jeudi 30 juin 2022

La Loterie

Loterie en juin, abondance de grains


Ce tome contient une histoire compète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2016. Il s’agit de l’adaptation d’une nouvelle du même nom La loterie (1948) écrite par Shirley Jackson (1916-1965), et adaptée par son petit-fils Miles Hyman, pour le scénario, les dessins, les couleurs. La traduction a été réalisée par Juliette Hyman. Il commence avec une courte introduction de l’auteur remerciant les personnes grâce à qui ce projet a pu être mené à bien. Il se termine avec un trombinoscope des douze principaux personnages, un article comprenant sept illustrations pleine page, et un texte de huit pages, rédigé par Hyman, évoquant le seul souvenir qu’il reste à l’auteur de sa grand-mère, quelques éléments biographiques sur l’écrivaine et la description de la réception de sa nouvelle par le public, ainsi que sa postérité dans la culture américaine. Sans oublier la dédicace de Stephen King pour son roman Charlie (1980) : À la mémoire de Shirley Jackson qui n’a jamais eu à hausser la voix.


Dans un petit village du cœur des États-Unis, alors que la nuit tombe, une voiture aux phares allumés avance tranquillement dans la rue principale. Elle roule à vitesse réduite, passant devant les maisons aux fenêtres éteintes, et arrive devant le magasin vendant du charbon, dont les lumières sont encore allumées. Harry Graves coupe le moteur et éteint les phares. Il sort de son véhicule et reboutonne sa veste. Il va taper au carreau du magasin. Joe Summers lève la tête, va prendre les clés à côté de la photographie de son épouse, au pied du calendrier qui indique la date du 26 juin. Il ouvre la porte. Les deux hommes se saluent en se serrant la main, Harry ayant retiré son chapeau. Il le pose sur une table et il retire sa veste, puis il emboîte le pas à Joe qui entre dans la réserve et allume la lumière. Ils regardent tous les deux une boîte un peu usagée posée sur l’étagère la plus haute. Joe monte sur une chaise pour l’attraper, et Harry aide à la porter pour déposer cette urne sur la table, avec une ouverture ronde sur le dessus.



Joe et Harry vident un sac en papier sur la table : il contient des petits morceaux de papier blanc, tous de la même taille. Avec un air grave, ils les plient soigneusement en deux, avec application pour que chacun présente la même forme. Une fois cette tâche terminée, Joe en prend un qu’il place entre eux. Harry s’en saisit et noircit un cercle au milieu d’une des deux parties, avec un crayon noir. Il montre le résultat à Joe, et replie le papier de sorte que le cercle soit à l’intérieur. Tous les papiers sont remis dans l’urne. Joe met l’urne dans le coffre-fort, sous le regard d’Harry, et il verrouille le coffre-fort. Les deux hommes remettent leur veste et s’apprêtent à partir. Joe jette un coup d’œil à l’horloge : minuit dix. Il se tourne vers l’éphéméride et enlève la page du vingt-six pour faire apparaître celle du vingt-sept juin. Le lendemain matin, Tessie Hutchinson passe le balai et jette un coup d’œil par la fenêtre : son époux Bill est en train de couper du bois dehors. Ce matin est clair et ensoleillé.



Soit le lecteur connaît déjà la nouvelle et il s’attache à découvrir comment le petit-fils l’a adaptée, soit il découvre l’intrigue. Il commence par observer la très belle couverture avec cette urne qui va être déposée sur la table. Puis il découvre l’entrée du village à la nuit tombante, avec les maisons et la route qui semble encore en terre. Les couleurs sont foncées pour l’ambiance nocturne, de type pastel ou crayons de couleur, apportant une texture soutenue à chaque surface, ainsi que nuances qui transcrivent des surfaces présentant des irrégularités comme dans la réalité. Il prend le temps d’apprécier le paysage. L’artiste donne beaucoup de place aux illustrations : sur 136 pages de bande dessinée, il y a sept dessins en pleine page, huit dessins en double page. Le lecteur observe quarante-et-une pages muettes, sans aucun mot, et une dizaine de plus avec seulement un mot ou deux. Le lecteur constate que les pages se tournent rapidement : une narration à la fois dense, à la fois aérée, presque décompressée. De grandes cases, souvent de la largeur de la page, un maximum de quatre par page, plus souvent deux ou trois.


Le lecteur peut donc jeter un coup d’œil rapide à chaque case et tourner aussitôt la page pour lire à une vitesse soutenue afin de découvrir le fin mot de l’histoire. Il se rend vite compte que paradoxalement les grandes cases et la faible densité en mots l’incitent à prendre son temps, à profiter du paysage, à regarder les personnages. De fait, les couleurs viennent compléter les dessins, évitant que dans certaines cases, un élément ou deux paraissent un peu naïfs ou pas tout à fait assez consistant. Au contraire son regard est attiré par des éléments visuels : la façade d’une maison en planches de bois peintes en blanc, le commodo de la voiture avec le levier de changement de vitesse au volant, le modèle de pompe à essence attestant de l’époque à laquelle se déroule récit (dans les années 1930 ou 1940), les bretelles de Harry et leurs attaches caractéristiques, le bois de l’urne, le modèle de coffre-fort, une batte et un gant de baseball, les plants de maïs, un silo, une montre à gousset, une cafetière, les modèles de pantalon, de robe, etc. Il s’attarde sur le visage des personnages, souvent fermés ou peu expressifs. Il prend le temps de comparer la famille Overdyke et la famille Percy, représentées en vis-à-vis comme dans un portrait de face l’un en page 88 et l’autre en page 89. Il pense à la fois au tableau American Gothic (1930) de Grant Wood (1891-1942), à la fois à la représentation iconique de l’Amérique dans les tableaux de Norman Rockwell (1894-1978) mais sans la joie de vivre associée. L’artiste montre des individus sérieux, impliqués dans ce qu’ils font. Il éprouve à la fois la sensation d’une lecture facile et rapide, à la fois une satiété visuelle peu commune, le sérieux des personnages colorant l’histoire qui en devient elle aussi sérieuse.



S’il ne connaît pas le fin mot de l’intrigue, le lecteur se rend compte que cette narration essentiellement picturale a également pour conséquence de l’inciter à prêter attention à tous les détails, car il ne peut pas savoir lesquels seront signifiants pour le récit. L’urne ? Oui bien sûr. Les bretelles ? Peu probable. Tessie Hutchinson entrant dans la salle de bain et prenant un bain pour une séquence de quatre pages ? Sûrement, mais pour dire quoi… Il se produit alors un effet tout aussi étrange que pour la facilité de lecture de dessins : chaque événement, chaque accessoire relève de la banalité de la vie quotidienne, pourtant il est certain qu’ils apportent leur pierre à l’édifice, qu’ils ont un sens au regard de l’histoire. Le lecteur sent bien que sa lecture devient plus participative, qu’il s’interroge sur ce à quoi il doit accorder de l’importance, sur ce qui est signifiant, ce qui confère à cet album une dimension ludique pour assembler les pièces du puzzle, car un drame va survenir, c’est sûr. En fait, il assiste à un quasi-reportage en temps réel, sur une tradition collective, appelée la Loterie, à laquelle tous les habitants du village participent. En passant, il est question de villages qui auraient abandonné cette tradition, et de la bêtise que c’est.


Le dossier en fin d’ouvrage expose l’impact qu’eut cette nouvelle, l’avalanche de courriers reçus par l’autrice et son éditeur, soit de colère, soit d’incompréhension, soit de lecteurs ayant la conviction que l’histoire était basée sur des faits réels. En découvrant la scène finale, le lecteur prend conscience que Miles Hyman a joué franc jeu avec lui et qu’il a tout montré depuis le début, laissant présager la nature du dénouement. En fonction de son degré d’implication dans sa lecture, le lecteur dispose d’une vue globale sur ce qu’il vient de se dérouler, ou il peut revenir en début, feuilleter rapidement les pages et relever quelques phrases qui rétrospectivement en disent long. Il relève : À quoi bon changer les choses maintenant ? Ça n’aurait aucun sens. C’est le thème de la tradition séculaire, mais en même temps les pages 54 à 62 évoquent quelques évolutions dans cette pratique et se terminent sur la phrase : Mais avec le temps, cela avait aussi changé. L’autrice s’amuse à pointer du doigt que ce respect des traditions perpétue un rituel qui n’est en fait pas immuable. Plus loin, le vieux Warner évoque le fait que c’est sa soixante-dix-septième loterie et que : À écouter les jeunes, rien n’est assez bien pour eux. Bientôt ils voudront vivre dans des grottes, plus personne ne travaillera. Mais ils ne tiendront pas longtemps comme ça. Ou encore : Les gens ne sont plus ce qu’ils étaient. La tradition séculaire semble s’opposer au désir de changement de la jeunesse, mais en fait celle-ci participe de son plein gré à la loterie, sans velléité de la remettre en cause.



L’horreur du dénouement, de la raison d’être de la loterie atteint le lecteur de plein fouet, en particulier le comportement de la foule où tout le monde participe, sans état d’âme. Mais en y repensant, il se demande si la préparation par Joe & Harry, en toute connaissance de cause, n’est pas encore plus monstrueuse. Ou le fait qu’il existe des règles très précises pour le tirage au sort : que faire en cas de plusieurs familles habitant sous le même toit ? La loterie est institutionnalisée, codifiée par des règles connues et acceptées par l’ensemble de la communauté. Le conformisme des individus composant cette communauté est d’une uniformité terrifiante et sidérante : aussi bien de se soumettre de son plein gré à cette cérémonie, aussi bien d’en accepter l’issue quel que soit l’âge de l’individu tirant le papier avec le point, ou encore son acceptation par les jeunes générations dont l’élan naturel de changement ne va pas jusqu’à la remise en cause de cette pratique qui lie la communauté. Le récit se termine sur un dessin en double page : l’entrée de la ville depuis la route en terre, avec le même cadrage que le dessin en double page d’ouverture du récit, mais à midi au lieu d’être en fin de soirée. Le cycle est arrivé à son terme, et un autre cycle peut commencer à l’identique, la loterie se perpétuant d’une génération à l’autre, semblant immortelle pendant que les êtres humains vivent et meurent.


Cette adaptation d’une nouvelle est remarquable en tout point. La narration visuelle est incroyable, riche et dense, les cases étant rapidement assimilées par le lecteur ce qui l’amène paradoxalement à lire moins vite. L’intrigue est respectée à la lettre, tout en aboutissant à une véritable bande dessinée, et pas à un texte illustré tant bien que mal. La force du récit est intacte, et il reste tout autant dérangeant.



mardi 28 juin 2022

Capricorne, tome 9 : Le Passage

Loin d'être un doute passager, la question a fini par me hanter…


Ce tome fait suite à Capricorne - Tome 8 - Tunnel (2003) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2003 et il compte 98 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 2 qui regroupe les tomes 6 à 9. Ce tome présente une pagination double avec deux épisodes successifs, Le passage suivi de Le fragment, séparé par un interlude de 8 pages.


Le passage : Capricorne est parvenu à déchiffrer le rendez-vous mystérieux appelé Holy Minuit. C'est ainsi qu'il se retrouve allongé sur la toile d'un zeppelin en plein vol. il est persuadé que ce dirigeable transporte des personnages importants aux origines du Concept, cette organisation qui a envahi le monde, insaisissable, apparemment sans hiérarchie ni commandeur. Le Concept dont toute activité semble destinée à se terminer d'ici quelques semaines, le trente-et-un décembre. Toujours allongé sur la toile lisse, il rampe précautionneusement jusqu'à atteindre une bouche d'aération. Il n'a pas le choix, car il n'a pas la force d'aller jusqu'à une autre. Il ouvre la trappe et descend à l'échelle métallique verticale. Il se trouve sur les passerelles qui courent le long de la toile du zeppelin, entre les poutrelles métalliques sur lesquelles elle est tendue. Deux gardes viennent à passer. Il se cache et les écoute : un représentant de la police secrète est à bord. Il s’agit de Margaret Sandblast. Il continue à explorer le vaisseau et arrive dans une grande salle contenant trois cercueils oblongs. Soudain des pointes émergent de l'un d'eux.



Interlude : en 1909 quelque part dans une région rurale des États-Unis, Trent et son épouse Betty voient arriver une voiture vers leur ferme perdue au milieu des champs. Une fois arrivé devant leur porte, le conducteur se présente : Zander Kalt et sa femme Hilda. Puis un petit ballon atterrit en catastrophe à proximité, et il en sort un individu se présentant sous le nom d'Edmond.


Le fragment : le dirigeable est arrivé à sa destination avec à son bord des hommes d'équipage, et Samuel T. Growth personnage important du Concept, le docteur Milburn Sippenhaft, Joseph Jolly comptable du Concept, Mordor Gott, et Capricorne. Ce dernier a sauté pour ne pas se faire remarquer, et il se retrouve suspendu à un arbre accroché à une falaise verticale, dans une posture bien périlleuse. La souche lâche, et il parvient à se rattraper à une branche en-dessous. Il finit par perdre connaissance, mais sans lâcher prise. À l'intérieur du bâtiment perché sur un éperon rocheux, Mordor Gott découvre une complexe salle des machines. Il voit Joseph Jolly passer dans la cour en contrebas, et se dit que cet idiot va se faire repérer. Il est lui-même attaqué par un garde-robot.


Grosse surprise : l'auteur propose une double dose de Capricorne pour ce tome ! Par la force des choses, le lecteur reste avec la deuxième partie en tête en le refermant, mais il lui suffit de reparcourir les premières pages pour se souvenir du voyage tout en tension de la première partie. Il retrouve toutes les particularités narratives de l'artiste à commencer par des pages muettes, sans texte, ni mot, d'une clarté exemplaire : les planches 7, 9, 21, 23, 27, 28, 30, 32 pour Le passage, les planches 3, 4, 8, 11, 19, 28, 29, 30, 34, 45 pour Le fragment, et même deux planches pour l'interlude. Le lecteur se doute bien que Capricorne va s'inviter clandestinement au voyage de Samuel T. Growth, mais il ne sait pas quelle forme il va prendre. Il découvre un dessin en pleine page pour la planche 1 : le héros étendu sur une surface peu explicite. Il tourne la page et se retrouve face à un dessin en double page, qui lui coupe littéralement le souffle : une vue du dessus avec le dirigeable en premier plan, et la ville de Manhattan en dessous, pour laquelle Andreas ne s'est pas économisé, en représentant tous les gratte-ciels, énorme. C'est une constante dans cette série : l'artiste assure le spectacle pour le lecteur, soit avec des visions impressionnantes et mémorables, soit avec des constructions de page imaginatives. Au travers de cette petite centaine de pages, il est possible d'en citer de nombreuses.



L'œil du lecteur est également attiré par une autre caractéristique de la première partie : des pages ne comprenant que des cases avec une tête en train de parler. C'est une prise de risque car le dessinateur choisit d'utiliser des gros plans, c'est-à-dire de se priver de toute forme de langage corporel, à l'exception d'une inclinaison de tête et de l'expression du visage. Il y a trois planches (17, 18, 24) ainsi constituées, auxquelles il faut ajouter neuf demi-planches avec uniquement des cases comprenant un visage. Andreas dessine avec une manière bien à lui d'apporter une forme de simplification ou de caricature, mais sans aller vers une exagération de l'expressivité. Du coup, ces pages ne valent pas pour l'intensité émotionnelle qui s'affiche sur chaque visage, ou la nuance du sentiment exprimé, mais pour le contraste entre les différents interlocuteurs, par exemple la douceur du visage d'Ina Claire et la dureté de celui de Samuel T. Growth, ou encore le calme détaché du docteur Sippenhaft. De même, l'artiste ne s'attache pas à montrer comment évolue la prise d'ascendance sur la conversation, car il place chaque personnage au même plan. L'enjeu est plus de montrer la pluralité des points de vue, en fonction de la personnalité de chacun, de la raison de sa présence à ce moment-là. L'interlude présente la caractéristique d'avoir été reproduit à partir de dessins non encrés, ce qui leur donne une forme de douceur surannée, cohérente avec le fait que la séquence se déroule en 1909. Le fragment revient à des dessins très texturés, pour la pierre, la roche, la terre, les briques, la pluie. Comme à son habitude, l'artiste découpe ses planches en autant de cases qu'il estime adapté, d'un dessin en double page, à une page contenant 20 cases.



Le passage se déroule comme un huis-clos : les personnages se croisant ou s'évitant à l'intérieur du dirigeable, le caractère fini et fermé de cet environnement étant rappelé par la toile du ballon, et les poutrelles qui forment autant de figures géométriques qui s'imposent aux protagonistes comme des axes obligés. Andreas met en scène une dizaine de personnages : Capricorne, Mordor Gott, Joseph Jolly, Samuel T. Groth et son fils Cuthbert J. Growth, le capitaine Onslow, le docteur Milburn Sippenhaft, Margaret Sandblast, Thomas, Ina Claire, et plusieurs soldats anonymes. Chaque personnage est défini par son apparence, et un trait de personnalité majeure, le moteur de l'intrigue restant l'intrigue et non une étude de caractère ou un suspense d'ordre psychologique. Le scénariste gère les chassés-croisés avec élégance et plausibilité, intégrant des événements inattendus comme l'arrivée d'avions, ou le déclenchement d'un engin à pointes, objet récurrent dans la série. Il développe des composantes de la mythologie de la série, par exemple en expliquant ce que sont les mentors auxquels il a déjà été fait allusion, en révélant ce qui se trouve à l'intérieur d'un tel engin. Il s'amuse avec l'inspectrice peu commode de la police secrète du Concept, une femme de petite taille sans être naine, en surpoids qui rappelle la première version d'Amanda Waller, créée par John Ostrander & Luke McDonnell dans la version de 1987 de Suicide Squad. L'épilogue de cette première partie permet de comprendre le titre : Passage est le nom d'un personnage que le lecteur avait vu précédemment.


L'interlude s'avère fort sympathique, même si sur le moment le lecteur ne sait pas trop quoi en retenir, à partir une expérience de psychologie un peu cruelle. Il entame donc la seconde partie qui s'apparente à un chapitre à part entière de la série. Le dirigeable est arrivé à destination, et il suppose qu'il va suivre Capricorne dans une nouvelle étape menant aux instigateurs et aux dirigeant du Concept. Andreas met en œuvre les figures du genre aventure, totalement au service de sa propre histoire : situations périlleuses comme un individu accroché à une branche d'une falaise, combat contre un robot, nouvel individu mystérieux (Gordon Drake ?), un laboratoire technologique, des créatures de boue, des silhouettes encapuchonnées, trois vieux sages, une immense pierre gravée ronde à laquelle il manque un fragment, une évasion spectaculaire en ballon avec une petite nacelle, et une avalanche de révélations majeures. Le lecteur ne s'attendait pas à ces dernières, à leur concision et à leur originalité concernant le Concept, avec une forme d'inspiration tirée de l'expérience de Stanley Milgram (1933-1984), et une autre tout aussi majeure concernant l'identité de Capricorne. Il apprécie le rythme très différent de celui de la première partie et le retour à une narration visuelle riche en péripéties, ce qui contraste avec Le passage.


Le lecteur découvre un tome double d'une grande richesse à la fois sur le plan visuel, à la fois sur le plan de l'intrigue, passant d'un huis-clos tendu, à une aventure pleine de révélations, avec une narration visuelle toujours aussi variée. L'auteur résout un nombre significatif de mystères de premier plan de sa série, tout en continuant d'en nourrir d'autres, sur le principe du feuilleton. Un divertissement de haut vol.



jeudi 23 juin 2022

La Légende du lama blanc - Tome 03 : Le Royaume sous la terre

Le mal est l'oubli du bien.


Ce tome fait suite à La Légende du lama blanc - Tome 02: La plus belle Illusion (2016) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome car il s'agit d'une histoire complète en trois tomes. La parution initiale de celui-ci date de 2017. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs avec l'aide de Pia pour ces dernières.


Une balle traverse le crâne d'un Tibétain en train de manifester pacifiquement en agitant son moulin à prière. Les soldats chinois ont ouvert le feu avec des rafales de mitraille et des jets de grenade, sur la foule qui manifeste en lançant des chaussures et des chapeaux : c'est un carnage. Les Tibétains sont massacrés sans pitié. Dans le ciel au-dessus du palais du Potala apparaît un engin volant : une soucoupe volante peinte en camouflage, avec une croix gammée sur le fuselage. Elle atterrit sur le toit d'un des bâtiments du palais. Trois soldats nazis en descendent en portant une caisse. Il faut qu'ils se dépêchent car il ne restera bientôt plus un Tibétain en vie, et les Chinois commenceront alors à fouiller le palais. Le responsable du trio estime qu'ils en ont pour moins de cinq minutes. Ils entrent dans le bâtiment et descendent. Ils trouvent le stupa doré qu'ils recherchent et font sauter le cadenas qui en ferme l'intérieur. Ils y trouvent le vase sacré qui contient les restes du cinquième dalaï-lama, et le brisent. Ils transfèrent les restes dans la caisse et retournent à leur soucoupe avant d'avoir été détectés. Mission accomplie.



Les Chinois pénètrent dans le palais en défonçant la porte à grands coups de pied. Les moines sont assis en tailleur à même le sol, sans aucune intention de résister encore moins de se battre. Le général exige qu'ils lui indiquent sur le champ où se cache le dalaï-Lama, ou il leur fait sauter la cervelle. Un moine répond que lui et le panchen lama se sont enfuis et qu'ils veulent se rendre en Inde. C'est tout ce qu'ils savent. Le général l'abat à bout portant d'une balle dans la tête, et il ordonne qu'ils soient tous mis à mort. Il ordonne également de contacter immédiatement les postes frontières et il veut des policiers sur chaque route, chaque chemin, chaque sentier. Les deux fuyards sont accompagnés par les quatre moines Tzu, Dondup, Topden et Tsöndu. Les six hommes constatent qu'ils n'arriveront jamais à traverser ces montagnes à pied sans chevaux. Ils décident de s'assoir en tailleur et de prier les divinités pour leur aide. Au même instant, derrière les fugitifs en prière, sur les hauteurs, Mandarava et Issim utilisent leurs pouvoirs et bientôt un groupe de chevaux sauvages se dirige vers les fuyards qui les enfourchent sans peine. Le nouveau dalaï-lama déclare qu'ils ne font pas de miracles, mais que ce sont les miracles qui les font. Entretemps, le général Chuan-Lao arrive en trombe avec sa jeep à l'école anglaise de Lhassa. À l'intérieur, le père Williams et Léna en fauteuil roulant les voient arriver. Elle déclare au père qu'il doit châtier le général. Elle sait qu'elle est mourante et qu'elle va rejoindre Mister Donovan dont les soldats chinois ont écrasé la tête à coups de pied, Laughton qui a été empalée sur un pieu, Samy le cuisinier qu'ils ont noyé la tête dans les latrines. Elle-même a été violée par quarante soldats ricanant et jetée ensuite dans la rue, avec une bouteille de whisky entièrement enfoncée dans le sexe par Lao. Ils l'ont déchirée. Ils ont dévasté son âme.


En entamant le premier tome de cette deuxième (et peut-être dernière) saison, le lecteur avait eu l'impression de bien cerner la direction générale de l'intrigue : assez similaire à la première saison avec l'avènement progressif d'un nouvel avatar du lama, succédant ainsi à Gabriel Marpa. Avec le deuxième tome, il était déjà moins sûr de lui, à la fois par la mise en scène de Tenzin Gyatso le dalaï-lama depuis le 17 novembre 1950, à la fois par la présence d'Adolf Hitler (né en 1889) ayant visiblement survécu et alors âgé de soixante ans. Avec ce troisième tome, il comprend qu'il avait fait fausse route dans sa projection. Ses derniers doutes s'envolent avec l'arrivée des nazis en soucoupe volante. Il est vrai qu'il aurait pu s'en douter car l'apprentissage des nouveaux lamas progressait beaucoup plus rapidement et plus facilement dans le tome 2. Dans un premier temps, il retrouve bien la suite de l'invasion du Tibet par la Chine, avec le massacre des civils. À nouveau les deux premières pages s'avèrent d'une grande force, baignant dans des nuances de rouge, avec une représentation de la violence descriptive et percutante. La première image montre le moine de profil, sans arrière-plan, sur fond blanc, crachant un filet de sang par la bouche, et de la matière cervicale expulsée par l'arrière du crâne, le cadrage de profil met en évidence la trajectoire de la balle permettant à l'artiste de s'affranchir de la représenter. Les cases du dessous montrent les Tibétains se faire faucher par les balles dans un ballet morbide, et celle en bas de la page montre la détermination hargneuse des soldats à mener à bien leur besogne.



L'arrivée de la soucoupe volante s'effectue en bas de la deuxième planche, sur fond de nuage blanc, mais de ciel d'une teinte rouge orangé, évoquant le rouge de la boucherie précédente. Comme dans les tomes précédents, l'artiste se montre un coloriste sophistiqué, navigant entre approche naturaliste et expressionisme. Le récit se prête remarquablement bien à cette vision artistique, entre les moments qui montrent comme un reportage, et ceux où l'émotion prend le dessus, soit comme conséquence d'une action, soit comme moteur d'un individu. Bess l'utilise également comme effet spécial, par exemple pour l'apparence du corps astral de Gabriel Marpa et des deux autres lamas. La connivence entre scénariste et artiste est manifeste quand Hitler se roule dans le sang de ses soldats qui se sont sacrifiés pour lui : Bess le colorie alors en rouge des pieds à la tête, plus comme un symbole que comme la réalité du sang ayant imbibé ses vêtements et ayant séché sur sa tête, ses cheveux ou ses mains. De même, l'irruption des soldats d'Agartha dans le monde de la surface induit que les décors prennent une teinte jaunâtre, comme s'ils étaient contaminés par la présence de ces conquérants. Une fois que son regard est attiré par cet usage des couleurs, le lecteur remarque que l'approche naturaliste est minoritaire, alors qu'il était persuadé qu'elle était majoritaire.


Le lecteur ajuste donc son horizon d'attente à la réalité de ce que raconte ce troisième tome. Il s'avère aussi riche que les précédents : l'invasion du Tibet par la Chine et le sort du général Chuan Lao, le devenir des personnages secondaires (ledit général et ses deux soldates, le père Williams, Léna, les quatre moines, le dalaï-lama et le panchen lama, Lin-Fa), le plan d'Adolf Hitler, et bien sûr le devenir des deux nouveaux lamas. Il est vraisemblablement pris totalement au dépourvu par le développement sur Agartha. Certes il avait été question de ressources extraordinaires dans les caves de la lamaserie où Gabriel a été moine, mais c'était dans le premier cycle, et le lien n'est pas clairement établi entre ces armes et Agartha. Le scénariste semble s'inspirer de loin des ouvrages ayant rapproché Agharta au nazisme après la seconde guerre mondiale, par exemple ceux de Louis Pauwels et Jacques Bergier, de Jean-Claude Frère et de Jean Robin. Le lecteur y voit surtout une péripétie en provenance directe d'un roman d'aventures de la fin du dix-neuvième siècle ou début du vingtième, et l'occasion pour l'artiste de réaliser un splendide dessin en double page pour montrer ladite cité, puis une scène dans laquelle la nuée des soldats d'Agartha se déverse sur le monde. La résolution de cette partie de l'intrigue laisse le lecteur comme deux ronds de flan, du fait d'une faiblesse qui s'apparente fort à un deus ex machina et un clin d’œil à un célèbre roman de Herbert George Wells (1866-1946).



Le lecteur repense à ce qu'il vient de lire. L'invasion chinoise du Tibet est un fait historique, et l'auteur préfère entremêler son récit à la réalité historique plutôt que de la bouleverser, à l'exception de la survie du Führer. La survie de ce dernier peut se voir comme une allégorie de la perpétuation de l'esprit belliqueux, de la volonté d'exterminer d'autres humains, une soif de pouvoir qui ne supporte pas la résistance. Avec cette façon de voir en tête, le lecteur se rappelle la page d'ouverture de ce tome, du visage fermé des soldats chinois exterminant les Tibétains pacifistes, et il se rend compte que c'est l'auteur qui exprime son point de point de vue sur cette invasion. Les séquences impliquant Agartha montre comment Hitler est accepté comme chef temporel et spirituel, grâce à sa capacité à commander le suicide sacrificiel de ses propres soldats. Une mise en scène glaçante de l'ego démesuré, de l'obéissance aveugle jusqu'au sacrifice, qui s'empire encore avec le fait que le dictateur parade couvert du sang de ses hommes, complètement ivre de sa puissance mortifère. Indépendamment de la résolution anti-climatique du conflit contre Agartha, le lecteur constate que la vie triomphe, plus pérenne que la volonté d'exterminer.


La clôture de ce deuxième cycle s'avère des plus déroutante, ne serait-ce que parce qu'elle ne correspond en rien à ce que pouvait s'imaginer le lecteur. Pourtant, la narration visuelle est toujours aussi habitée et entraînante, impressionnante par son intensité, que ce soit dans des passages spectaculaires pour le paysage ou l'environnement, ou dans ceux submergés par les émotions. Le scénario est imprévisible, virant vers le fantastique teinté d'ésotérisme. Le suspense est neutralisé par un déroulement improbable, mais pas dépourvu de sens. Le thème principal s'impose progressivement : l'inhumanité de toute conquête, de toute invasion, la morbidité d'une telle entreprise, et les souffrances qu'elle génère, bien sûr chez les peuples exterminés, mais aussi chez les agresseurs.



mardi 21 juin 2022

Ulysse Nobody

Être quelqu’un


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Gérard Mordillat pour le scénario, Sébastien Gnaedig pour les dessins, Francesca & Christian Durieux pour les couleurs. Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs, comportant 140 pages.


Ulysse ne s’appelait pas Nobody. Ni Ulysse d’ailleurs. C’était son nom d’acteur. Le nom du personnage qu’il avait créé pour son one-man-show. Son pseudo. Sa marque. Nobody comme un slogan. En cette veille de Noël, Nobody avait droit à une heure d’antenne, de 23 heures à minuit, sur Radio Plus. C’est la nuit de Noël au Havre, Ulysse Nobody se rend à la station de radio pour animer son émission. Il entre le bâtiment salue Mustapha, le vigile à la réception. Il lui souhaite un joyeux Noël. Il entre dans le studio d’enregistrement et s’installe : il enlève son manteau, pose la bouteille de vin qu’il a acheté sur la table, avec un verre. Au signal de l’animateur précédent, il salue ses auditeurs et commence à raconter son premier conte de Noël. C’est la nuit de Noël. Un pauvre petit garçon atteint de la tuberculose se désespère de n’avoir pu applaudir le clown Boum Boum avant de mourir. Mais à minuit moins une, le clown entre dans la chambre de l’enfant… Et l’enfant meurt dans ses bras, le visage rayonnant de bonheur. Noël triste. Il enchaîne avec deux autres contes tout aussi tristes, et il se fait virer par le vigile sur les ordres de Solange Chausson-Bernstein, la présidente de la station.



Ulysse Nobody se rend alors à son troquet favori, où il est accueilli par ses potes comédiens qui le félicitent pour ses Noël tristes et le plaignent d’avoir perdu son emploi. Ils boivent des coups et papotent. Ulysse leur propose que chacun écrive sa bonne résolution pour l’année à venir sur un papier à cigarette, puis l’enflamme et de verser les cendres dans un verre avant de le boire. Sur le sien, il écrit : être quelqu’un. Le lendemain, il se présente à l’accueil de la station de Radio Plus. Il est décidé à présenter ses excuses à madame Chausson-Bernstein, à s’aplatir devant elle, à battre sa coulpe, à promettre que plus jamais, non plus jamais, il le jure, il ne ferait une telle émission comme Noël triste, qu’il avait bu, que les fêtes le poussaient à la neurasthénie. Il salue Mustapha et demande à voir la directrice, mais celui-ci lui répond qu’il n’est plus accepté, qu’il ne peut pas l’autoriser à monter. Il rentre chez lui et il écrit une longue lettre d’excuse à la directrice. Il termine en lui souhaitant une bonne année. Il sort dehors et se rend dans un théâtre pour proposer à son propriétaire de d’y créer la saison deux de son one-man-show. L’autre lui répond qu’il ferme son établissement le soir-même et qu’il sera remplacé par un magasin bio dans dix jours. Ulysse Nobody ressort un peu abattu et il va rendre visite à son père. C’est sa nouvelle compagne qui lui ouvre, juste vêtue d’une serviette de bain. La discussion s’engage entre lui et son père qui lui reproche de continuer à gâcher son talent avec des bêtises.


Par la force des choses, le seul nom de Gérard Mordillat confère un caractère d’événement à cette bande dessinée, car c’est un romancier, un poète et un réalisateur de grande renommée. Il est fort probable qu’avant même d’entamer cette bande dessinée, le lecteur sache de quoi il retourne : un acteur sans emploi qui est recruté pour être le candidat du Parti Fasciste Français aux élections législatives dans l’Aisne. Cet a priori fixe son horizon d’attente. Dès la première séquence, il découvre une narration visuelle très facile à lire : des contours détourés par un trait fin pour les personnages, une simplification des silhouettes et des visages, les doigts représentés sans phalanges. Ce n’est pas une simplification pour rendre le dessin accessible à des lecteurs enfants, mais elle confère une douceur à chaque personnage, une forme d’accessibilité qui ne porte pas de jugement de valeur sur l’individu, pas de distinction de traitement entre Ulysse, ses copains, les autres membres du Parti Fasciste Français (PFF), pas de bons contre des méchants, juste des êtres humains dans leur banalité, mais aussi leur particularité. Ulysse est un bonhomme un peu rondouillard, au regard souvent triste, la tête un peu baissée en avant comme une forme de résignation face au destin, aux épreuves de la vie qui lui sont rarement favorables. Fabio semble être un trentenaire ou un jeune quadragénaire, gentil et prévenant, sans agressivité particulière, sans volonté de nuire, avec une sollicitude réelle pour Ulysse et ses problèmes. Monsieur Maréchal, le président du PFF, est plus âgé, avec un visage un peu plus fermé, mais tout autant honnête. Marilyn semble être un peu plus dure dans ses positions, sans être non plus agressive.



L’apparence simple des personnages n’empêche pas qu’ils disposent chacun d’une garde-robe adaptée à leur personnalité, à leur position sociale. Le lecteur peut observer la différence en le costume bon marché de Nobody au début avec son foulard dans l’ouverture de sa chemise, et le costume trois pièces beaucoup plus chic avec une cravate lorsqu’il monte à la tribune lors de la campagne. Il sourit en détaillant la tenue de Marilyn en accord avec son caractère. Le lecteur remarque que l’artiste gère la représentation des décors et des arrière-plans de manière un peu différente. Le dessinateur leur donne plus de consistance qu’aux personnages, avec un niveau de détail supérieur : la grande roue en page 3, les façades d’immeuble dans les scènes en extérieur urbain, l’intérieur du studio de radio, les tableaux accrochés aux murs du troquet, l’intérieur de la petite salle de théâtre, la vue depuis la terrasse de la maison du père d’Ulysse, les différents sites remarquables du Havre, la façade de la gare de Lille Europe, la magnifique vue extérieure d’un château propriété d’un sympathisant du PFF, le pavillon de Marilyn, un plateau télé plus vrai que nature avec son pupitre de régie, une halle au marché sous la pluie, etc. Sans oublier la sculpture monumentale UP#3 des artistes Sabona Lang & Daniel Baumann, installée sur la plage du Havre à l’occasion des cinq cents de la cité en 2017.


Grâce à la douceur des dessins, le lecteur s’immerge tranquillement dans le récit, à la suite de ce monsieur vraisemblablement quadragénaire, pas très bien dans sa peau, au point de mettre en l’air sa carrière, ou tout du moins de perdre son seul travail, dans un contexte professionnel peu favorable. Il le regarde exprimer une forme d’amertume qui ne dit pas son nom, essuyer les refus polis les uns après les autres, le suivant un peu plus humiliant que le précédent. La direction d’acteur se situe dans un registre naturaliste, correspondant à des adultes déjà installés dans la vie, de manière un peu précaire pour certains. Puis il se présente une opportunité de mettre à profit ses compétences d’acteur pour incarner un candidat d’un parti politique sulfureux. Ulysse Nobody semble faire siennes ces valeurs discutables. L’auteur développe des argumentaires par la bouche de ses personnages pour rendre cette éventualité quasiment plausible. Le lecteur assiste à une performance d’acteur posé quand Nobody réalise un discours devant une assemblée de plusieurs centaines de personnes, se déroulant sur cinq pages. Il voit Fabio, celui qui a recruté Nobody, expliquer la stratégie de campagne, en des termes simples, dénotant un vrai savoir-faire en la matière. Le récit se poursuit jusqu’aux résultats de l’élection législative, et les conséquences pour Ulysse Nobody. Il y a quelques piques bien senties : la manière de rendre le fascisme acceptable aux yeux d’une partie du public, l’attrait du salaire mensuel d’un député, les candidats qui doivent acheter et payer le kit de campagne (17.000€), un meeting qui dégénère en campagne, Ulysse gêné par les convictions antisémites et racistes d’un sympathisant, la nécessité de se prêter à l’exercice d’enregistrer des pastilles vidéo pour internet sans grand rapport avec le programme électoral, etc. Bien sûr, il y a le principe même de créer un candidat de toutes pièces, à partir d’un acteur. Mais finalement la charge contre un parti d’extrême droite bien connu se cantonne à donner le nom de Maréchal à son président (comme Marion) et au cynisme des professionnels de la politique.



Il en va différemment pour le portrait dressé du personnage principal. Là encore, le lecteur présuppose qu’il va y a voir une forme de dénonciation d’un système économique qui contraint l’individu à tout accepter pour pouvoir disposer d’un travail et d’une rémunération. Mais non, le cœur de l’histoire n’est pas là non plus. Une fois l’ouvrage terminé, le lecteur le refeuillète rapidement depuis le début et il constate que les auteurs ont joué cartes sur table depuis le début. Le vœu d’Ulysse Nobody pour la nouvelle année est d’être quelqu’un. Lorsque Fabio lui expose ce qu’il aura à faire pendant la campagne, l’acteur lui demande s’il montera sur scène. Lorsqu’il doit réaliser des pastilles vidéo, il peut raconter ce qu’il souhaite. Lorsqu’il est approché par Fabio, il est immédiatement sous le charme de son discours qui flatte son ego. En bon acteur, il se prépare en se regardant dans le miroir, et lorsqu’il se retrouve opérateur d’une plateforme téléphonique de vente par correspondance, il regarde le miroir intégré au cubicule de travail. En fait, le protagoniste ne semble jamais souffrir du syndrome de l’imposteur : il est dans son élément en se donnant en spectacle, en interprétant. Il se nourrit du regard des autres, de capter leur attention, d’être le centre de leur attention. Le lecteur comprend alors qu’il s’agit du portrait sans concession d’un individu narcissique. Il voit comment un tel individu peut raconter des drames atroces le soir de Noël, ne pensant qu’à sa propre souffrance, sans penser un instant aux autres, aux conséquences d’un tel acte, comment son incapacité à trouver un emploi ne peut pas être entièrement imputable aux autres et au système économique. Il apparaît qu’il n’est pas un bon acteur, car il finit toujours par sortir de son rôle pour satisfaire son ego. Le lecteur voit un individu incapable d’aucune forme d’empathie, uniquement préoccupé de satisfaire son plaisir en mettant en scène son ego devant un public. Il ne connaît qu’un bref moment de lucidité quand son agent Mona lui demande s’il connaît l’effet Dunning-Kruger, un effet de sur-confiance quand les moins qualifiés dans un domaine surestiment leurs compétences. Les personnes incompétentes ne parviennent pas à se rendre compte de leur degré d’incompétence et tendent à se surestimer. Et surtout ils ne reconnaissent jamais la compétence de ceux qui la possèdent véritablement. Il se demande si elle parle de lui, et il abandonne cette hypothèse, convaincu qu’elle parle de tous les autres qui se trouvent meilleur acteur que lui.


Cette bande dessinée a été mise en avant comme une critique cinglante de l’imposture de certains candidats politiques, et de la manière dont l’extrême droite procède pour se rendre médiatiquement acceptable. Cette charge est bien présente, mais pas si implacable que ça. Cela conduit le lecteur à considérer autrement l’histoire, si facile d’accès, si simple à lire grâce à une narration visuelle douce et d’une lisibilité épatante. Il se retrouve alors partagé entre son empathie pour un être humain au chômage, sans perspective d’emploi, et son aversion pour ce même individu qui se révèle uniquement préoccupé par la possibilité de disposer d’un public dans une salle qui n’a d’autre choix que de l’écouter. Un portrait impitoyable de l’égocentrisme présent en chacun de nous.



jeudi 16 juin 2022

La Grimace

Les animaux eux ne mettent jamais de masques.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de tout autre, d’inspiration autobiographique. Sa première édition date de 2021, et elle compte 70 pages en noir & blanc. C’est l’œuvre de Vincent Vanoli, auteur complet, scénario et dessins. Il s’agit de sa quarantième bande dessinée, la précédente étant Le promeneur du Morvan parue en 2019. Elle se termine avec une postface de deux pages en petits caractères.


La rue Thiers. À la fin des 1970, en Meurthe et Moselle, à Mont Saint-Martin, la famille de Vincent habitait rue Thiers. Si ses souvenirs de ce temps-là sont si incertains, c’est parce qu’il alors était trop occupé à faire face à la grimace. Occupant l’espace resserré entre les bords de la fenêtre et les rideaux, le voilà dans le temps arrêté de la rue Thiers, comme elle s’appelait à l’époque des usines, aujourd’hui silencieuse et vide, quand elle était la plus passante et la plus bruyante quand autobus et autres poids-lourds faisaient vibrer la maison elle-même. Impression. Il se tient immobile comme devant le miroir et son reflet. C’est cette rue immuable qui lui donne l’impression qu’il est toujours le même, ou plutôt que celui qu’il est contient encore une part de celui qu’il était.



La grimace. Soudain des silhouettes fugitives font irruption dans la rue. Qu’est-ce que c’est ? Qui sont-elles ? Ce sont ses camarades du passé. Ils sont là exprès : ils ont dû guetter son retour et ils reviennent pour lui faire la Grimace, pour qu’elle se réactive. Et il devient le reflet de ce qu’il voit. La case-fenêtre ne le protège plus et il se déforme. Voilà qu’à son tour maintenant, il refait la Grimace. Dehors ses copains font des grimaces d’enfant et il en fait de même par mimétisme. L’usine. L’adulte se souvient qu’enfant il sentait une odeur envahir parfois les rues : une des odeurs de l’usine qui s’immisce silencieusement, un rappel qu’elle est bien là. Le tabac. Vincent adulte se retrouve dans la chambre qui apparemment est la sienne, mais qui devrait normalement être celle du dessous, celle qui possède une terrasse. Ce n’est pas grave, de celle-ci, il voit le bois de peupliers d’un peu plus haut. Elle est peut-être seulement un peu plus basse de plafond. Quelqu’un est venu pour préparer son lit. Son tabac sent bon et il en aime l’odeur, mais elle est détestable quand il est fumé. C’est pour ça qu’il aurait préféré la chambre d’en-dessous, pour pouvoir aller sur la terrasse. Il doit descendre : passer du sommet de la maison, zone symbolique dédiée à l’imaginaire qui y déploie ses ailes, à sa base stabilisant et maintenant l’édifice par son enracinement dans la terre-mémoire. En descendant les escaliers. Grâce aux escaliers qu’il emprunte, il va rejouer malgré tout la mélodie du passé. Ils sont une portée musicale dont les notes sont des creux dans le bois de la rampe ou les défauts particuliers de vieilles marches. Arrivé en bas, il voit sa mère qui l’attend avec sa petite sœur habillée et le manteau sur le dos, avec son cartable : c’est l’heure d’aller à l’école.


Dès la première page, le lecteur découvre ou retrouve les particularités graphiques si prégnantes de l'auteur : des dessins avec une forte densité de noir et de gris dans chaque case, une minutie dans les détails marquée d’une forme de naïveté dans certaines représentations, un gauchissement des formes et des perspectives, une représentation des personnages qui fait qu’il n’est pas possible de les prendre complètement au sérieux, à la fois du fait d’expression parfois ridicules ou simplettes, et de leur nez en trompe de papillon recourbée. Sur la planche 3, il voit aussi les cases biseautées, en trapèze pour introduire une forme de désordre. En bas de cette même page, l’artiste utilise une déformation en œil-de-chat. En planche 6, il réalise une savante construction de page : dans la partie gauche de la planche, Vincent descend l’escalier, étant représenté à trois niveaux différents, chaque palier desservant une pièce différente dans la partie droite de la planche, sans bordure de case entre les deux, avec les cloisons séparant les pièces en vue de dessus, une construction savante et complexe, parfaitement lisible. Le premier phylactère n’arrive qu’en planche 7. En planche 8, il réalise un dessin en pleine page, avec à nouveau Vincent représenté à trois endroits différents, ayant progressé en marchant. Planche 10 : seulement deux cases muettes racontant un accident de camion transportant des cochons. Planche 18 : une case centrale en insert sur des cases disposées en deux bandes. Planche 29 : des cases de la largeur de la page pour montrer les joueurs répartis sur la largeur du terrain de football. Planche 54 un dessin en pleine page montrant l’extérieur de la maison de la famille des Vanoli, et trois inserts pour montrer ce que fait chaque membre dans une pièce différente. La planche 67 est un dessin en pleine page, repris à l’identique pour la couverture qui a bénéficié d’une mise en couleur en bleu.



Cette forme de diversité dans la construction des planches, et de pointe de caricature dans la représentation des individus (le nez en trompe de lépidoptère, leurs membres parfois un peu caoutchouteux, la position pas toujours très naturelle de leur main) n’empêche en rien un niveau de détails élevé. Le lecteur s’en rend compte dès la première page avec la vue générale de la rue Thiers : chaussée, trottoirs, poteaux électriques, pavillons à l’architecture différente (toiture, rambarde, persienne, forme des fenêtres, cheminée, porte de garage), arbres d’alignement. De page en page, le lecteur apprécie cette qualité descriptive, cette représentation des environnements quotidiens de Vincent enfant : son pâté de maison, le grand jardin, sa chambre, l’entrée de la maison, la cave, la chambre de sa sœur Catherine, le grenier, la buanderie, le terrain de foot, les rues alentour, la chambre du fils de la propriétaire avec sa collection de masques, la passerelle au-dessus du complexe industriel, la vision des cheminées des hauts fourneaux, etc. Il lui suffit de regarder le dessous de caisse du camion renversé en bas de la planche 10, pour voir le savant mélange d’éléments techniques précis et réalistes, et d’éléments fantaisistes maîtrisés venant accentuer l’impression : mine de rien, l’artiste fait œuvre d’une reconstitution historique minutieuse et bien fournie. Dans la postface, Vanoli explique que dans son enfance, chaque fois que lui ou un de ses camarades émettait une fantaisie, surtout une qui ressemblait à se donner de l’importance, ou avoir une trace de prétention, il était tout de suite moqué. Il fallait toujours se faire remettre à place, et l’humour et l’ironie avaient vite fait de leur rabattre le caquet, leur faisant avoir honte d’avoir pu se croire plus malin. C’est pour ça que ses pages seront toujours noires, et sûrement aussi à cause de cet état d’esprit de moquerie permanente d’alors que les facéties grotesques y occuperont toujours une place.


Dans cette même postface, l’auteur explique également qu’il se représente sous les traits d’un adulte archétypal car c’est celui adulte qui raconte et revit les scènes, alors quel intérêt de se redessiner enfant ? Cette bande dessinée relève donc des souvenirs d’enfance, entre 1975 et 1981, c’est-à-dire quand l’auteur avant entre 9 et 15 ans. Il explicite son objectif : une volonté nostalgique de faire revivre cette période. Mais tout s’est donc transformé dans son esprit et surtout pendant la conception car c’est bien au moment de dessiner les planches que lui viennent toujours les idées précisées, les solutions, les prises de position esthétiques : les choses qu’il écrit ou qu’il imagine avant se transforment quand il dessine sa page. De fait, le lecteur découvre bien des souvenirs d’enfance, en ayant conscience qu’ils ont été transformés par la mémoire, et retranscrits avec une pointe de dérision. En vrac : une expression étrange utilisée par sa mère pour saluer ses connaissances dans la rue (Pour rien, bonjour Madame), aller chercher le lait à la ferme, l’accident du camion transportant les cochons, le plaisir intense de boire la crème du lait, aller jouer au sous-sol, la crainte diffuse de la fermeture des usines, aller jouer dans le grand jardin, les après-midis d’automne passés à s’ennuyer dans le jardin, le père qui organise une aventure pour aller dans le grenier, un match de football interclasse, le souvenir de s’être perdu à quatre ans pour aller à l’école ménagère de sa mère, le visionnage du film Le cuirassé Potemkine, les pollutions nocturnes, le paysage industriel, sa mère restant debout lors d’un repas chez la belle-famille en guise de protestation, etc. Ce sont des petits moments de l’enfance, des expériences universelles dans ce qu’elles apportent, et totalement spécifiques à l’enfance de l’auteur.



Ces souvenirs sont aussi une reconstitution historique avec des artefacts culturels : Chéri Bibi (1976, 46 épisodes, 13mn), Croc-Blanc (1906) de Jack London (1876-1916), Capitaine Fracasse (1863) de Théophile Gautier (1811-1972), Pink Floyd, le Muppet Show, le cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein (1898-1948), une représentation avortée des Fourberies de Scapin. En filigrane, c’est la perception inconsciente d’une réalité sociale, celle de l’industrie de la sidérurgie dans le bassin Lorrain à la fin des années 1970. Il est question de l’ampleur du bassin industriel, des usines qui composent le paysage, de la menace de leur fermeture dans une mesure non quantifiée et donc du chômage comme une épée de Damoclès. Les deux souvenirs les plus vivaces de l’enfant sont celui de marcher sur le dos de la bête, c’est-à-dire l’usine avec son odeur, son grondement qui se transmet au corps, ainsi qu’une journée où tout s’est arrêté (planche 55) où toute la population avait d’abord voulu s’isoler, comme honteuse d’avoir été frappée et trahie, avant d’oser sortir à nouveau pour réagir. Le lecteur en déduit qu’il s’agit du 19 décembre 1978, journée Ville morte, puis manifestation de vingt-cinq mille personnes. Cette planche (numéro 55), comme toutes les autres, présente un titre en haut : Silence (2), ce qui renvoie par rapprochement à la page intitulée Silence (planche 24) où Vincent contemple la partie potagère du jardin, en silence.


L’ouvrage se termine de six pages, au cours de laquelle l’auteur parvient à s’évader. Le lecteur comprend que Vincent est entré dans l’âge de l’adolescence où il s’émancipe, devient plus autonome et construit sa personnalité adulte avec ce qu’il a été enfant, ce qui a été transmis par ses parents et par son environnement, et ses expériences sans eux, avec d’autres individus. Finalement, il n’aura presque pas parlé de sa sœur. Pour autant, le lecteur a découvert avec curiosité ces souvenirs d’enfance, transcrits par une narration visuelle aussi élégante et sophistiquée, que potentiellement déroutante par son esprit de dérision et de fantaisie. Il a fait l’expérience de l’universalité de certaines prises de conscience, de la manière dont l’environnement géographique, familial, socio-culturel façonne l’enfant et l’adolescent en devenir, avec une forme aussi personnelle qu’affective à sa manière.



mardi 14 juin 2022

Le Portrait

Dessiner la vie… Le rêve impossible…


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première parution date de 1990. Il a entièrement été réalisé par Edmond Baudoin, scénario, dessin. C'est une bande dessinée en noir & blanc, comprenant 44 planches.


La nuit dans une rue de Paris, les façades et les voitures semblent perdre de leur consistance, leurs formes devenant plus lâches, plus esquissées à gros traits de pinceaux, jusqu'à composer une vision abstraite de courbes, d'aplats et de tâches. Puis les piétons passent, d'abord une vision de leur tête, puis de leur buste. Les bâtiments et la statue équestre sur la place donnent l'impression de dégager une aura, d'irradier vers le ciel. Le regard se fixe sur la tête d'un homme qui semble se démultiplier en kaléidoscope reproduisant le même visage avec des nuances dans son expression. En fait, une fois la vision revenue à la normale, il s'agit bien d'un unique homme avec la statue équestre derrière lui. Les autres visages de la foule reviennent. Un flux de pensée évoque la nature évidée, creuse de la femme dont toujours le sexe se retire. Pour autant elle ne souhaite pas être soignée. Elle n'est pas malade à en mourir, mais folle à en vivre. Un autre flux de pensée réfléchit à l'acte de peindre. L'univers enfle, baudruche démentielle… Venise s'enfonce irrémédiablement. Le galop de la mort, de la vie… Au centre du maelström, l'homme ne rêve que d'immuable, que de toujours, que de jamais, de toute sa vie… L'imbécile. Peindre l'homme ?… Un réveil arrêté dans le désert du Nevada avant l'explosion de la première bombe atomique ! Mais comment peindre cette seconde ?…



Peut-être faut-il préférer la saveur du manque, ce désir inassouvi, plutôt que l'obscénité bouffie de la satisfaction… et offrir la mort à l'excès de sa vie. Michel vient de terminer de peindre une rangé d'individus de plain de pied, de dos, et il a laissé une place vide entre deux hommes. Charles lui demande : et le trou blanc entre les hommes en noir ? Il répond : le troublant, il aimerait y dessiner la vie. Le rêve impossible : une fois de plus, il souhaite s'y confronter, s'y cogner comme le papillon de nuit au réverbère. Il cherche un modèle vivant. Les deux amis sont attablés dans un café. Michel promène son regard autour de lui et il remarque belle jeune femme pleine de vie. Ailleurs un amant en pantalon et torse nu rompt avec sa compagne Carol : c'était super, il savait qu'elle ne pleurerait pas, vraiment super. Il lui rend ses lettres. Elle pense en son for intérieur : les lettres, c'est pire qu'une provision de confiture pour passer l'hiver, et son amour en papier cadeau… aux ordures. Elle est allée trop vite, trop vite, c'est son rythme d'amour, tout, tout de suite. Pourquoi les hommes reprennent-ils toujours ce qu'ils ont donné ? Elle sort dans la rue et continue à penser aux amants qui passent, quand elle est interpellée par Michel, qui l'appelle par un Mademoiselle ! Elle marque un temps d'arrêt et il lui propose de poser pour lui. Elle accepte tout simplement, puis elle continue son chemin. Dans le métro, un homme chante une chanson d'amour, sûrement de lui, nulle.


Edmond Baudoin est un bédéaste atypique qui a entamé sa carrière à quarante ans, avec une approche très personnelle. S'il ne connaît pas son œuvre, le lecteur en prend conscience dès la première séquence. Visuellement elle s'ouvre sur une page avec trois cases de la largeur de la page, les dessins au pinceau allant de l'impression laissée par une rue, épurée jusqu'à l'abstraction pour la troisième case. Les cases des trois pages suivantes ne vont pas jusqu'au même degré d'abstraction, mais conserve ce mode de représentation avec des traits épais, qui s'attache plus à l'impression générale qu'à la finesse de détails. Tout du long, le lecteur observe cette façon très libre d'utiliser la page et les cases : des bordures tremblotantes tracées à la main, des cases sans bordure, des personnages qui évoluent dans une décomposition du mouvement (Carol représentée cinq fois ou plus à la suite dans une même bande pour la voir bouger), un personnage représenté dans différents positions dans des dessins enchevêtrés sans bordure de case, sans respecter un alignement sur une bande, trois pages consacrés à des portraits en gros plan de Carol allant de l'esquisse à quelques coups de pinceaux pour faire naître son visage et son sourire. L'artiste s'émancipe de temps à autre de la stricte continuité narrative pour introduire une image métaphorique : un arbre sans feuillage, planche 6, une étendue d'herbe avec des poteaux téléphoniques en planche 26, le retour de l'ombre chinoise de l'arbre planche 37, un autre arbre sans feuillage planche 43.



La liberté de ton narrative s'applique également aux textes, au mariage des mots avec les images. Une seule phrase pour la première page, en écriture manuscrite, puis deux flux de pensée distincts dans les pages suivantes, celui de Carol dans cette graphie manuscrite en minuscules, celui de Michel en capitales dans des cartouches rectangulaires. D'un côté une femme qui s'interroge sur sa vie amoureuse, son rapport aux hommes et ses rêves, de l'autre un artiste qui s'interroge sur sa capacité à reproduire la vérité d'un sujet vivant, et dans le même temps cette déambulation visuelle dans les rues de la ville. Une fois posé ce principe, la narration reprend un mode plus conventionnel : des personnages identifiés en train d'interagir, Carol d'un côté, Michel de l'autre. Leurs chemins se croisent : l'un pose pour l'autre. Leurs chemins se séparent, ils croisent ensemble une autre personne. L'histoire relate de brefs instants de la vie quotidienne, aussi banals dans ces vies, qu'uniques et exceptionnels pour ce qu'ils apportent à ces vies, et différents de ceux de la vie du lecteur. Il y a bel et bien une progression narrative et dramatique qui ne se limite pas à l'évolution d'une relation entre deux êtres qui se rencontrent : elle charrie également des interrogations sur la motivation existentielle de l'un et de l'autre, sur la mise à l'épreuve de cette motivation à l'aune de la réalité physique.


Le lecteur se dit que cette bande dessinée devait détonner dans la production du début des années 1990, car elle détonne toujours autant trente ans plus tard. Il s'agit du onzième album de l'auteur, et il avait été publié à l'origine par Futuropolis. En fonction de sa sensibilité, le lecteur va être plus ou moins sensible à l'un ou l'autre thème développé. Par exemple, il peut y voir un flirt entre un peintre et sa modèle, un homme d'une quarantaine d'années, peut-être plus, et une jeune femme de moins de trente ans. Une attirance réciproque, dans une relation non consommée. Il suit le fil de pensée de Carol : elle apprécie de poser car elle ressent que Michel est là, terriblement attentif, elle devient alors sûre d'exister. Il suit le fil de la pensée de Michel : parvenir à traduire ce qu'il y a derrière la façade la peau, en concentrant ou en réduisant l'énergie de l'ensemble de ses membres, de sa tête de ses organes pour faire un dessin, réduire et concentrer cette tension seulement et toujours au bout de ses doigts.



Le lecteur peut également percevoir dans ces pages comme des réflexions disparates accrochées sur la trame très basique de cette relation entre peintre et modèle. Alors ce sont les incongruités qui attisent son attention. En vrac, la conviction de Carol que les hommes reprennent toujours ce qu'ils ont donné, le jeune homme et sa chanson nulle dans la rame de métro, les hommes à une table en terrasse qui soulèvent la robe de Carol pour voir sa culotte sans réaction de la jeune femme, la réflexion de Michel sur la bande dessinée (il ne comprend pas comment on peut bien dessiner en faisant des choses si petites), l'écrivaine qui explique à Michel que créer c'est aussi prendre une revanche et qu'il faut de la haine pour ça, etc. La remarque la plus inattendue se trouve certainement planche 15 avec le personnage dans la rue qui se fait la réflexion qu'il s'est encore fait caca dans la culotte. Au fur et à mesure qu'il relève ces moments ou ces remarques, le lecteur ressent qu'il découvre une œuvre personnelle, où le créateur se livre avec son propre langage, donnant accès à sa personnalité de façon directe.


Le titre annonce un histoire romanesque basée sur la propre expérience de l'auteur dans ses relations avec une modèle. Le lecteur connaissant un peu la vie de Baudoin, se doute qu'il va également mettre à profit son expérience amoureuse. Il y a de ça bien sûr : une bande dessinée sur l'objectif de l'artiste (dessiner la vie), sur le rôle du modèle en tant que muse, sur la relation à deux sens qui s'établit, sur l'autonomie du modèle dans sa vie qui reste un être indépendant de l'artiste. Par la force des choses, cette relation s'achemine vers une fin ou en tout cas une autre forme, et la bande dessinée correspond exactement à ce à quoi le lecteur pouvait s'attendre. Dans le même temps, la forme s'avère plus libre que prévue, souvent inattendue, s'aventurant vers l'impressionnisme, l'expressionnisme, l'abstrait, ne se cantonnant pas à des cases alignées en bande. Les différentes séquences recèlent chacune leur lot de surprise, allant de la notion de la Terra Incongnita sur les anciens globes terrestres, correspondant à ces zones que l'artiste veut explorer, jusqu'à une remarque condescendante sur les images d'une bande dessinée, en passant par la fétichisation du modèle, son objectification, le rapprochement entre l'homme qui se retire après l'amour et le fait qu'il se sente obligé de partir, mais aussi le besoin d'être observée pour exister. En filigrane, le lecteur perçoit également la démarche du créateur pour traduire des perceptions sensorielles par le dessin. De fait, plus il repense à sa lecture, plus il fait le constat qu'elle recèle de multiples thèmes, alors que cette bande dessinée lui avait parue si simple et facile. Après coup, à froid, il se rend compte de tout l'implicite non verbalisé contenu dans ces pages, une expression d'artiste très riche dans le fond, rendant compte d'un cheminement déjà très fourni dans cette carrière. Il lui vient comme une évidence de prolonger cette lecture, avec L'arleri (2008) en couleurs, du même auteur, sur un sujet proche sans être identique, approfondissant la relation entre artiste et modèle, ainsi que sur l'essence de la femme, et ce qu'il manque à l'homme. Une lecture aussi facile que profonde et généreuse.



jeudi 9 juin 2022

Capricorne, tome 8 : Tunnel

Dans une guerre, il n'y a que deux vérités : la souffrance des victimes, et la comptabilité.


Ce tome fait suite à Capricorne, tome 7 : Le Dragon bleu (2002) qu'il faut avoir lu avant. Sa première parution date de 2003 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 2 qui regroupe les tomes 6 à 9, dont le récit Le Fragment.


Prologue en 1626 sur l'île qui deviendra Manhattan, un amérindien dénommé Capricorne est en train de s'adresser à un petit groupe, prophétisant que l'homme rouge sortira des souterrains qui sont devant eux, inattendu et foudroyant comme le feu qui tombe du ciel, le tomahawk à la main, l'arc bandé, pour ravager la colonie. Les jours de l'homme blanc sont comptés ! Les autres ont sorti un homme après avoir creusé un tunnel dans la grotte, et celui-ci déclare qu'il y a vu sa vie, et autre chose. Capricorne estime que le plus sage serait de céder l'île au gouverneur de la Nouvelle Amsterdam. Quelques jours ou semaines dans le futur, Miriam Ery est assise devant sa machine à écrire, elle contemple un carnet dont des pages ont été arrachées, et elle se met à écrire. Depuis le début de la guerre du Concept, la publication de ses romans relatant les aventures de Capricorne s'est interrompue. Mais elle se sent obligée à poursuivre la chronique, au moins jusqu'au départ précipité de son personnage principal. En outre, elle doit consigner par écrit l'étrange incident la concernant, dont le souvenir semble vouloir s'estomper de sa mémoire. Tout commença une nuit du mois d'août…



Au temps présent, une berline file dans les rues de Manhattan la nuit. Son conducteur doit s'arrêter car un barrage de policiers le somme de stopper. Le conducteur tend un laissez-passer prioritaire, mais les soldats lui intiment de sortir, ainsi que Samuel T. Growth, son passager. Une fois qu'ils ont été extirpés du véhicule et un peu éloignés, un soldat jette une grenade dans la voiture qui explose. Ils repartent en jeep avec leur prisonnier. À côté de la carcasse du véhicule, une plaque d'égout se soulève. Et une main récupère la sacoche du général portant le logo du Concept. Isaak, un clochard, la met dans sa cariole qu'il tire derrière lui dans les égouts. Un nouveau groupe de réfugiés rejoint les rebelles ayant établi leur camp dans les égouts. Parmi eux se trouvent Fay O'Mara, une jeune femme, et Hiram Szbrinowski, un géologue. Ils sont bien accueillis par la communauté, par Ash Grey en particulier. L'homme encapuchonné récupère la sacoche des mains du clochard. Il se dirige avec vers Capricorne pour lui montrer les documents, alors que celui-ci est en train de faire connaissance avec Fay O'Mara. Il ouvre la sacoche et y trouve un document adressé à Samuel T. Growth de rejoindre le triangle, pas de mention de date ou de lieu, juste un code : Holy Minuit. Miriam Ery fouille à son tour ce qu'a ramené Isaak et elle y trouve une paire de gants qu'elle essaye.


L'affrontement incroyablement spectaculaire du tome précédent n'a pas mis fin comme par enchantement, au régime totalitaire du Concept. Le lecteur replonge donc dans cette dystopie semblant se dérouler au milieu du vingtième siècle. Il est entendu que Capricorne est le héros de ce récit d'aventure : il est donc forcément opposé à la dictature, d'autant plus qu'il a été torturé dans un camp de détention. Pour autant, le scénariste ne choisit pas de l'en faire triompher en deux temps et trois mouvements, avec l'aide d'une poignée de rebelles. L'objectif est de parvenir jusqu'au centre d'analyse de ce mystérieux mouvement pour s'emparer de documents révélateurs. Là encore, pas de solution miracle : installés dans les égouts, les rebelles s'arment de pelles et de pioches pour creuser un tunnel. Ils se doutent bien que leur entreprise présente peu de chances d'aboutir puisque l'île de Manhattan est faite d'une solide roche. Conformément aux conventions du récit d'aventure, une opportunité inespérée va se présenter à eux. Mais ce n'est pas tout… En parallèle de cette entreprise, un haut responsable du Concept a été enlevé par un dénommé Joseph, analyste pour le Concept, et une poignée d'hommes armés.



Entremêlé au fil narratif principal, celui de Capricorne, le lecteur découvre des éléments surnaturels qui viennent enrichir et étendre la mythologie de la série. Cette dimension est présente dès le premier tome, et elle continue à se développer. La page d'introduction établit qu'il y a déjà eu un individu s'appelant Capricorne par le passé, au dix-septième siècle, et que déjà à l'époque, il y avait des choses mystérieuses dans le sous-sol de Manhattan. De plus, il est fait référence directement aux trois vieilles femmes du premier tome, vraisemblablement les Moires, et aux cartes du destin qu'elles ont confiées à Capricorne. Les gants de Jefferson Granitt refont leur apparition, avec leur capacité de transmettre un savoir venu d'une autre personne, ce qui donne lieu à la rédaction de plusieurs pages en écriture automatique, par Miriam Ery. Sans oublier la créature qui se manifeste de manière spectaculaire, dérangée de son sommeil par l'ouverture du tunnel qu'avaient obturé les Amérindiens. Andeas fait référence à des événements des tomes précédents qu'il explicite : le 4 dans lequel Astor avait trouvé un livre fantôme, le 6 dans lequel Capricorne avalait e médicament du docteur Sippenhaft. Comme à son habitude, il ne rappelle pas le nom de tous les personnages dans ce tome. Certes ils disposent tous d'une apparence remarquable et mémorable, mais dans ce cas-ci, un trombinoscope aurait été le bienvenu.


Visuellement, l'album commence calmement avec une première page comprenant 10 cases, pour une narration posée et claire. Dans la deuxième planche, le lecteur découvre une case occupant les deux tiers de la page, une vue de dessus montrant Miriam Ery en train de contempler sa machine à écrire, avec l'entrelac géométrique des poutres en premier plan, et une vue détaillée de l'aménagement de son grand salon - salle à manger : la table basse, la table servant de bureau, la table pour dîner, le canapé, les coussins, les tapis, les plantes vertes, une tenture, une étagère avec des livres, etc. Régulièrement, le lecteur reste épaté par une case spectaculaire, par son niveau de détail ou par ce qu'elle montre. Cela commence donc avec l'aménagement d'une très grande pièce. Ça continue dès la page suivante avec une berline qui fonce à tombereau ouvert dans les rues de Manhattan, la suite des façades de gratte-ciels étant courbée pour montrer l'effet de vitesse. Par la suite, le lecteur ralentit sciemment sa lecture, voire effectue une pause pour savourer une case, ou un dessin sur deux planches : l'explosion de la berline sous l'effet de la grenade, à nouveau une vue de dessus cette fois-ci dans les égouts avec l'entrelac des tuyauteries en premier plan, la grande galerie dans laquelle se trouvent les rebelles dans un dessin en pleine page, un autre dessin en pleine page avec les vrilles de la créature qui traversent la tête de chaque personne présente, la découverte de la grande salle dans un niveau en sous-sol avec tous les bureaux identiques et totalement désertée, ou encore le visage fermé et intransigeant avec un soupçon de mépris de Samuel T. Growth.



Avec ces images fortes et mémorables, le lecteur constate le degré d'implication de l'artiste, qu'il retrouve également dans plusieurs séquences. Comme dans d'autres tomes, Andreas laisse la place aux dessins de raconter l'histoire avec des pages silencieuses, c’est-à-dire totalement dépourvues de texte ou de mot. Il en va ainsi des planches 13, 14, 18, 23, 24, 27, 30, 31, 32, 33, 42, soit 11 pages sur 46. Il ne s'agit pas d'une belle image pour en mettre plein la vue, mais d'une narration racontant un événement, une action, tous parfaitement compréhensibles, que ce soit la créature qui se retire après avoir laissé quelque chose dans l'esprit de chaque rebelle présent, ou ce qui se passe dans leur tête. Durant les planches 30 & 31, le lecteur assiste aux pensées de 5 personnages principaux, dans une mise en page bien trouvée : 3 colonnes de 8 cases par page, la lecture se faisant alors colonne par colonne de haut en bas. Alors que Samuel T. Growth est détenu par Joseph Jolly et ses acolytes, le Concept dépêche l'agent spécial la Solution pour le retrouver .il s'agit d'un homme en armure de combat moderne qui avance sans mot dire, d'autant plus terrifiant que chaque page qui lui est consacrée est muette.


En entamant ce tome, le lecteur ne sait donc pas trop quelle direction va prendre le récit. Il comprend que la rébellion continue avec ses moyens humains limités. Il constate que les mystères continuent de se développer : les gants et l'écriture automatique, une nouvelle créature sous Manhattan, le retrait des affaires du Concept dans cet immeuble, la date fatidique du 31 décembre, etc. La page d'ouverture ajoute encore à la notion de destin, rappelée ensuite par les cartes des Moires. Capricorne reste un héros envers et contre tout. La Solution se montre moins impitoyable que prévu. Cette série continue d'être une grande aventure, avec de superbes planches, et une trame donnant à la fois la sensation d'être tentaculaire et que de nouveaux éléments ne cessent d'apparaître de manière arbitraire, en fonction de l'inspiration du moment de l'auteur, mais qu'ils s'imbriquent tous parfaitement, comme si tout était déjà bien prévu dans un plan à long terme. Le lecteur se laisse emmener par l'aventure mystérieuse et spectaculaire, la savourant au premier degré.