche d’un château, et un homme armé d’un pistolet s’avance vers elle se met à courir. Par un beau matin de mai, on aurait pu apercevoir une jeune et svelte cavalière, chevauchant une belle jument alezane dans les avenues fleuries du bois de Boulogne. Elle part pour une mission au cœur de la ville. On aurait pu l’apercevoir si elle ne s’était évertuée à rester dans l’ombre. La zone de quarantaine est interdite aux visiteurs. C’est une mission périlleuse. Et au fond, elle se demande à quoi bon tous ces efforts. Elle a tout de même été chassée, par son propre mari, qui plus est. Les médecins lui avaient diagnostiqué une maladie mentale. Un diagnostic arbitraire, selon elle. Dans le but de l’éloigner, de la contrôler. C’est pourquoi elle prenait tous ces risques. Même celui de tuer. Ce qu’elle avait prévu était un meurtre parfait. Mais comme l’avait mentionné Voltaire, le mieux est l’ennemi du bien. C’était ainsi. Elle ne commettrait pas le crime parfait. Elle voulait juste réussir son coup. En fait le téléviseur se trouve par terre, couché sur le côté, dans la salle où les tables et les chaises ont été renversées par une violente bagarre qui est en train de se poursuivre à l’extérieur.
En bas de l’escalier qui mène à la porte d’accès du bar, une demi-douzaine d’individus gît par terre, en train de se remettre de la dérouillée qu’ils viennent de prendre. Quelques pas plus loin, la bagarre continue de plus belle, avec une autre demi-douzaine d’individus s’en prenant à un individu de grande stature, lui criant dessus qu’ils lui diront qu’ils veulent regarder le match, et il devra les laisser regarder le match. Alors qu’ils s’acharnent sur Mister Mammoth à terre, des sirènes retentissent. Ils décident de mettre les bouts. Celui-ci se redresse péniblement, en marmonnant que ce n’était pas un soap, mais un polar existentiel, une comédie dramatique. Il se relève avec difficulté, il titube quelques pas, il chute lourdement sur le trottoir. Il prononce le mot Maman, comme un petit garçon qui se relève la nuit et qui trouve sa mère inconsciente. Le lendemain, le visage déformé par les hématomes, Mister Mammoth se trouve à son poste, sur son fauteuil dans son bureau d’agence de détective privé. En face de lui se trouve monsieur William Carona. Ce dernier évoque les qualités de Mister Mammoth : son intelligence, la plus remarquable qui se soit jamais soumise au processus de déduction. Il souhaite l’engager pour savoir qui l’a pris en photo et pourquoi.
Matt Kindt est l’auteur complet, scénario & dessins, de la série Mind MGMT (2012-2015), un récit extraordinaire entre espionnage, anticipation et existentialisme, ainsi que de nombreux autres comics. Il s’est associé avec l’éditeur Futuropolis pour écrire sa première bande dessinée dans un format franco-belge, en deux tomes, dessinée par un autre artiste. Comme à son habitude, il inscrit son récit dans un genre bien typé, celui du polar avec un détective privé au physique très imposant, en mettant en œuvre les conventions propres à ce genre : mal-être du personnage principal jusqu’à provoquer une bagarre pour se faire dérouiller, enquête avec un client mystérieux qui lui déclare avoir été suivi sans raison apparente, avec juste un cliché photographique pour le prouver, recherche d’indices en commençant par la provenance de la photographie, puis en confrontant son client avec des informations qu’il avait cachées, une jeune femme déchue d’un haut statut social travaillant comme hôtesse dans un club de jazz. L’artiste joue lui aussi des conventions visuelles du polar : la bagarre de rue avec des coups de poing bien sentis, un peu de sang sans exagération, des individus à l’allure évoquant les séries télé américaines urbaines des années 1970, la silhouette haute et massive, très imposante du privé au visage fermé, avec son feutre mou de rigueur, l’apparent calme détendu du client que lui donne sa richesse, le club de jazz à la lumière orangée, chaude et vénéneuse, la pénombre de la ruelle où se déroule la bagarre fortement contrastée avec la lumière trop forte du jour radieux. Du pur polar dans tout ce qu’il peut avoir d’archétypal.
Toutefois ce registre évident de polar est contrarié dès la première page, avec le premier phylactère : par un beau matin de mai. Cette cavalière sur sa monture, avec des dessins qui ne montrent d’abord qu’une vague silhouette bleutée sur fond vert, pour se faire de plus en plus précis, des images sur un écran de télé, une histoire fictive dans l’histoire de l’enquête. Le lecteur met ces quelques cases quelque part au fond de sa mémoire, pour mieux savourer les conventions du polar. Page 10, il découvre quatre cases avec un petit garçon réveillé la nuit : la mise ne scène lui fait comprendre qu’il s’agit vraisemblablement de Mister Mammoth encore enfant, un souvenir traumatique. D’un autre côté le privé traumatisé par son enfance, cela s’inscrit également dans la liste des conventions du genre. L’enquête commence pour de bon avec le client dans le bureau du détective privé en page 11, pas de femme fatale, mais un décalage entre l’élégance et la décontraction de William Carona, et la tronche salement amochée de Mammoth et son visage dur et fermé. Une nouvelle sortie de route en pages 23 à 27 : Mammoth est sortie de la ville en voiture et il travaille avec masse et burin dans une immense zone dégagée après une forêt luxuriante, pour apporter des pierres à un édifice à la construction déjà bien avancée. De très belles pages, avec des couleurs rendant bien compte des ambiances lumineuses, celle verte et ombragée sous les frondaisons, celle plus lumineuse à découvert, mettant en avant la force physique du personnage, ainsi que la chaleur.
Puis page 37, l’intrigue repasse à la jeune femme du début pendant six pages. Une narration visuelle envoutante avec une progression dans un égout, et une sortie dans un quartier totalement différent de la ville, très inattendu. Le nombre de cases par page n’est pas très élevé : entre trois et sept, donnant de la place à l’artiste qui la met à profit avec des cases présentant une bonne densité d’informations visuelles, et à nouveau un beau travail sur les couleurs pour rendre compte des enseignes au néon, tranchant sur la grisaille des façades des immeubles. Les quatre dernières pages reviennent au petit garçon avec à nouveau une ambiance lumineuse différente, un contraste entre la grisaille différente, plus froide, des appareils technologiques, et le vert plus chaud d’une toile accrochée au mur. Une image très déconcertante qui semble être un visage se surimposant à l’image d’une autre toile, à moins qu’il ne fasse partie de cette même toile. En repassant en revue ces pages, le lecteur prend mieux conscience que derrière la facilité de lecture de chaque case, de chaque page, se trouvent de nombreuses informations visuelles distillées avec une évidence qui relève d’un art consommé de la narration visuelle.
Le lecteur familier de l’œuvre de Matt Kindt ne se retrouve pas déstabilisé par cette alternance inattendue entre l’enquête sur un mode Polar très classique et ce qui semble relever de souvenirs, d’une autre dimension fictionnelle pour les aventures de la jeune femme, ou peut-être de visions oniriques. Il peut également avoir à l’esprit que tous les narrateurs ne sont pas forcément fiables, voire que ce qui est montré peut être trompeur, soit sublimé par rapport à la réalité ou une vue de l’esprit, la façon pour un individu de se voir, en décalage avec la réalité. D’ailleurs, certaines phrases éparses semblent bien lui suggérer ces façons de voir. Les médecins lui avaient diagnostiqué une maladie mentale. Vous devriez vous faire payer une fortune, vivre dans un château. On se construit tous des fictions, des versions améliorées de la vérité. On les bâtit petit à petit. J’aime à penser que ces fictions finissent par refléter une certaine vérité. Ou peut-être… Les histoires sont les meilleurs des médicaments. Ces petites remarques en passant finissent par produire un effet cumulatif : et si ? Qui se raconte une histoire ? Chaque personnage ne se verrait-il pas en héros de sa propre histoire personnelle ? La jeune femme sur son cheval ne serait-elle pas là même que Vera ? D’ailleurs, William Carona se fait des histoires d’avoir reçu une photographie de lui en pleine rue, et qu’en est-il ? D’une certaine manière, Mammoth ne serait-il pas en train de se bâtir un château en Espagne ? La subtilité narrative se trouve dans le fait que ces questionnements proviennent aussi bien de ces quelques petites phrases que d’échos visuels discrets d’une case à une autre.
Une bande dessinée qui se lit très rapidement, des pages très agréables à l’œil d’une simplicité évidente, une histoire d’enquête qui semble aussi cliché que prétexte, pour un premier tome qui semble un peu creux et pas très cohérent. Mais certaines remarques restent en tête du lecteur, et certaines images décalées finissent par prendre sens. Le lecteur se dit que la forme artificielle de la narration et les intrigues secondaires déconnectées se répondent dans une thématique sur la manière de se représenter la réalité. Il se dit que Jean-Denis Pendanx raconte beaucoup de choses avec les images, ce qui donne cette impression de lecture facile, et que Matt Kindt joue avec élégance sur son thème favori qui est celui de la perception partielle et partiale de la réalité par l’être humain, ce qui en induit une compréhension déformée par les émotions et les sensations. Chaque individu se raconte sa propre histoire, ce qui est à la fois une maladie et un médicament.
Merci pour ce retour. Je n'ai pas été convaincu de me procurer cette dernière production de Matt Kindt, auteur que je suis pourtant presque partout.
RépondreSupprimerJe suis également un lecteur inconditionnel (ou peu s'en faut) de Matt Kindt. Il était hors de question que je rate son incursion dans le format franco-belge.
Supprimer"Matt Kindt" - J'en déduis que tu as voulu continuer à explorer d'autres œuvres de Matt Kindt et que nous sommes peut-être partis pour un cycle Matt Kindt.
RépondreSupprimer"la série Mind MGMT (2012-2015), un récit extraordinaire" - Allons, Présence, allons, je ne te reconnais pas, là. Un peu de retenue, s'il te plaît. 😊
"Matt Kindt joue avec élégance sur son thème favori qui est celui de la perception partielle et partiale de la réalité par l’être humain" - De ce que je retiens de l'œuvre de Kindt, c'est aussi la noirceur du propos et la prudence extrêmement mesurée dans le message d'espoir - lorsqu'il y en a un. As-tu eu ce sentiment ici aussi ?
J'ai déjà accompli mon cycle de lecture des œuvres de Matt Kind, dans les comics en VO. Ici, l'occasion était trop belle de le faire figurer sur mon site à l'occasion d'une bande dessinée en format francobelge.
SupprimerAh, si, si , si, j'insiste pour Mind MGMT, sans aucune retenue. Kindt lui-même a déclaré qu'il s'agissait de son chef d'œuvre et qu'il ne referait sans doute jamais aussi bien. Une acceptation pas facile pour un créateur de se dire qu'on a atteint et dépassé son pinacle.
La noirceur du propos : certainement dans ce tome, mais le fin mot de l'histoire vient remettre en perspective les motivations de Mammoth, la nature de sa victoire, sa possibilité d'en profiter. Même si Matt Kindt n'est pas aussi ambitieux que pour Mind MGMT, il en donne pour son argent au lecteur avec l'intrigue de cette histoire en deux tomes.