mardi 29 mars 2022

Capricorne, tome 5 : Le Secret

De toute façon, toute fiction est le reflet d'une réalité.

Ce tome fait suite à Capricorne, tome 4 : Le Cube numérique (1999) qu'il faut avoir lu avant. Sa première parution date de 2000 et il compte 48 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 1 qui regroupe les tomes 1 à 5. Ce tome s'ouvre avec un texte de cinq pages comprenant une illustration par page et écrit par Miriam Ery, une journaliste fictive, résumant les événements survenus dans les tomes 5 & 7 de la série Rork, réédités dans Intégrale Rork - Tome 2 - Intégrale Rork T2.

Les aventures de Rork l'ont amené à croiser le chemin de Capricorne, avec Deliah et sa fille Sy-Ra, mais aussi Manga, pour lutter contre Mordor Gott et Dahmaloch, et à assister à la fin du cube numérique, et la destruction partielle de la bibliothèque d'Astor. Capricorne finit de prendre connaissance de ses propres aventures au travers du récit qu'en a fait Miriam Ery. Il lui fait observer qu'il y a un certain décalage par rapport à la réalité. Elle répond que toute fiction est le reflet d'une réalité. C'est la question qu'il se pose parfois en lisant ces nouvelles : est-ce qu'il vit une fiction ? Puis la conversation passe à Astor : la bibliothèque du 701 a été reconstruite à neuf et Astor, aidé par Ash, s'occupent des livres, car l'ancienne bibliothèque a été retrouvée de l'autre côté de la baie. Il faut donc les ramener pour remplir la nouvelle bibliothèque dont les travaux sont finis depuis deux jours. Astor est en train de surveiller et de coordonner la récupération des livres par une équipe de professionnels et accueille l'arrivée d'Ash avec manque de tact, n'arrivant pas à se faire à sa nouvelle coupe.

Un des manutentionnaires qualifiés apporte un ouvrage qui a l'air spécial, directement à Astor pour qu'il s'en occupe personnellement. Mais avant qu'il ne puisse le saisir pour le prendre en charge, un individu en combinaison noire moulante, avec une cagoule lui masquant le visage s'en empare et s'enfuit en courant. Astor et Ash se lancent à sa poursuite mais deux autres individus vêtus de la même manière s'interposent. Pendant ce temps-là, dans le gratte-ciel au 701 de la septième avenue, Capricorne et Miriam Ery voit arriver l'inspecteur Ron Dominic. Ce dernier vient demander l'aide de Capricorne : il a besoin de quelqu'un qui le croit. Tout a commencé il y a quelques jours : il a reçu un coup de fil et une voix lui annonçait qu'il allait mourir dans d'atroces souffrances. Des menaces, il en reçoit régulièrement, mais là il a mis du temps avant de placer la voix dans ses souvenirs. C'était Haltmann. Capricorne lui objecte que ce dernier est mort dans sa chute de l'immeuble d'en face. Dominic le sait car il était présent. Haltmann est pour ainsi dire mort dans ses bras. Il avait appelé ses supérieurs et une équipe était venue pour chercher le corps. Affaire classée. Mais ledit corps a disparu. Impossible de savoir où on l'a emmené, impossible même de retrouver l'équipe.


Il vaut mieux que le lecteur commence par lire le texte qui résume les aventures de Rork auxquelles Capricorne s'est trouvé mêlé. En effet l'auteur a conçu la présente série sur la base de cycles et le premier, composé des tomes 1 à 5, est celui qui se déroule avant lesdites aventures communes, et juste après pour le présent tome. S'il n'a pas lu Rork, le lecteur se rend compte que plusieurs intrigues trouvent leur résolution dans les deux tomes de cette autre série, et que le scénariste a bâti les quatre premiers tomes pour aboutir à ces rencontres, déjà narrées, entre les deux héros. S'il ne l'avait pas déjà remarqué, en lisant le texte, le lecteur prend conscience de la densité narrative des histoires d'Andreas, car celui-ci a bien du mal à tout condenser en un texte de 5 pages en petits caractères. En particulier certains personnages secondaires sont mentionnés : ils apparaissent dans une phrase, pour ne plus jamais être évoqués dans le reste du texte. Les illustrations sont extraites des albums correspondants, et les trames de texture sont réalisées avec des traits qui évoquent la manière de faire de Bernie Wrightson, très méticuleuse.

Pour commencer cette cinquième aventure, le scénariste reprend le principe des deux tomes précédents : un personnage vient demander l'aide de Capricorne. Après Deliah (tome 3) et l'inspecteur Azakov (tome 4), il s'agit de Ron Dominic. Au départ, le lecteur est un peu suspicieux. En effet, chef Cole avait enjoint Capricorne de se méfier de cet individu. Mais la mission semble de bonne foi : savoir ce qu'il est advenu du cadavre de Haltmann, responsable de l'organisation Le Dispositif. Dès cette planche 4, le lecteur se souvient qu'il est dans une série feuilletonnante, et qu'une partie du plaisir de lecture provient de cette forme. Il retrouve des personnages au caractère peu développé, même s'ils ne sont pas tout à fait interchangeables, ne serait-ce que par leur allure : la différence de taille entre Capricorne et Astor, et la différence de sexe avec Ash Grey (et sa nouvelle de coupe). Outre l'avertissement relatif à Ron Dominc (autre personnage sans beaucoup d'épaisseur, si ce n'est les actions qu'il a accomplies dans le tome 2), le lecteur s'amuse avec la dimension ludique consistant à replacer les pièces : le sort d'Haltmann dans le tome 2, une mystérieuse femme qui suit Capricorne, la présence régulière du peuple des égouts, le vrai nom de Manga (il s'appelle Dorian), une nouvelle carte qui fait son apparition (2 traits horizontaux, 1 vertical et 1 point noir), l'utilisation des relations avec le Club '27, le message Adieu Cathryn, les traces de pas du chat, etc. Évidemment, ce genre de construction ne fonctionne pour le lecteur que si l'auteur maîtrise cette forme de fuite en avant : il doit savoir doser les révélations, et l'installation de nouveau mystères, tout en prenant en compte le temps écoulé entre la parution de 2 tomes, de manière que le jeu ne se transforme pas en un exercice de mémoire fastidieux.


À la lecture, il apparaît qu'Andreas sait doser ses ingrédients avec art et équilibre. Même si elle est réduite à une simple fonction de romancière, le lecteur apprécie de revoir Miriam Ery en tant que personnage secondaire le temps de deux pages, montrant que Capricorne ne vit pas en vase clos avec ses deux compagnons. Il est prêt à attendre un tome ou deux avant de savoir qui est la vieille femme avec son chauffeur qui guettait la sortie du héros de son gratte-ciel. Dans le lot, une ou deux révélations tombent à plat : il n'y a pas vraiment d'enjeu à apprendre que Manga s'appelle en fait Dorian, si ce n'est qu'il n'y a pas de regret à avoir pour Manga car ce nom ne semblait avoir aucun lien avec la bande dessinée japonaise. Il découvre enfin le sens de l'une des 6 cartes du destin commentées par les vielles femmes (peut-être les moires) dans le tome 1. Il sourit avec Ash Grey alors qu'elle a été enlevée par Jochim & Achim, et qu'elle se trouve enchaînée et suspendue par les poignets, séquence sans exploitation de son physique féminin, car il sait ce qui va se produire : elle a en effet démontré une aptitude extraordinaire à se sortir toute seule de ce genre de situation… Il ne peut pas se douter de la surprise que lui a réservé l'auteur et qui justifie à elle seule le titre du présent tome.

L'habileté de la construction du récit ferait presque oublier le plaisir des yeux. Là aussi, l'artiste sait mettre à profit les conventions du genre et les faire siennes : la haute structure de la bibliothèque dans une vue en plongée à donner le vertige, la variété de la taille des cases pour accompagner les mouvements, ou au contraire se fixer sur une discussion, les séquences muettes d'une lisibilité parfaite, l'énorme entrepôt désaffecté servant de base secrète à Zarkan, le couloir aveugle dans le gratte-ciel Somerset, le gigantisme gothique de la cathédrale des Aigles, les bras mécaniques effilés du savant fou rappelant ceux du navire gigantesque du tome précédent. De temps à autre, le lecteur se rend compte du plaisir qu'Andreas prend à composer ses pages (planches 34 & 36 avec des cases trapézoïdales pour rendre compte des acrobaties du héros accroché à une corde), et de la manière dont il s'amuse avec lui. Planche 3, il remarque une case qu'il ne comprend pas, pareil pour un insert en planches 5, 7, 9, 11, 13, 15, 17, mais pas 19 ni 21. Ça recommence en page 23, et page 25, le lecteur a la confirmation de ce qu'il commençait à subodorer quant à ces cases déconnectées du reste de la planche. Arrivé à la dernière page, le lecteur sourit car sa composition renvoie à la première apparition de Capricorne dans la planche 2 du tome 1. Il se rend compte qu'il se souvient immédiatement de quand il a vu ce plan, ce qui rend patent la force composition de l'artiste qui imprime des images mémorables dans l'esprit de son lecteur.

Cinquième tome, fin de cycle, une partie des intrigues ayant trouvé leur résolution dans la série Rork : le lecteur fait le constat qu'il est toujours autant diverti par les aventures feuilletonnesques de Capricorne, aussi accroché par les mystères et récompensé par les révélations, avec une narration visuelle jouant régulièrement sur la forme. Une excellente série d'aventures nourrie par le savoir-faire et la personnalité de son auteur.



mardi 22 mars 2022

Le Lama Blanc -Tome 5 - Main fermée, main ouverte

Illusion… Tout n'est qu'illusion…


Ce tome fait suite à ‎Le Lama blanc, tome 4 : La Quatrième Voix (1991) qu'il faut avoir lu avant. Ces 6 tomes forment une saison complète et il faut avoir commencé par le premier. La parution initiale de celui-ci date de 1992. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.


En présence de Péma, Atma, la mère de Gabriel Marpa, vient de lui intimer d'honorer son serment : il doit la venger. Il s'assoit en position du lotus à même le sol. Une longue vibration se fait entendre. Le corps spectral du grand lama Mipam s'élève du corps de Gabriel, le dominant. Il s'adresse à Gabriel lui indiquant que ce dernier le reconnaît, qu'il est lui. Cependant le vœu de paix universel de Mipam lui interdit de tuer. Il est ici pour aider tous les êtres à parvenir à la conscience, pour les sauver. Il ne peut pas obéir à la mère de Gabriel. Ce dernier lui répond que son corps n'est pas le sien, et que dans cette incarnation, il doit obéir à sa mère. Il ordonne à Mipam de s'intégrer à lui, de lui céder tous ses pouvoirs. Le lama défunt accède à la demande de son élève. Toujours assis en lotus, Gabriel Marpa lève les bras vers le ciel, et un nuage d'énergie rouge s'élève au-dessus de lui. Cette énergie prend la forme d'un scorpion géant qui se dirige en volant vers le village. Les habitants ont tous remarqué la forme menaçante qui avance et commencent à paniquer. Gabriel abat son bras gauche, et la pince gauche du scorpion s'abat sur les cabanes, les pulvérisant d'un coup. La destruction se poursuit, alors que le corps de Gabriel est agité par de violents soubresauts : les villageois meurent sous les décombres. À chaque mouvement de Gabriel correspond un mouvement du scorpion. Atma se réjouit : il ne reste que des ruines fumantes.



Son œuvre de destruction achevée, le scorpion se dissout dans les airs. Atma exulte : la vermine est ensevelie sous les gravats, la malédiction des faibles et minoritaires vient d'accomplir ce que la puissance et le nombre n'ont jamais pu faire. Elle demande à son fils de se réjouir car il vient d'offrir à sa mère un réjouissant spectacle, il vient de la rendre heureuse jusqu'à la fin de ses jours. Elle continue : mais il ne suffit pas de tuer, une, deux, trente ou cent personnes, il faut encore exterminer des générations entières de ces porcs parfumés jusqu'à la neuvième incluse. Tout doit être rasé. Plantes, animaux, tout doit être frappé de destruction ! Elle exige un tremblement de terre, que toutes leurs infâmes maisons s'écroulent, que le village entier disparaisse, que la grêle saccage toute chose, qu'il ne reste que des pierres. Elle l'ordonne à son fils par le pouvoir du sang. Gabriel se rassoit en position du lotus et se met à psalmodier un mantra. La terre se craquèle, se fendille et s'ouvre. Il se produit un violent tremblement de terre qui met à bas toutes les constructions et qui avale les animaux domestiques et ceux de la ferme dans ses crevasses.


Ça y est : Gabriel Marpa est arrivé au terme de son voyage. Il a atteint l'illumination, il a conscience de sa précédente incarnation, il entre en pleine possession des pouvoirs de son prédécesseur. On peut compter sur Jodorowsky pour que ce moment d'accomplissement soit intriqué dans une catastrophe meurtrière de grande ampleur, exposant le terrible prix à payer. Gabriel Marpa reste un homme et il doit respecter la parole donnée à sa mère. Venant tout juste d'acquérir ses pouvoirs, Gabriel les déchaîne avec une rare violence, une absence de retenue terrifiante. Sans surprise, Georges Bess réalise des pages terrifiantes. Le lecteur peut voir le corps de Gabriel se convulser sous l'effet de la violence de l'énergie libérée. Il lit la folie dans le langage corporel d'Atma, ainsi que dans son regard : elle est ivre de vengeance, bien au-delà de toute raison. L'artiste joue à la fois sur un registre réaliste avec les pierres qui atteignent le visage ou le corps des villageois, comme des dessins réalisés sur le fait., à la fois sur une mise en scène des destructions matérielles, dans des planches pleines de bruit et de fureur. Il baigne ces moments dans un contraste entre une teinte mêlant gris, vert et marron pour la zone dénudée où se tiennent Gabriel, Atma et Péma, et le rouge vif du scorpion. Le lecteur pense avoir assisté au plus dur : il tourne la page et voit le sol se convulser, les failles s'ouvrir, la roche éclater de toute part projetant des éclats. Une scène encore plus terrifiante du fait de dessins mêlant le descriptif avec une emphase expressionniste d'une grande force.



Il est alors évident que l'éveil de Gabriel Marpa n'est pas arrivé à son terme et qu'il lui reste d'autres épreuves à affronter. En fait, le lecteur a du mal à en revenir : il n'aurait jamais imaginé que le jeune homme puisse exécuter l'ordre de sa mère de manière si directe, sans aucune retenue. Cela constitue une transgression d'une force inouïe : le héros abandonne toute retenue, et se livre à un acte de destruction délibéré, de grande ampleur. Le lecteur savait bien qu'il restait deux albums avant la fin de ce premier cycle, mais il n'imaginait pas que Gabriel allait commettre une telle abomination, et chuter. Bien évidemment, il doit maintenant expier sa faute, et le lecteur découvre que cela prend la forme d'une retraite du monde. Bien évidemment, cette retraite implique une pratique extrême de la médiation, et il va se produire plusieurs événements. Cette fois, l'épreuve consiste à surmonter ses émotions négatives, à acquérir la maturité nécessaire pour faire un usage responsable de ses capacités. Le lecteur ne sait pas trop à quoi s'attendre parce que 35 pages de pure méditation ne constitue pas une perspective très alléchante sur le plan visuel. En réalité, il ne s'en fait pas car les créateurs ont gagné sa confiance, renouvelée à chaque tome. Effectivement cette nouvelle phase du développement personnel de Gabriel Marpa s'accomplit par la méditation, et par des événements extérieurs reprenant des intrigues secondaires des précédents tomes.


Après le déchainement de chaos, le lecteur s'attend à des pages contemplatives. Il découvre de magnifiques planches baignant une teinte grise et blanche avec l'arrivée des charognards qui comptent bien se repaître du corps de Gabriel. Il se retrouve devant le cadavre momifié de maître Kouchog en position du lotus, et les dessins mêlent réalité et vision spirituelle, sans solution de continuité. Le dessinateur joue sur la taille des rapaces, passant de gros vautours à des aigles d'une dimension un peu exagérée pour attester qu'il s’agit d'une licence artistique relevant de la spiritualité. Il voit les eaux vertes d'un lac de montagne, puis le ciel rose, toujours avec des choix de couleurs inhabituels, et totalement adaptés. Il ressent la lourdeur des flocons de neige en train de tomber paresseusement sur trois voyageurs. Il se retrouve dans une immense zone en ruine, baignée dans une lumière verdâtre pour un combat des plus singuliers. Il voit un individu perdre toute consistance, littéralement se déliter dans l'air, avec un effet de rouge et rose très parlant. Il se rend compte que les cases deviennent de plus en plus blanches, alors que Gabriel Marpa très affaibli sent ses dernières forces le quitter en trébuchant dans la neige, sous les flocons. Il prend conscience que le corps de Gabriel n'a plus la couleur de la peau, mais passe d'un vert de pourriture ou de faiblesse, à un doux jaune irradiant sa force spirituelle. Georges Bess épate le lecteur du début à la fin donnant une apparence très réaliste, presque de reportage, à ses dessins, alors même qu'il quitte le registre réaliste à presque chaque page pour traduire en image les émotions, et la vie spirituelle intérieure des personnages. Du grand art.



Le lecteur suit donc le cheminement d'expiation de Gabriel Marpa pendant les deux tiers du récit. il se dit d'ailleurs qu'il ne s'agit pas d'expier car ce n'est pas la religion catholique, ce qui continue à rendre d'autant plus choquant le massacre auquel Gabriel Marpa s'est livré, pour honorer la parole donnée à sa mère. Il se retire du monde es hommes pour vivre comme un reclus, sans ressources matérielles, au plein cœur de l'hiver dans la haute montagne. Le scénariste vogue lui aussi entre réalisme et métaphore. D'un côté, Gabriel trouve des pousses pour se nourrir, de l'autre ce n'est pas un régime équilibré permettant de lutter contre le froid. D'un côté, il s'assoit en position du lotus pour ne pas dépenser d'énergie inutilement, de l'autre il n'est vêtu que d'un pagne ce qui ne permet pas de résister au froid, quelle que soit la constitution de l'individu, ou son métabolisme. Pour autant, le lecteur ne s'en offusque pas car dans le tome précédent Gabriel avait déjà acquis des pouvoirs surnaturels, et il ne s'agit là que de la continuation de cette représentation littérale d'un cheminement spirituel au-delà de ce que peut réaliser le commun des mortels. En cours de route, Gabriel se trouve ramené en compagnie d'êtres humains. Le lecteur sourit une première fois en voyant son parcours se rattacher à une intrigue secondaire laissée en jachère depuis plusieurs tomes. Il sourit encore plus en voyant comment se déroule confrontation contre cet ennemi annoncé comme terrible, et également doté de pouvoirs surnaturels. Cela amène Gabriel à croiser la route d'un autre personnage récurrent, pour avancer encore vers le plein éveil. Comme dans les tomes précédents, Jodorowsky donne plus l'impression de raconter une histoire teintée de magie, que de sonder les tenants de la foi bouddhique, même s'il énonce certains principes basiques.


Le lecteur retrouve avec impatience Gabriel Marpa alors qu'il s'apprête à commettre un crime d'une ampleur terrifiante. Il retrouve avec délice la narration visuelle de Georges Bess, parfaitement en phase avec le scénariste, naviguant avec élégance entre réalisme et métaphore visuelle, pour des pages magnifiques. Alejandro Jodorowsky maintient également un équilibre délicat entre une histoire d'aventures mettant à profit les éléments spectaculaires du bouddhisme, tout en nourrissant son récit des principes fondamentaux de cette foi.




mardi 15 mars 2022

Connexions tome 1 - Faux accords

Qui sait quelle personne tu seras en revenant ?


Ce tome est le premier d'un diptyque indépendant de tout autre. La première édition date de 2020. C'est l'œuvre d'un auteur complet : Pierre Jeanneau pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de Philippe Ory pour ces dernières. Il s'agit d'une bande dessinée de 200 pages. 


Javier se réveille dans le lit double de la chambre de son appartement. Il se lève en pyjama de type short et teeshirt, et va prendre sa douche. Une fois lavé et habillé, il va se servir une tasse de café qu'il savoure dans le fauteuil de son séjour. À l'esprit, il a la photographie de lui et Faustine sur une petite table, et plusieurs cartons portant l'inscription À Faustine. Il s'allonge à moitié dans son canapé et prend le carnet de notes dans lequel se trouve le descriptif de Sand Castles, une chanson de son groupe. Un livreur sonne à la porte de son appartement. Javier va ouvrir et prend en charge le carton, alors qu'un message apparaît sur sa boîte mail, envoyé par Marc, son pote, lui indiquant qu'il arrive bientôt. Dans le carton, Javier trouve des affaires de Faustine, sans savoir pourquoi elles arrivent chez lui. Elle était devenue sa copine, alors qu'il jouait de la basse dans le même groupe que Marc. Quelques temps plus tard, ils emménageaient ensemble, même si elle remarquait qu'il n'y avait quasiment que des affaires à elle dans l'appartement. Alors que Marc monte dans l'escalier, Javier continue de se remémorer quelques moments de sa relation avec Faustine, en particulier les décalages entre leurs attentes respectives pour le futur.



Javier fait entrer Marc et lui sert un café. Il lui demande s'il ne lui aurait pas prêté le livre, celui qui lui inspiré l'écriture de la chanson Sand Castles. Marc lui répond par la négative, en pensant que c'est peut-être Faustine qui l'a. Il continue en lui demandant s'il peut lui emprunter sa basse. Javier répond par l'affirmative et il repense également au jour où sa copine a passé son entretien d'embauche. Quelques jours plus tard, elle évoquait la possibilité de déménager car elle avait trouvé plus proche de son boulot. Il avait répondu qu'il aimait bien le quartier où ils se trouvaient. Il ajoute qu'il faut se presser parce qu'il doit se rendre au travail. Ils passent dans la pièce qui sert de débarras et Javier récupère la basse, Marc jetant un coup d'œil autour de lui. Il remarque une échographie : il consulte les informations qui y sont portées. Faustine est en train de terminer sa journée de travail dans un open-space, pour une banque. Elle répond à un appel de sa mère qui souhaite savoir comment elle va, et elle explique un peu agacée qu'elle n'a pas de nouvelles de Javier. Elle raccroche et se lève, mettant son manteau. Deborah, sa voisine dans le cubicule adjacent, lui dit qu'elle part également. Elle se moque gentiment du fait que Faustine ait sa mère sur le dos, et lui dit qu'elle verra le jour où elle sera enceinte. Sa collègue fait une drôle de tête. Elles prennent l'ascenseur et se retrouve avec le DRH qui fait une observation sur la tenue trop décontractée de Faustine.


Voilà un ouvrage qui attire l'attention dès la couverture, avec sa belle perspective isométrique. En y accordant un peu plus de temps et d'attention, le lecteur remarque un niveau de détails impressionnant en termes descriptifs. Il détecte également trois hexagones faisant office d'éclaté, permettant de voir ce qui se passe à l'intérieur du bâtiment sur lequel ils sont apposés. En découvrant la première planche (en page 7), il voit une seule case hexagonale au centre d'un fond noir. Il fait le lien avec les deux zones noires, de part et d'autre de la rue sur la couverture. L'auteur a pris le parti original d'utiliser systématiquement une perspective isométrique pour toutes les cases sans exception, dispositif imprimant une régularité et un cadre peu usuel à la narration visuelle. Le récit est structuré en six chapitres, chacun consacré au point de vue d'un personnage, successivement Javier (24 pages), Faustine (26 pages), Marc (30 pages), Assia (24 pages), Matthew (24 pages), et Judith (52 pages). Chaque chapitre s'ouvre donc sur une case hexagonale occupant le centre d'une case noire en pleine page. Sur la deuxième page du chapitre qui lui est consacré, le personnage se déplace, et l'environnement autour de lui apparaît, rattaché à la case initiale : soit une pièce contigüe pour Javier, soit un dessin en double page pour Faustine ou Judith, toujours en perspective isométrique. Il se produit un effet visuel évoquant certains jeux vidéo dans lesquels l'environnement apparaît au joueur au fur et à mesure que son personnage se déplace. Comme sur la couverture, le lecteur repère régulièrement, mais pas systématiquement, un éclaté dans une bordure elle aussi hexagonale qui fait comme un effet de loupe sur un élément du décor, apportant une information visuelle supplémentaire qui se rattache à la pensée qui préoccupe le personnage.



Une fois passée la période d'adaptation à ce mode narratif visuel particulier, le lecteur retrouve les marques habituelles d'une bande dessinée. L'artiste représente les personnages avec une forme de simplification dans la description, tout en leur conférant une bonne identité visuelle, et une petite exagération dans certaines expressions de visage. Le lecteur peut ainsi bien percevoir leur état d'esprit, sans pour autant que les protagonistes ne donnent l'impression de surjouer. Il remarque que le dessinateur utilise majoritairement des plans assez larges, donnant à voir l'environnement tout autour des personnages, ceux-ci se trouvant entre un à trois mètres du point de vue du regard. Il remarque également que la prise de vue est plus proche des personnages dans le dernier chapitre, la tension émotionnelle ayant grimpé de plusieurs crans. Jeanneau réalise des dessins descriptifs, avec un niveau de détails élevé. Ses traits conservent une forme de souplesse, sans la rigidité des traits très fins et droits. Il porte une attention toute particulière aux endroits où se déroule chaque scène dans des vues globales où le lecteur découvre l'agencement des pièces de l'appartement de l'un ou l'autre, l'ameublement, la décoration, ou encore des dessins en double page en extérieur vue du ciel en perspective isométrique, montrant un quartier ou plusieurs. Le lecteur peut ainsi voir une rue ou plusieurs avec les différents bâtiments et leur façade, les usagers de la voie publique, piétons et véhicules. Dans les doubles pages 44 & 45, et 118 & 119, le lecteur découvre une composition très élégante, montrant toujours en vue ciel et en perspective isométrique, le trajet de plusieurs personnages, sous forme de ligne de métro, avec les stations. L'effet est saisissant, à la fois donnant à voir leur trajet, à la fois leur simultanéité, à la fois leur similarité. Il en va de même quand dans une même page, l'auteur mêle le temps présent dans l'image principale, et le temps passé sous forme de souvenirs dans des cases en éclaté. Le lecteur prend alors conscience de l'action du moment présent du personnage, et la manière dont un élément ou une phrase lui rappelle de manière inconsciente un ressenti associé à un moment du passé.



Au départ, le lecteur ne peut percevoir pas la structure globale du récit, et il prend le premier chapitre comme il vient. Il fait connaissance avec celui qu'il suppose être le personnage principal, avec son meilleur ami, et dans ces cases du passé, avec son ancienne compagne. Avec le deuxième chapitre, il prend conscience qu'il s'agit d'un récit choral, et il en a la confirmation avec les quatre suivants. Il absorbe les éléments visuels inconsciemment : une grande ville avec un métro, mais sans la densité de population associée à Paris (peut-être Lyon ?), des téléphones portables et des ordinateurs portables (vraisemblablement le temps présent de la parution du récit), des cubicules, une nouvelle rue piétonne en centre-ville. Il lit le premier chapitre sans pouvoir déterminer ce qui relève de l'information essentielle, et ce qui relève de l'anecdotique. Il prête donc attention à chaque information de la même manière. Il se plonge dans une tranche de vie, avec des réminiscences du passé : un individu devant avoir entre 25 et 30 ans, ayant vécu en couple, ayant fait partie d'un groupe de rock (peut-être plutôt de punk), employé dans une librairie, disposant d'un revenu lui permettant de louer un appartement de cinquante ou soixante mètres carrés dans un quartier agréable, sans être rupin. En entament le deuxième chapitre, il établit aisément le lien avec le premier puisque Faustine en est le point focal, et c'était la compagne de Javier. Il comprend progressivement quels liens ont uni quels personnages, et observe que leur vie croise inopinément celle d'autres. Petit à petit ces vies se retrouvent intriquées au présent, avec une vision sur ce qui les a liées précédemment. Le lecteur admire l'élégance avec laquelle l'auteur a su composer sa tapisserie narrative.


Le lecteur plonge donc dans une sorte de chronique sociale d'un groupe d'une demi-douzaine de personnes se fréquentant irrégulièrement depuis plusieurs années, un milieu social banal, des personnes entre 25 et 30 ans, étant plus ou moins avancées dans la vie active et dans la vie professionnelle. Il ressent quelques regrets épars : la séparation du couple Faustine & Javier, les difficultés de Marc à concilier un boulot dans la restauration et son groupe de punk, la nécessité pour Faustine de se positionner plus clairement dans son milieu professionnel, la réalité d'avoir pu ouvrir le commerce de ses rêves pour Assia, les limites de la vie professionnelle et de la vie de couple pour Matthew, la difficulté de rétablir le contact avec ses anciens après plusieurs mois passés à l'étranger pour Judith. Petit à petit, le lecteur saisit le thème commun à chacune de ces existences, la nécessité de changer, de basculer dans une vie d'adulte en renonçant à sa vie d'étudiants, en concevant autrement ces anciennes occupations avec un regard pleinement adulte, la nécessité inéluctable de faire des choix, d'abandonner certaines activités. Chacun d'entre eux prend conscience de la transition qui a eu lieu progressivement, et qu'il accepte plus ou moins bien, se retrouvant dans une phase ou une autre du deuil de l'état précédent, entre déni, colère, marchandage, dépression, acceptation.


Après un temps d'adaptation pour lire hexagone par hexagone, le lecteur s'immerge dans une comédie dramatique chorale, douce et déconcertante, plausible, sans être tout à fait naturaliste. Il apprécie la narration visuelle à la mise en page particulière, et aux dessins fournis, et se prête volontiers au jeu d'assembler les pièces du puzzle pour se faire une idée plus claire de la vue générale de l'ensemble. Il perçoit un malaise diffus, celui d'individus prenant conscience qu'ils ont insensiblement changé, chacun à sa manière, acceptant plus ou moins facilement ce qu'ils sont devenus, faisant l'expérience que leurs moments en commun ont perdu en intensité et qu'ils s'éloignent les uns des autres. Une tapisserie remarquable dans son agencement élégant, et dans sa façon d'évoquer cette phase de la vie.



mardi 8 mars 2022

Dans le même bateau

La rame en couple


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Zelba pour le scénario, les dessins, les couleurs, le lettrage. Il s'agit d'une bande dessinée de 156 pages. Cette bédéiste a également réalisé Mes mauvaises filles (2021).


Le 10 octobre 1989, Wiebke Petersen (16 ans) et sa sœur Britta (17 ans) sont en train de s'entraîner à l'aviron sur le lac Baldeney, en bordure de la ville d'Essen, sous le regard de leur coach. Elles commencent à se disputer et le coach finit par s'énerver pour de bon, cassant sa chaise en plastique à force de taper avec. Il leur dit de rentrer chez elles. Dans les deux pages suivantes, se trouve une présentation des caractéristiques principales du sport d'aviron : le deux sans barreur, le gouvernail, le siège coulissant sur deux rails, le fait que le rameur avance en reculant, les avirons en fibre de carbone et la forme des palettes, l'absence d'argent dans ce sport. De retour à la maison Bri, leur mère, se moque du manque de contrôle du coach, à table. Le père demande le silence car il souhaite entendre la journaliste du journal télévisé. Il est question d'une manifestation du lundi à Leipzig. Ce rassemblement a eu lieu devant l'église Saint-Nicolas, et le cortège a ensuite traversé la ville jusqu'au siège de la Stasi, en criant : Nous sommes le peuple. Le flot des ressortissants de la RDA qui arrivent en RFA via la Hongrie et l'Autriche reste ininterrompu. Plusieurs centaines de communes ont dépassé leurs capacités d'accueil en logements d'urgence et ont dû aménager des hangars emplis de caravanes pour héberger les familles, parfois dans des conditions déplorables. La mère Bri commente qu'on n'imagine pas ce que vivent les gens dans la RDA pour être prêts à tout sacrifier. De fait, Wiebke avait une image assez floue de la vie de ces autres Allemands, les Ossis, connaissant l'Histoire, mais pas la réalité de l'autre côté du rideau de fer.



Pour Wiebke, les préoccupations de ses 16 ans étaient assez limitées à son petit monde. Le lycée, avec ses copines et l'entraînement d'aviron avec ses copains ! À côté, de ça, il y avait la corvée des cours de guitare, et le babysitting. Mais l'aviron et les hormones prenaient de plus en plus de place. À 13 ans, elle avait copié sa sœur et s'était inscrite au club d'aviron. Elle avait ramé en poids léger de 14 à 15 ans. La saison de 1988 se termina pour elle et sa sœur avec les championnats d'Allemagne des U16 à Cologne d'où elles rentrèrent victorieuses. À quinze ans et demi, elle a eu ses règles. Pour année 1989/1990, elle rame avec sa sœur sur un deux sans barreur. Après l'altercation de la veille, le coach les reçoit rappelant à Britta que c'est sa dernière année en junior A, et qu'il faut qu'elle se décide entre se qualifier pour le championnat du monde des juniors sur le lac d'Aiguebelette ou se fritter avec sa sœur. Les entraînements reprennent de plus belle, avec une alternance, l'hiver, entre la rame sur le lac froid, et les séances de musculation.


Dans cette bande dessinée, l'autrice retrace deux années de son adolescence, sportive de haut niveau participant au championnat du monde d'aviron de 1990. Il s'agit donc d'une chronique adolescente, avec les amitiés fortes, les premiers amours, les premiers rapports sexuels, la pratique de sport de haut niveau. Il s'agit également de la reconstitution d'une époque charnière dans l'Histoire mondiale, avec la chute du mur de Berlin, et l'incidence de la réunification. L'autrice plonge donc le lecteur dans un environnement spatial et temporel très précis. Afin que le lecteur dispose de tous les éléments de compréhension nécessaires, elle réalise des doubles pages développant un thème pour apporter les connaissances correspondantes : l'aviron (6 & 7), Britta (12 & 13), le 9 novembre 1989 (24 & 25), le grand voyage du François M. (34 & 35), la compétition (44 & 45), la réunification du 3 octobre 1990 (68 & 69), le sport en RDA (74 & 75), Ratzeburg (110 & 111), nos charmantes Est-Ouest différences (122 & 123). Ces pages se composent de plusieurs illustrations, sans bordure de case, avec un commentaire rapide pour chacune. Dans la première, le lecteur apprend les rudiments de l'aviron pour que les entraînements et les compétitions aient un sens pour lui. Il apprécie les dessins précis pour les notions techniques, avec une touche d'exagération comique pour les personnages. Quel que soit son degré d'intérêt pour l'aviron, il se prête bien volontiers au jeu d'investir les 2 ou 3 minutes nécessaires pour assimiler ces informations, grâce à cette présentation vivante, et à leur intérêt immédiat dans le cadre de cette histoire. Il retrouve le même dosage de précision synthétique et de touche amusée dans les autres thèmes ainsi exposés.



La première scène présente les deux sœurs, et le lecteur s'attache immédiatement à Wiebke, une adolescente tout ce qu'il y a de plus normale, et peut-être banale. Une jeune fille élancée, avec son petit caractère, une assurance de façade pour mieux faire face à ses moments de manque d'assurance, un humour très sympathique, et une joie de vivre irrésistible. L'artiste dessine dans un registre réaliste et descriptif, avec un degré de simplification variable pour les visages, en fonction de l'intensité de l'expressivité qu'elle souhaite leur conférer. Les personnages sont très régulièrement souriants, et de nombreuses émotions et états d'esprit se manifestent sur leur visage, créant une proximité avec eux en tant qu'être humain, et une douce empathie. Zelba se montre une excellente directrice d'acteurs, que ce soit dans l'action comme la pratique de l'aviron, ou que ce soit dans les moments de dialogue ou d'intimité émotionnelle. Elle sait user de l'exagération comique avec discernement et légèreté, comme page 23 où le nez de Wiebke s'allonge à l'instar de celui de Pinocchio. Le lecteur partage de nombreux moments touchants : de rire quand elle remet à leur place un groupe de garçons émoustillés par son teeshirt mouillé, ou quand elle émet un jugement de valeur sur une sportive qui fume, ou encore quand elle s'inquiète pour la santé de sa mère, souffrant d'un déficit respiratoire. Il éprouve la sensation d'être une très bonne copine de Wiebke qui dit tout honnêtement sans tabou, et sans arrière-pensée. L'autrice fait partager son intimité avec un naturel évident extraordinaire.


En suivant Wiebke, le lecteur partage donc le quotidien d'une adolescente, sportive de haut niveau. Il l'accompagne aux entraînements. Il ressent la déception de la blessure, le plaisir de bien ramer, les contraintes logistiques de ce sport. À aucun moment, il ne se sent perdu, car la bédéiste joint l'image à la parole : les dessins apportent tout naturellement les éléments d'information venant montrer ce qui est évoqué dans les dialogues. Cette interaction entre mots et dessins coule tellement de source qu'elle en devient invisible. Pourtant s'il s'y arrête un instant, le lecteur voit comment elle parvient à rendre compte de l'intensité d'une épreuve d'aviron, en tirant tout le parti de cases de la largeur de la page, en montrant les positions relatives des bateaux, mais aussi l'effort qui se lit dans la tension des corps, dans les visages durs. La narration visuelle est tellement évidente que le lecteur ne prend pas forcément de temps de recul pour se représenter l'investissement de Wiebke dans la pratique du sport. Il s'en rend mieux compte quand elle fait elle-même le bilan de ses semaines à raison de 8 entraînements hebdomadaires, chaque jour dont deux le samedi, et de l'absence de grasse matinées pendant 4 ans. Le lecteur considère alors ce qu'il vient de lire, sous un autre angle. Ce qui lui est apparu facile et rapide pour parvenir à participer au championnat junior du monde d'aviron acquiert une autre valeur au regard des efforts cumulés sur plusieurs années.




L'histoire de cette adolescente s'inscrit également dans la grande Histoire. Là encore cette dimension du récit s'intègre tout naturellement comme une caractéristique significative dans la trajectoire de vie de Wiebke. Elle n'a pas de lien familial avec des habitants de l'Est, ni de connaissance particulière sur le sujet. La réunification a comme principale conséquence de fusionner deux équipes nationales en une seule. Les compétitions d'aviron ont pour effet de faire se côtoyer des Allemands de l'Est et de l'Ouest alors que ces deniers s'en faisaient une idée très floue à l'aune des maigres informations dont ils disposaient. Le lecteur (re)découvre cette situation : un peuple arbitrairement scindé en deux, une réunification s'étalant de la chute du mur le neuf novembre 1989 à la date officielle de réunification le trois octobre 1990, entre la République Démocratique Allemande (RDA) et la République Fédérale d'Allemagne (RFA). L'autrice explique très bien comment les premiers se sont retrouvés assimilés dans les seconds, devant abandonner leur mode de vie antérieur, et adopter celui de l'ouest. Il n'y a pas de révélation fracassante sur ce processus, simplement le regard d'une jeune Allemande de l'ouest, et son expérience vécue à son niveau.


Le titre semble annonce une puissante métaphore qui développerait comment les Allemands de l'Est et de l'Ouest se sont retrouvés dans le même bateau, comment une sportive de l'ouest a dû faire équipe avec une autre de l'Est. À la lecture, l'intention de l'autrice apparaît différente : simplement raconter deux années de son adolescence. Dès les premières pages, le lecteur se prend d'amitié pour Wiebke Petersen, son entrain, les dessins un peu arrondis agréables à l'œil et pleins de vie, et pour cette même personne devenue autrice et racontant sa vie avec une franchise et une honnêteté généreuses. Elle sait intéresser le lecteur aussi bien à la pratique de l'aviron à haut niveau, qu'au processus de réunification entre les deux Allemagnes, à travers les faits historiques, et les petits faits du quotidien, allant de la découverte de la carrure des sportifs est-allemands, au port du maillot national avec l'aigle chargé de connotations négatives. Une réussite autobiographique enchanteresse.



mardi 1 mars 2022

Double Masque - Tome 4 - Les Deux sauterelles

C'est pire qu'un crime, c'est une faute !

Ce tome fait suite à Double Masque - Tome 3 - L' Archifou (2006) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il faut avoir commencé la série par le premier tome. Sa première parution date de 2008. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 50 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002. Tous les tomes ont été regroupés dans Double Masque - Intégrale complète en 2021 à l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon (1769-1821). Sur la quatrième de couverture, le scénariste précise que Ce volume est le dernier consacré à Bonaparte avant qu'il ne devienne Napoléon, empereur des Français, et que les auteurs, eux, tiennent à garder leur liberté.

À Paris, en février 1804, les Parisiens se promènent, badinent pour tout oublier : les rigueurs et les violences des années précédents, le poids des armes. À la nuit tombée, dans son grand bureau, Napoléon Bonaparte tient une réunion avec Jean-Jacques-Régis de Cambacérès et monsieur Lecanet. Armand de Caulaincourt entre dans la pièce et il remet une liste au citoyen premier consul : Moreau, Cadoudal, Pichegru. Bonaparte prend cette information très au sérieux : il demande à Caulaincourt de le tenir informé régulièrement en particulier du rapport de l'agent Méhée. L'affaire est si grave que Cambacérès en a oublié son souper. Caulaincourt indique au premier consul que la personne qu'il désire rencontrer se trouve dans le petit salon d'à côté et qu'elle commence à s'impatienter. Napoléon s'y rend, et trouve Joseph Fouché en train de l'attendre debout, détail qu'il estime favorable. Il lui explique qu'il a besoin de ses services pour déjouer un complot contre sa personne, fomenté et commandité par ses ennemis de toujours, les princes de l'ancienne maison royale. Il va lui confier une copie du dossier. Fouché accepte, tout en soulignant que sa mission serait facilitée s'il occupait des fonctions plus officielles.


Une fois la mission confiée, Joseph Fouché rentre chez lui et s'installe dans son spacieux bureau. Sa femme Bonne-Jeanne l'y rejoint : il l'informe qu'ils rentrent dans les bonnes grâces de Napoléon, que les injures et les humiliations sont effacées car il n'y a que lui pour le protéger. Les Réal, les Dubois, les Desmarets ne sont qu'un ramassis de bons à rien, même pas capables de renifler le danger quand il s'approche. Il jette un coup d'œil par la fenêtre et voit sa fille Joséphine avec sa cousine Aglaé. Son épouse lui apprend que leur fille est amoureuse. Dans la rue, Joséphine confie à son ami que Jean-Eustache Béchou la regarde avec des yeux doux, elle qui n'est pas belle, et qu'elle ne laissera pas passer l'occasion. Elle n'en a bien sûr pas parlé à son père car il enverrait ses espions, ouvrirait un dossier, leur marquerait le dos à la craie. Pendant ce temps-là, un petit esquif à voile en provenance de l'Angleterre rejoint la côte française : à son bord l'abbé Sathanase, l'un des conspirateurs contre Napoléon Bonaparte.

S'il n'a pas lu le texte de Jean Dufaux sur la quatrième de couverture, le lecteur remarque la note en bas de page de la planche 6 : pour les besoins de notre récit, nous avons vieilli la petite Joséphine Fouché de quelques années. Leur intention n'est donc pas de faire preuve de vérité historique, encore moins d'œuvre d'historien, mais de raconter une histoire, un roman se nourrissant de l'Histoire, sans s'en sentir tenu à la vérité historique. Si sa sensibilité le porte sur cette dernière, le lecteur s'agace de cet arrangement au profit des auteurs, de cette contrefaçon réalisée sciemment, comme une sorte de solution de facilité pour se libérer d'un carcan trop contraignant. S'il est ignorant des détails de cette période, ou plus sensible au récit qu'à l'Histoire, il accorde bien volontiers le surcroît de suspension consentie d'incrédulité, sans s'en offusquer. Il dit qu'il a même accepté bien d'autres libertés tout aussi discutables du scénariste, comme les modalités de résolution particulièrement désinvoltes dans le tome 2. Et s'il l'a oublié, les auteurs se font fort de lui rappeler quand François croise fort opportunément Fer Blanc dans les planches 13 & 14, de manière totalement gratuite, puisque cette fois-ci ce mystérieux personnage n'apporte rien à l'intrigue. Il est également question de la mystérieuse femme voilée africaine qui apparaissait dans le premier tome, et qui remettait des boîtes à l'accueil du Mont de Piété, là aussi sans incidence directe sur le déroulement de l'intrigue. Et pourtant…


Pourtant, dans le même temps, ni le scénariste, ni l'artiste ne ménagent leur peine pour réaliser une reconstitution historique soignée et documentée. Le lecteur n'en attend pas moins de Martin Jamar qui a prouvé dans les précédents tomes, et dans la série Voleurs d'Empires qu'il est hors de question pour lui d'aller à la facilité, de représenter une forme générique pour une façade de bâtiment ou pour un modèle de chaise s'il existe une référence disponible. Comme dans le tome précédent, il prend un plaisir évident à reconstituer la façade extérieure du palais des Tuileries, ainsi que le grand espace intérieur. En fonction de sa familiarité avec Paris, le regard du lecteur peut être attiré par une rue ou un bâtiment. Par exemple, une scène se déroule de nuit au pied et à l'intérieur de la Halle aux Farines. En cas de doute, il va vérifier sur internet, et il acquiert ainsi la confirmation qu'il s'agit bien de l'hôtel de Soissons, qui sera par la suite aménagé en Bourse du Commerce, puis deviendra le site parisien de la collection Pinault. Il apprécie tout autant de pouvoir se promener dans le parc du château de la Malmaison. Il se délecte également en regardant l'aménagement intérieur des appartements de Napoléon Bonaparte, des motifs des tapis au modèle des chaises et fauteuils, le cabinet de travail de Fouché avec son bureau et ses chandeliers, le bar fréquenté par François et sa clique, avec son sol en terre battue et ses bancs et tables en bois, le magnifique escalier de révolution de l'hôtel particulier de Fouché, et même les fossés du château de Vincennes pour l'exécution du duc d'Enghien.

De son côté, Jean Dufaux n'est pas en reste. Certes il aménage deux ou trois faits pour les besoins romanesques de son histoire. Pour autant, il situe son action à un moment historique très précis : l'affaire du duc d'Enghien, et la conspiration de 1803, menée par Georges Cadoudal. Là encore, il aménage quelques faits, tout en situant les principaux acteurs : Louis Antoine de Bourbon-Condé, duc d’Enghien (1772-1804), Charles Pichegru (1761-1804), Pierre-François Réal (1757-1834), Jean Victor Marie Moreau (1763-1813) Le lecteur voit également passer un abbé dénommé Sathanase dont le rôle évoque celui de l'abbé Wenborm, ainsi que Armand de Caulaincourt (1773-1827), Michel Orderner (1755-1811), sans oublier Joséphine de Beauharnais (1763-1814), Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1753-1824) et Joseph Fouché (1759-1820). La lecture de ce chapitre s'apprécie donc plus pour le lecteur qui possède quelques connaissances de cette époque. Pour autant, chaque type de lecteur se sent pris par l'intrigue qui vent donc intégrer les personnages de la série comme la Torpille et l'Écureuil, dans la grande histoire. Il revient à Fouché de confondre les commanditaires du complot au grand jour, et à la Torpille (François) de neutraliser leurs petites mains dans l'ombre.


De temps à autre, le lecteur se dit que le scénariste traite son récit avec désinvolture : la triple coïncidence de Kitty visitant la voisine de cellule de Pichegru alors que celui-ci reçoit la visite de l'abbé Sathanase (même le nom de ce dernier qui évoque Satan), puis Kitty en parlant à François comme si elle était consciente de l'importance de cette nouvelle et donc de la mission secrète de François, puis Kitty encore tombant sur Jean-Eustache Béchou au lieu de Fouché. Ça fait vraiment beaucoup de coïncidences bien opportunes. De temps à autre, le scénariste semble disposer d'une page en plus ce qui lui permet de caser un événement ou une référence sans rapport avec l'intrigue principale : Joséphine s'occupant personnellement d'une tache sur la veste de Cambacérès et faisant une remarque déplaisante sur le goût vestimentaire de Napoléon, François tombant sur Fer Blanc, l'évocation de la femme africaine voilée et de ses boîtes, et même la mention des masques qui n'apparaissent pourtant pas une seule fois dans l'histoire. Pourtant, cela n'empêche pas l'intrigue d'être bien construite et prenante, et les personnages de faire des réflexions de manière organique. Le lecteur en relève plusieurs. Un complotiste se félicitant du trouble qui règne car cela affecte les têtes, indispose le raisonnement, et égare les esprits. Napoléon Bonaparte explicitant qu'il lui faut combiner l'action dans l'ombre de la Torpille car elle permet certaines audaces, et l'action officielle de Fouché car la lumière peut éblouir. Le même Bonaparte prenant une décision risquée concernant la mise aux arrêts du duc d'Enghien sur un territoire étranger, car les faits accomplis gagnent sur les faits envisagés. Cadoudal répondant de manière cynique au préfet de police l'accusant d'avoir occis un policier honorable père de famille : il fallait me faire arrêter par des célibataires. La Torpille répondant à la proposition de l'Écureuil de suivre le mouvement de Joseph Fouché pour profiter des honneurs : Ce sera toujours la même comédie : tuer pour ne pas être tué. À ce petit jeu-là, tout le monde est perdant.

Le lecteur entame ce quatrième tome plus ou moins confiant : à l'évidence une narration visuelle faisant œuvre d'une reconstitution historique soignée et rigoureuse, une intrigue plus ou moins convaincante. Il ressent vite que les auteurs prennent un vrai plaisir à raconter leur histoire : le dessinateur à recréer et à montrer Paris et ses habitants en 1804, le scénariste à évoquer l'affaire du duc d'Enghien et le complot de 1803. Il constate que Jean Dufaux prend des libertés avec la réalité de certains faits historiques, ne respectant pas la lettre, mais respectant l'esprit pour obtenir une histoire plus plaisante, qu'il intègre des éléments superfétatoires mais présents dans les tomes précédents. Il ressort sous le charme de cette version romanesque de l'Histoire, pour l'incroyable qualité de sa narration visuelle et de sa reconstitution historique, et pour la verve de son scénariste.