jeudi 1 septembre 2022

Scènes de la vie de Banlieue

Le troupeau aveugle


Ce tome est un recueil d’histoires courtes, parues dans le magazine Pilote entre 1972 et 1979. Il regroupe l’intégralité des histoires précédemment parues en trois recueils : Scène de la vie de banlieue (1977), Accroche au balai j’enlève le plafond (1978), L’Hachélème que j’aime (1979). Il rassemble trente-et-une histoires allant de une à dix pages, toutes en couleurs, écrites, dessinées et mises en couleurs par (Philippe) Caza (Cazaumayou), à l’exception de trois qui ont été mises en couleurs par Scarlett Smulkowski. Il comprend également sept illustrations en pleine page. Il s’ouvre avec un texte introductif d’une page, rédigé par l’auteur en 2003, à l’occasion de la première édition en intégrale. Il évoque avec un certain humour et une certaine fatalité le monde de la banlieue dans les années 1970.


Dans une belle banlieue aux immeubles espacés et à l’herbe riante, un homme se promène. Il repère un caillou rouge sur la route et il le ramasse. Celui-ci lui dit : Mercitre. L’homme le ramène dans son appartement et le dépose négligemment dans un cendrier. Il remarque qu’il a encore une tâche rouge au milieu de la main. Il va se les laver, mais elle ne part pas. Il revient dans le salon et voit que le cendrier est rouge, comme si le caillou avait déteint. L’auteur a longtemps porté les cheveux courts, la barbe aussi. Ça lui faisait un visage plutôt rigoureux, en accord avec le style de graphisme qu’il pratiquait alors. Et puis vient le jour (l’hiver arrivait et le froid…) où il décide de laisser pousser tout ça, histoire de voir la tête que ça lui fait. À la fin de l’hiver, ça commence à prendre un aspect intéressant. De plus, il réalise une sérieuse économie de coiffeur et de lames de rasoir. Si bien qu’il décide de continuer. C’est alors que ses cheveux commencent à verdir.



L’auteur est réveillé la nuit par des bruits, comme une voiture qui aurait un accrochage dans le virage en bas de chez lui. Il finit par se lever pour descendre voir, puis par veiller dans sa propre voiture pour essayer de repérer le véhicule et le chauffeur. L’auteur quitte sa banlieue et se rend à Villeville en voiture. Il finit par la stationner à côté d’une bouche de métro et il se déplace en métro. Quand il veut retourner à sa voiture, il se rend compte qu’il ne sait plus à quelle station il l’a garée. L’auteur est à sa table à dessin et il finit par se sentir seul. Chaque objet vers lequel il se tourne lui adresse une phrase. Sept heures du soir en hiver, en Banlieue-sur-Seine, il fait déjà presque nuit. Les indigènes flasques se terrent au sein de leurs pavillons bien clos. Déjà les télés baignent les salles de séjour de leur lumière ultra-violette. On entend des bruits d’apéritifs, de biftecks grillant et, dans la chambre du haut, le tourne-disque de ce bon dieu de gosse qui braille Be-Bop-A-Lulla pour la sixième fois consécutive. Dehors il n’y a rien. Personne. L’auteur s’est fait pirate et il s’en prend aux hachélèmes, à bord de son petit immeuble baptisé Mon Rêve. Marcel Miquelon se regarde dans le miroir de la salle de bain et il ne peut pas croire ce qu’il est devenu.


Toute une époque ! En fonction de son histoire personnelle, le lecteur est plus ou moins familier de l’œuvre de cet auteur, et de cette période. Peut-être découvre-t-il l’un comme l’autre. Peut-être est-ce une période qu’il a vécue, adulte, adolescent ou enfant. Philippe Cazaumayou a marqué le paysage de la bande dessinée française, participant au magazine Métal Hurlant, avec d’autres auteurs déjà connus comme Alexis, Gotlib, Nikita Mandryka, Jacques Tardi, Enki Bilal, F'murr, Jean-Claude Forest, Yves Got, Jacques Lob, Paul Gillon, René Pétillon, Francis Masse. Il est également resté dans les mémoires pour avoir réalisé la couverture de nombreux livres de la collection Science-Fiction de l’éditeur J’ai Lu, dans les années 1970. Cela peut donc être une occasion rêvée soit de retrouver ses histoires courtes pour le magazine Pilote, soit de découvrir cet auteur. La lecture en est agréable dès le début, avec des dessins propres sur eux dans un registre descriptif, une mise en couleurs riche, parfois teintée de psychédélisme mais sans en devenir pénible et des histoires courtes et variées. Il faut passer les quatre premières histoires, soit une vingtaine de pages, où Caza semble encore chercher la bonne répartition entre images et textes, ceux-ci étant étrangement redondant.



Dès la première histoire, le lecteur ressent la sensibilité de l’auteur : des restes hippies hérités de la décennie passée, une forme d’aliénation générée par la vie en banlieue, un goût pour une forme d’anticipation légère, avec parfois une touche de science-fiction, parfois une touche fantastique, ou une touche d’horreur. Le lecteur n’ayant pas vécu ces années découvre les préoccupations et les thèmes reflétant une époque, dans un cadre de vie qui est celui de la banlieue et des Habitations à Loyer Modéré (HLM). Celui qui les a vécues ressent une forte bouffée de nostalgie, les préoccupations sous-jacentes de ces années-là. Au fil de ces trente-et-un récits courts, Caza évoque un environnement bétonné déconnecté de la nature, le labyrinthe urbain de la capitale, l’ultra moderne solitude, le comportement très conformiste et soumis de la majorité scotchée devant son écran de télévision le soir et se couchant tous à la même heure, les rapports de voisinage conflictuels dans des immeubles à l’insonorisation défaillante, le gris du béton et l’absence de couleurs, la présence sourde des forces de l’ordre, l’altérité culturelle de certains voisins, les tentatives pour échapper à cette uniformisation de masse, et déjà des problèmes environnementaux tels que le réchauffement climatique ou la production sans cesse croissante d’ordures ménagères. En fonction de son état d’esprit, le lecteur peut être assommé de découvrir que ces préoccupations bien d’actualité existait déjà dans les années 1970 et qu’elles n’ont fait qu’empirer, ou bien se dire que c’est une constante de la société humaine. De temps à autre, il décèle l’influence d’un auteur de science-fiction des années 1970, comme la citation explicite du livre Le troupeau aveugle (1972) de John Brunner (1934-1995).


La manière de dessiner de l’artiste progresse tout au long de ces histoires, certaines caractéristiques restant présentes du début à la fin. Il réalise des cases descriptives, avec au départ un trait de contour fin, et de toutes petites hachures pour renforcer les textures. Par la suite en fonction des besoins, il peut utiliser un trait plus gras, pour une séquence nocturne ou pour donner plus de poids à des personnages ou des éléments de décor. Il s’investit beaucoup dans la représentation des décors, des objets du quotidien. Avec les petites hachures, cela donne presque une sensation tactile : le lecteur peut tourner son regard pour détailler l’aménagement de chaque lieu, la carrosserie d’une voiture, les meubles et les accessoires présents dans chaque pièce. Selon la fonction de l’objet ou du lieu, le dessinateur choisit de faire varier le degré de détail, d’une représentation photoréaliste à une représentation naïve. Il fait également varier le registre de représentation des individus, également du photoréalisme à la caricature, en fonction de l’effet qu’il souhaite obtenir. Le résultat est visuellement très riche, tout en présentant une unité remarquable, celle de la vision d’un auteur. De temps à autre, le lecteur repère une influence, comme celle de Bernie Wrightson dans Homo-detritus.



D’histoire en histoire, le lecteur se rend compte qu’il ralentit sa vitesse de lecture sur telle ou telle page pour mieux l’apprécier. Les images l’emmènent ailleurs : une promenade dans un espace vert, un cimetière de voitures, des couloirs de métro qui rendent claustrophobe, le pavillon de banlieue de classe moyenne, la cage d’escalier pour se rendre à l’étage du dessus, une salle de bains avec un éclairage maladif, un cimetière de nuit, une plage paradisiaque, une taverne moyenâgeuse, etc. Il lui reste de nombreuses images en tête une fois l’ouvrage refermé : une chevelure fleurie, un bébé-voiture, la masse compacte des agents de la Métro-police (plus d’une centaine dans une seule case), le pavillon-vaisseau Mon Rêve, Marvel Miquelon montant les marches une à une dans la cage d’escalier, l’éléphant essayant de passer par la porte du salon, la parodie de kung-fu (Congue-fou), la destruction d’un gratte-ciel avec ses étages en feu de nuit, Caza se battant contre une pieuvre géante au fond de l’océan, une intervention télévisuelle du ministre Marcel Miquelon, la tête du même Marcel brandie à bout de bras par le bourreau après un décolletage à la guillotine, un massacre sanglant de zombies, etc. Sans abuser des effets, Caza utilise les couleurs de manière personnelle, parfois avec une touche psychédélique, parfois avec une couleur dominante très vive comme le rouge du sang, parfois en jouant avec l’exagération du noir des ombres portées.


S’il est familier de cette époque, une fois passé l’effet très puissant d’une immersion complète dans son ambiance, le lecteur revient au simple plaisir de lecture. La narration visuelle emporte le lecteur dans des ailleurs souvent légèrement en décalage avec le quotidien gris et morne des environnements bétonnés des hachélèmes, parfois beaucoup plus exotiques. Il apprécie d’autant plus ce témoignage que l’auteur se montre aussi facétieux. D’un côté, la chute de l’histoire est souvent prévisible ; de l’autre côté, Caza fait montre d’une réelle affection pour ses personnages. D’un côté, une partie des récits met en scène un avatar de l’auteur, un homme d’une trentaine d’années réalisant des bandes dessinées, résigné à vivre dans un hachélème peu propice à la créativité. D’un autre côté, Marcel Miquelon fait naître une empathie inattendue. Un homme d’une cinquantaine d’années, empâté, terne et accordant une priorité absolue à son train-train quotidien, prêt à exterminer tout ce qui vient troubler cet ordre totalement dénué de fantaisie, qu’il veut immuable. Le lecteur se prend d’affection pour cet homme réactionnaire et sans éclat, pour ce pauvre être humain contraint de faire face à des événements (à commencer par le comportement des voisins du dessus) qui troublent sa vie morne et répétitive, auquel il doit faire face avec ses capacités d’adaptation quasi inexistantes. Il savoure de ci de là des jeux de mots narquois, par exemple S’afesser au lieu de S’affaisser pour Marcel Miquelon se vautrant dans son canapé, devant son poste de télévision.


Les décennies passant, le magazine Métal Hurlant est devenue une référence dans l’évolution de la bande dessinée, à commencer par les apports de Philippe Druillet et de Moebius (Jean Giraud). Caza mérite pleinement sa place dans cette phase, un auteur complet, avec une personnalité graphique moins flamboyante, mais tout aussi solide, des récits d’anticipation ancrée dans la réalité de la banlieue française des années 1970, un ton parsemé d’humour et de poésie. Plus de quatre décennies plus tard, c’est un vrai plaisir de lecture de se plonger dans ce recueil pour une satire gentille sans être naïve, des images et des situations mémorables, des personnages très humains.



2 commentaires:

  1. "Toute une époque !" - Ah, tu m'étonnes !

    "Philippe Cazaumayou a marqué le paysage de la bande dessinée française" - Et pourtant, je n'ai jamais vraiment entendu parler de lui en tant qu'auteur de bande dessinée. Merci de reboucher ce trou dans ma culture. En revanche, qui n'a pas examiné ou été fasciné par ses couvertures de romans de science-fiction chez J'ai Lu, en effet.

    "Caza évoque un environnement bétonné déconnecté de la nature, le labyrinthe urbain de la capitale, l’ultra moderne solitude" - Énuméré comme ça, sans pitié, ça assome net ; ça donnerait presque envie de pleurer. Je me dis parfois que les architectes qui ont conçu les banlieues devraient être traduits en justice. Cela n'engage que moi.

    "déjà des problèmes environnementaux tels que le réchauffement climatique" - Ça serait intéressant de savoir quel est l'auteur de BD qui en a parlé le premier de façon significative.

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    1. Je confirme que ses couvertures pour J'ai lu m'ont marqué durablement... au point que je souhaite découvrir ses BD aujourd'hui.

      Les banlieues : de ce que j'ai compris elles sont nées à la fois de l'exode rural et de la nécessité de loger beaucoup de monde rapidement. Une partie de ces histoires courtes baignent dans la nostalgie d'un monde plus rural, et dans la résignation de devoir s'adapter à une vie urbaine dans un environnement moche.

      Quel bédéaste a parlé en premier des problèmes environnementaux de manière significative ? Ma culture BD n'est pas assez étendue pour que j'en ai une idée. Je me souviens qu'il s'agissait de préoccupations déjà présentes dans la SF des années 1970.

      Avec le terrible diptyque des couvertures de Le troupe aveugle, de John Brunner :

      https://fr.shopping.rakuten.com/photo/597247329.jpg

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