mardi 21 juin 2022

Ulysse Nobody

Être quelqu’un


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Gérard Mordillat pour le scénario, Sébastien Gnaedig pour les dessins, Francesca & Christian Durieux pour les couleurs. Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs, comportant 140 pages.


Ulysse ne s’appelait pas Nobody. Ni Ulysse d’ailleurs. C’était son nom d’acteur. Le nom du personnage qu’il avait créé pour son one-man-show. Son pseudo. Sa marque. Nobody comme un slogan. En cette veille de Noël, Nobody avait droit à une heure d’antenne, de 23 heures à minuit, sur Radio Plus. C’est la nuit de Noël au Havre, Ulysse Nobody se rend à la station de radio pour animer son émission. Il entre le bâtiment salue Mustapha, le vigile à la réception. Il lui souhaite un joyeux Noël. Il entre dans le studio d’enregistrement et s’installe : il enlève son manteau, pose la bouteille de vin qu’il a acheté sur la table, avec un verre. Au signal de l’animateur précédent, il salue ses auditeurs et commence à raconter son premier conte de Noël. C’est la nuit de Noël. Un pauvre petit garçon atteint de la tuberculose se désespère de n’avoir pu applaudir le clown Boum Boum avant de mourir. Mais à minuit moins une, le clown entre dans la chambre de l’enfant… Et l’enfant meurt dans ses bras, le visage rayonnant de bonheur. Noël triste. Il enchaîne avec deux autres contes tout aussi tristes, et il se fait virer par le vigile sur les ordres de Solange Chausson-Bernstein, la présidente de la station.



Ulysse Nobody se rend alors à son troquet favori, où il est accueilli par ses potes comédiens qui le félicitent pour ses Noël tristes et le plaignent d’avoir perdu son emploi. Ils boivent des coups et papotent. Ulysse leur propose que chacun écrive sa bonne résolution pour l’année à venir sur un papier à cigarette, puis l’enflamme et de verser les cendres dans un verre avant de le boire. Sur le sien, il écrit : être quelqu’un. Le lendemain, il se présente à l’accueil de la station de Radio Plus. Il est décidé à présenter ses excuses à madame Chausson-Bernstein, à s’aplatir devant elle, à battre sa coulpe, à promettre que plus jamais, non plus jamais, il le jure, il ne ferait une telle émission comme Noël triste, qu’il avait bu, que les fêtes le poussaient à la neurasthénie. Il salue Mustapha et demande à voir la directrice, mais celui-ci lui répond qu’il n’est plus accepté, qu’il ne peut pas l’autoriser à monter. Il rentre chez lui et il écrit une longue lettre d’excuse à la directrice. Il termine en lui souhaitant une bonne année. Il sort dehors et se rend dans un théâtre pour proposer à son propriétaire de d’y créer la saison deux de son one-man-show. L’autre lui répond qu’il ferme son établissement le soir-même et qu’il sera remplacé par un magasin bio dans dix jours. Ulysse Nobody ressort un peu abattu et il va rendre visite à son père. C’est sa nouvelle compagne qui lui ouvre, juste vêtue d’une serviette de bain. La discussion s’engage entre lui et son père qui lui reproche de continuer à gâcher son talent avec des bêtises.


Par la force des choses, le seul nom de Gérard Mordillat confère un caractère d’événement à cette bande dessinée, car c’est un romancier, un poète et un réalisateur de grande renommée. Il est fort probable qu’avant même d’entamer cette bande dessinée, le lecteur sache de quoi il retourne : un acteur sans emploi qui est recruté pour être le candidat du Parti Fasciste Français aux élections législatives dans l’Aisne. Cet a priori fixe son horizon d’attente. Dès la première séquence, il découvre une narration visuelle très facile à lire : des contours détourés par un trait fin pour les personnages, une simplification des silhouettes et des visages, les doigts représentés sans phalanges. Ce n’est pas une simplification pour rendre le dessin accessible à des lecteurs enfants, mais elle confère une douceur à chaque personnage, une forme d’accessibilité qui ne porte pas de jugement de valeur sur l’individu, pas de distinction de traitement entre Ulysse, ses copains, les autres membres du Parti Fasciste Français (PFF), pas de bons contre des méchants, juste des êtres humains dans leur banalité, mais aussi leur particularité. Ulysse est un bonhomme un peu rondouillard, au regard souvent triste, la tête un peu baissée en avant comme une forme de résignation face au destin, aux épreuves de la vie qui lui sont rarement favorables. Fabio semble être un trentenaire ou un jeune quadragénaire, gentil et prévenant, sans agressivité particulière, sans volonté de nuire, avec une sollicitude réelle pour Ulysse et ses problèmes. Monsieur Maréchal, le président du PFF, est plus âgé, avec un visage un peu plus fermé, mais tout autant honnête. Marilyn semble être un peu plus dure dans ses positions, sans être non plus agressive.



L’apparence simple des personnages n’empêche pas qu’ils disposent chacun d’une garde-robe adaptée à leur personnalité, à leur position sociale. Le lecteur peut observer la différence en le costume bon marché de Nobody au début avec son foulard dans l’ouverture de sa chemise, et le costume trois pièces beaucoup plus chic avec une cravate lorsqu’il monte à la tribune lors de la campagne. Il sourit en détaillant la tenue de Marilyn en accord avec son caractère. Le lecteur remarque que l’artiste gère la représentation des décors et des arrière-plans de manière un peu différente. Le dessinateur leur donne plus de consistance qu’aux personnages, avec un niveau de détail supérieur : la grande roue en page 3, les façades d’immeuble dans les scènes en extérieur urbain, l’intérieur du studio de radio, les tableaux accrochés aux murs du troquet, l’intérieur de la petite salle de théâtre, la vue depuis la terrasse de la maison du père d’Ulysse, les différents sites remarquables du Havre, la façade de la gare de Lille Europe, la magnifique vue extérieure d’un château propriété d’un sympathisant du PFF, le pavillon de Marilyn, un plateau télé plus vrai que nature avec son pupitre de régie, une halle au marché sous la pluie, etc. Sans oublier la sculpture monumentale UP#3 des artistes Sabona Lang & Daniel Baumann, installée sur la plage du Havre à l’occasion des cinq cents de la cité en 2017.


Grâce à la douceur des dessins, le lecteur s’immerge tranquillement dans le récit, à la suite de ce monsieur vraisemblablement quadragénaire, pas très bien dans sa peau, au point de mettre en l’air sa carrière, ou tout du moins de perdre son seul travail, dans un contexte professionnel peu favorable. Il le regarde exprimer une forme d’amertume qui ne dit pas son nom, essuyer les refus polis les uns après les autres, le suivant un peu plus humiliant que le précédent. La direction d’acteur se situe dans un registre naturaliste, correspondant à des adultes déjà installés dans la vie, de manière un peu précaire pour certains. Puis il se présente une opportunité de mettre à profit ses compétences d’acteur pour incarner un candidat d’un parti politique sulfureux. Ulysse Nobody semble faire siennes ces valeurs discutables. L’auteur développe des argumentaires par la bouche de ses personnages pour rendre cette éventualité quasiment plausible. Le lecteur assiste à une performance d’acteur posé quand Nobody réalise un discours devant une assemblée de plusieurs centaines de personnes, se déroulant sur cinq pages. Il voit Fabio, celui qui a recruté Nobody, expliquer la stratégie de campagne, en des termes simples, dénotant un vrai savoir-faire en la matière. Le récit se poursuit jusqu’aux résultats de l’élection législative, et les conséquences pour Ulysse Nobody. Il y a quelques piques bien senties : la manière de rendre le fascisme acceptable aux yeux d’une partie du public, l’attrait du salaire mensuel d’un député, les candidats qui doivent acheter et payer le kit de campagne (17.000€), un meeting qui dégénère en campagne, Ulysse gêné par les convictions antisémites et racistes d’un sympathisant, la nécessité de se prêter à l’exercice d’enregistrer des pastilles vidéo pour internet sans grand rapport avec le programme électoral, etc. Bien sûr, il y a le principe même de créer un candidat de toutes pièces, à partir d’un acteur. Mais finalement la charge contre un parti d’extrême droite bien connu se cantonne à donner le nom de Maréchal à son président (comme Marion) et au cynisme des professionnels de la politique.



Il en va différemment pour le portrait dressé du personnage principal. Là encore, le lecteur présuppose qu’il va y a voir une forme de dénonciation d’un système économique qui contraint l’individu à tout accepter pour pouvoir disposer d’un travail et d’une rémunération. Mais non, le cœur de l’histoire n’est pas là non plus. Une fois l’ouvrage terminé, le lecteur le refeuillète rapidement depuis le début et il constate que les auteurs ont joué cartes sur table depuis le début. Le vœu d’Ulysse Nobody pour la nouvelle année est d’être quelqu’un. Lorsque Fabio lui expose ce qu’il aura à faire pendant la campagne, l’acteur lui demande s’il montera sur scène. Lorsqu’il doit réaliser des pastilles vidéo, il peut raconter ce qu’il souhaite. Lorsqu’il est approché par Fabio, il est immédiatement sous le charme de son discours qui flatte son ego. En bon acteur, il se prépare en se regardant dans le miroir, et lorsqu’il se retrouve opérateur d’une plateforme téléphonique de vente par correspondance, il regarde le miroir intégré au cubicule de travail. En fait, le protagoniste ne semble jamais souffrir du syndrome de l’imposteur : il est dans son élément en se donnant en spectacle, en interprétant. Il se nourrit du regard des autres, de capter leur attention, d’être le centre de leur attention. Le lecteur comprend alors qu’il s’agit du portrait sans concession d’un individu narcissique. Il voit comment un tel individu peut raconter des drames atroces le soir de Noël, ne pensant qu’à sa propre souffrance, sans penser un instant aux autres, aux conséquences d’un tel acte, comment son incapacité à trouver un emploi ne peut pas être entièrement imputable aux autres et au système économique. Il apparaît qu’il n’est pas un bon acteur, car il finit toujours par sortir de son rôle pour satisfaire son ego. Le lecteur voit un individu incapable d’aucune forme d’empathie, uniquement préoccupé de satisfaire son plaisir en mettant en scène son ego devant un public. Il ne connaît qu’un bref moment de lucidité quand son agent Mona lui demande s’il connaît l’effet Dunning-Kruger, un effet de sur-confiance quand les moins qualifiés dans un domaine surestiment leurs compétences. Les personnes incompétentes ne parviennent pas à se rendre compte de leur degré d’incompétence et tendent à se surestimer. Et surtout ils ne reconnaissent jamais la compétence de ceux qui la possèdent véritablement. Il se demande si elle parle de lui, et il abandonne cette hypothèse, convaincu qu’elle parle de tous les autres qui se trouvent meilleur acteur que lui.


Cette bande dessinée a été mise en avant comme une critique cinglante de l’imposture de certains candidats politiques, et de la manière dont l’extrême droite procède pour se rendre médiatiquement acceptable. Cette charge est bien présente, mais pas si implacable que ça. Cela conduit le lecteur à considérer autrement l’histoire, si facile d’accès, si simple à lire grâce à une narration visuelle douce et d’une lisibilité épatante. Il se retrouve alors partagé entre son empathie pour un être humain au chômage, sans perspective d’emploi, et son aversion pour ce même individu qui se révèle uniquement préoccupé par la possibilité de disposer d’un public dans une salle qui n’a d’autre choix que de l’écouter. Un portrait impitoyable de l’égocentrisme présent en chacun de nous.



3 commentaires:

  1. Encore des auteurs que je ne connais pas et à qui je ne me serais pas intéressé. Je constate que tu continues à explorer régulièrement et fréquemment le label Futuropolis, sans aucun doute gage de qualité à tes yeux.

    Chausson-Bernstein. Le nom d'un compositeur français, suivi de celui d'un légendaire chef d'orchestre new-yorkais. Je suppose que c'est une pure coïncidence.

    "la manière dont l’extrême droite procède pour se rendre médiatiquement acceptable" - Et dont elle chercher à récupérer les indécis et les personnes qui sont dans une impasse ou qui vivent une traversée du désert.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai choisi cette BD pour Gérard Mordillat, ainsi que pour le thème. J'avais déjà lu de lui la trilogie sur le suaire de Turin.

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2019/11/le-suaire-tome-3-corpus-christi-2019-ce.html

      Chausson-Bernstein : je n'avais pas relevé.

      La manière dont l’extrême droite procède pour se rendre médiatiquement acceptable : j'ai été décontenancé en lisant cette BD car elle était mise en avant comme une critique de l'enrôlement des électeurs de l'extrême-droite, et en fait cette dimension reste en second plan, sans développement analytique psychologique ou sociétal. Il m'a fallu un moment pour réaliser quel était le fond du récit.

      Supprimer
    2. Ah, là c'est moins pardonnable, parce que j'avais lu tes articles sur "Le Suaire" ; je n'avais néanmoins pas enregistré le nom de Mordillat.

      Supprimer