mardi 9 août 2022

Capricorne, tome 11 : Patrick

Dans une image, chacun voit ce qu’il veut.


Ce tome fait suite à Capricorne - Tome 10 - Les Chinois (2005) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2006 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 3 qui regroupe les tomes 10 à 14, c’est-à-dire le troisième cycle.


Quelque part dans la campagne, les arbres et l’herbe sont bien verts. Patrick est en train de fleurir une tombe. Rectangle noir. Il dépose un bouquet et un pot de fleurs sur la tombe de son frère Erik. Puis il va ranger son arrosoir dans sa carriole qu’il tire pour rentrer chez lui. Une fois entré, il entend une voix faible le héler. Il s’approche du lit où est allongé Capricorne et il lui remonte le drap, tout en constatant avec satisfaction qu’il est réveillé. Il se présente et lui explique qu’il l’a trouvé sur la route à quelques kilomètres d’ici. Quelqu’un a tiré sur capricorne : la balle a traversé son épaule. Il n’y a pas eu trop de dégâts, mais il a perdu pas mal de sang. Pour l’instant, il a surtout besoin de reprendre des forces. Patrick va lui préparer un bouillon chaud. Son hôte parvient à se présenter : Brent Parris. Patrick sort, et le convalescent ferme les yeux.



Le soir, Patrick est de retour avec le bouillon chaud qu’il fait avaler à Brent en le lui donnant à la cuillère. Il lui demande ce qu’il s’est passé. Le blessé répond qu’il croyait connaître les gens, mais qu’il s’est trompé sur toute la ligne. Il avait débarqué dans un hameau où régnait une sale ambiance. Il n’a pas voulu intervenir, mais dans les rares relations qu’il a eues avec ces gens, il s’y est très mal pris. Il ne sait pas juger son prochain, et avec les enfants il est lamentable. D’où le trou dans son épaule. Sa propre bêtise ! Brent a conscience qu’il se vidait de son sang sur la route et qu’il allait devoir affronter la mort. Seule sa perte de conscience l’a sauvé de la peur panique qui l’envahissait, la peur de mourir seul. Patrick l’a écouté, et il lui suggère de dormir un peu, en sortant de la chambre. Brent ferme les yeux. Il rêve d’une silhouette avec une tête enflammée qui pointe un index vers lui. Le matin, il est réveillé par Patrick qui lui apporte un petit déjeuner chaud, au lit. Brent commence à raconter son rêve bizarre, mais sa voix vient à s’éteindre. Il la retrouve rapidement, et son hôte suppose que c’est peut-être une conséquence de l’accident. Brent propose que Patrick parle de lui. Ce dernier répond que ça fait quelques années que les gens ont du mal à le supporter, et que lui ne les supporte plus du tout. Alors il est venu s’installer ici, un peu à l’écart. Il continue : l’imperméable de Brent est fichu. Il en a vidé les poches avant de le jeter. Il en tend le contenu au convalescent : des cartes et des feuillets avec l’histoire que Miriam Ery avait écrite. Il se dit qu’il pourra la lire pour recouvrer ses souvenirs. Enfin, il peut se lever et aller jusqu’au salon. Il remarque des peluches sur le canapé.


Deuxième tome consacré à une nouvelle étape sur le long retour de Capricorne vers New York. Après le drame de l’histoire précédente, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre. Il comprend rapidement qu’il s’agit de la phase de convalescence du héros, après s’être fait tirer dessus par un enfant. Il va donc séjourner quelque temps dans cette maison, avec Patrick pour unique compagnie. Deuxième histoire de type drame, encore plus intimiste que le précédent puisque tout se déroule entre Patrick et Brent Parris. Le lecteur se retrouve très loin des récits d’aventure du premier et du deuxième cycle. Dans un premier temps, il s’amuse même à relever les remarques qui relèvent d’un constat introspectif, ou sur la maturité de l’individu. Cette remarque de Capricorne qui croyait les connaître les gens et qui a fait l’expérience qu’il s’est trompé sur toute la ligne, qu’il ne sait pas juger son prochain. S’il est sensible à ce genre de remarques, il en relève d’autres comme : tôt ou tard, on doit s’avouer ses défauts. C’est quand on prend conscience de nos limites et de celles imposées par la société, et qu’on les assume, qu’on devient adulte. Mais gare à ceux qui perdent jusqu’au dernier fragment de leur âme d’enfant. Dans une image, chacun voit ce qu’il veut. C’est en perdant nos parents que nous cessons d’être des enfants. Etc. Les deux personnages ne sont pas en train de faire un point sur le développement personnel : il ne s’agit pas pour eux de se résigner, ils sont dans la phase d’acceptation. Ils ont appris à se connaître.



S’il lit ce tome dans l’intégrale en noir & blanc, le lecteur regrette de ne pas pouvoir profiter de la couleur, tout en appréciant le fort contraste entre noir & blanc. Il se souvient également peut-être de l’introduction d’Antoine Maurel qui évoquait les défis graphiques que le créateur s’impose. Ça commence par ce rectangle noir qui est à cheval par-dessus une partie des cases deux et trois de la page qui en compte quatre, chacune de la largeur de la page. Il se souvient que l’artiste lui avait déjà fait un coup semblable avec un chat dans le tome Capricorne, tome 5 : Le Secret (2000). Dans ce tome, le dispositif est similaire, utilisé avec parcimonie, amenant à la révélation du dessin complet, qui apporte de la profondeur à ces cinq images superposées aux cases à l’horizontale, à de nombreuses pages d’intervalle. Le lecteur constate rapidement que l’artiste s’est fixé comme défi de n’utiliser que des cases de la largeur de la page, entre quatre et neuf par page, avec l’exception d’un dessin en pleine page en planche 24. Cette contrainte qu’il s’impose présente un degré élevé, avec le défi d’imaginer des prises de vue qui tirent profit de ces cases en écran très large. De temps à autre, l’artiste se contente d’un élément dessiné en milieu de case, ou bien d’un côté ou de l’autre, sur fond blanc ou sur fond noir, laissant le reste de la case vide de toute information visuelle. Ces cases sont conçues pour obtenir un effet vis-à-vis du personnage ou de son action. L’artiste introduit de la variété à deux autres reprises : un dessin en pleine page en planche 6 qui est découpé en cinq bandes de quatre cases de taille identique, et en planche 37 un dessin occupant toute la page sauf la bande inférieure, artificiellement découpé en six cases de la largeur de la page.


À l’exception de la planche découpée en vingt cases et de celle avec un dessin en pleine page, le créateur s’en tient à son dispositif de cases de la largeur de la page. Le lecteur constate que le niveau de détails descriptifs est élevé, presque au même niveau que le tome précédent. Andreas fait en sorte d’ancrer son tête-à-tête dans une réalité concrète et palpable. Il n’y a que lors de la discussion de nuit que le noir vient remplacer les arrière-plans, pour créer une atmosphère propice aux confidences, et aussi aux regrets, à la tristesse. Le dessinateur en profite pour passer en mode gravure avec des lignes parallèles serrées, évoquant également un peu le travail de Bernie Wrightson. De fait, lorsque l’effet de cases de la largeur de la page est intégré par le lecteur, il en vient à l’oublier, la qualité de la narration visuelle reprenant le dessus. L’auteur resserre encore sa mise en scène avec cette discussion en tête-à-tête dans la pénombre nocturne, avec juste un feu de cheminé. Pendant vingt pages, Patrick et Brent se parlent doucement, avec des souvenirs, des silences. Le premier fait la lecture au second, le récit écrit par Miriam Ery, puis il se lance dans des confidences. Alors que la représentation des émotions dans le tome précédent n’était pas entièrement convaincante, ici l’artiste trouve le juste équilibre entre sa façon de simplifier les traits de visage et une forme de sobriété dans la direction d’acteurs. Alors même que la scène est statique et incite le lecteur à se concentrer sur l’histoire dans l’histoire, celle lue par Patrick, il se rend compte qu’il observe également ces deux hommes assis dans leur fauteuil avec une forme de tendresse, un peu plus forte que de la simple empathie.



Le dialogue mêle ce texte imbibé de la mythologie de la série, et l’émotion qui étreint de plus en plus Patrick qui le lit. D’un côté, il est ravi que Brent Parris explicite ce qu’est un Capricorne : un individu lié à la ville de New York, qu’il protège à sa façon. Il apprend la raison pour laquelle Dahmaloch se sent lié à Capricorne. Il note dans un coin les deux nouveaux personnages de la mythologie : le corsaire Preston Theroux et Tom Flanagan. Dans le même temps, il voit l’effet que cette histoire produit sur Patrick qui la lit. Il est touché par l’émotion qui s’empare de lui. Après coup, il se rend compte que ce passage montre un personnage ému par une histoire dans l’histoire, comme lui lecteur est ému en lisant l’histoire de Patrick, une élégante mise en abîme. Il est également touché par les moments pendant lesquels Brent perd sa voix : comme si s’exprimer devient une épreuve impossible à surmonter, ou comme si une force supérieure lui impose le silence. Il voit aussi deux hommes qui ne sont pas dans l’action, qui ne se connaissent pas, dont l’un malade est le débiteur de l’autre qui l’héberge et le soigne. Deux hommes calmes et posés qui ont conscience de leur propre malaise et du malaise de l’autre, qui prennent du recul, sans savoir comment débloquer leur situation de souffrance émotionnelle, sans savoir comment aider l’autre, ou au moins le soutenir. Il reste quelques phrases un peu gauches, mais le processus mis en scène bénéficie d’une sensibilité honnête et juste qui emporte l’empathie du lecteur.


Dans un premier temps, le lecteur comprend qu’il s’agit d’une autre étape sur le chemin du retour de Capricorne, un autre drame. Puis il constate le défi visuel : raconter une histoire avec uniquement des cases de la largeur de la page. L’artiste est assez aguerri pour tirer profit de cette contrainte qu’il s’impose lui-même, avec une variété de plans que le lecteur n’aurait pas cru possible. Il ne pensait pas que l’album serait constitué pour moitié d’une discussion au coin du feu entre les deux personnages. Il se laisse prendre au jeu, et ressent que le créateur a réussi son pari : l’un et l’autre sont conscients de leurs défauts, et ils parviennent à communiquer sur un plan émotionnel, à passer d’une phase de résignation à une phase d’acceptation. Du grand art.



8 commentaires:

  1. J'avais complètement oublié ce défi imposé des largeurs de case. Cela devient plus évident dans les tomes suivants. Mais tu as raison, on ne peut pas être plus éloigné des débuts de la série qu'ici et pourtant, c'est toujours incroyable. Merci Présence !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Le défi des cases de la largeur de la page : une incroyable contrainte en termes de mise en scène, à la fois pour trouver un angle de vue intéressant, pour concevoir une perspective qui n'écrase pas tout, pour ne pas céder à la tentation de juste des têtes qui parlent, sans rien derrière.

      J'ai trouvé ce tome beaucoup plus poignant que le précédent mais ça n'est que ma sensibilité) avec cette discussion tranquille entre deux individus, une émotion qui gagne en intensité, alors que Patrick se livre à des confidences, tout en étant calme et presque apaisé. Un récit intimiste de haut vol, d'une rare sensibilité.

      Supprimer
    2. Complètement d'accord. L'émotion est bien plus palpable dans ce tome et c'est peut-être le second défi de Andreas sur cette histoire, au-delà des cases uniquement de largeur de la page. Dans les textes introductifs des intégrales de Rork, Andreas dit lui-même qu'il a beaucoup de mal à faire exprimer les sentiments. Ici, c'est une totale réussite.

      Supprimer
    3. Très intéressant cette remarque sur la difficulté d'Andreas à faire exprimer les sentiments. Je sens que certains lecteurs de Bruce Lit lui seraient tombé dessus pour ce manque.

      Supprimer
    4. Si tu as vu les derniers commentaires sous mon article du blog, c'est exactement ce que dit JP qui n'a pas réussi à aller au-delà de trois ou quatre tomes de la série : tu es visionnaire ;) As-tu eu le temps de lire les textes des intégrales de Rork ?

      Supprimer
    5. J'ai suivi les derniers commentaires en réponse à ton article.

      Je n'ai pas encore eu le temps de lire les textes des intégrales de Rork car le rythme professionnel de janvier a été épuisant.

      Supprimer
  2. "Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 3" - Je suis curieux de savoir si tu as à nouveau rencontré des difficultés de décryptage de certaines images.
    "S’il lit ce tome dans l’intégrale en noir & blanc, le lecteur regrette de ne pas pouvoir profiter de la couleur, tout en appréciant le fort contraste entre noir & blanc." - Voilà, tout est dit.

    "Il rêve d’une silhouette avec une tête enflammée qui pointe un index vers lui." - Le Motard fantôme ? Ah. L'illustration a anéanti mon espoir.
    Superbe gaufrier, cela étant. J'ai déjà dû te le demander : connais-tu le nom de cette technique qui consiste à donner une image d'ensemble, mais que l'artiste découpe en plusieurs cases ?

    "le dispositif est similaire, utilisé avec parcimonie" - Tant mieux, car je crois bien que la répétition de ce type d'artifice finirait par me lasser.

    "Il va donc séjourner quelque temps dans cette maison, avec Patrick pour unique compagnie." - Je ne sais pas pourquoi je pense immédiatement à "Misery", de Stephen King. Je suppose que la suite n'a rien à voir du tout et qu'il s'agit bien d'une convalescence en bonne et due forme. Et même bien plus que cela, si j'en juge à la conclusion.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai rencontré moins d'hésitation de lecture des cases dans ce tome. Toutefois, si on reprend la première illustration, je ne m'étais pas aperçu que le récit se déroule en automne, faute d'avoir la couleur des feuilles, car la reproduction de la couverture est également en noir & blanc.

      Je n'ai pas connaissance d'un terme technique pour qualifier ce principe qui consiste à décomposer une image unique en accolant une grille avec gouttières par dessus. Il me faut avouer que ça fait rarement sens dans mon esprit : même quand j'essaye alors de lire cette page case par case, je ne perçois quasiment jamais l'intention de l'artiste.

      Le réemploi de la case superposée aux autres m'a tout de suite évoqué ce tome précédent, parce que je l'avais lu dans un passé relativement récent et qu'il m'avait frappé. Toutefois, je n'ai pas décelé d'écho autre que graphique, il n'y a pas d'autre élément narratif qui m'ait conduit à rapprocher les deux situations.

      Misery, de Stephen King : le fond du récit d'Andreas est de nature tellement différente, que ça ne m'a pas effleuré l'esprit. L'auteur sait établir dès le départ que Patrick est inoffensif.

      Supprimer