On ne vole pas la Pieuvre.
Ce tome est le troisième dans la série des contes de la pieuvre après La Malédiction de Gustave Babel - Un récit des contes de la Pieuvre (2017) et Un destin de trouveur - Un récit des contes de la Pieuvre (2019). Ce tome contient une histoire complète centré sur le personnage du titre, qui peut être lu indépendamment, qui s'enrichit avec la lecture des 2 premiers tomes. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Gess, pour le scénario, le dessin et les couleurs.
À l'été 1842, 51 rue de la Montagne sainte Geneviève dans le cinquième arrondissement de Paris, un nouveau-né dort dans son berceau. Il se réveille et voit un cœur briller dans la pénombre, flottant dans les airs. Il sourit. Le spectre d'une fillette en robe se matérialise et elle hurle. Le père fait irruption dans la pièce, sabre au clair. Il pourfend le spectre en embrochant son cœur : elle explose. Il réunit ses restes dans le tapis, et l'emmène dans ce baluchon improvisé. Le nourrisson saigne de l'oreille. Fin novembre 1879, dans les égouts du dix-huitième arrondissement, dans sa barque, le père Trouvaille supervise une opération de fouille des eaux usées pour récupérer les objets précieux. Soudain une énorme vague se propage, soulevant son embarcation, et noyant la majorité de son équipe. Quatre adolescents parviennent à en réchapper en montant les barreaux dans un conduit de cheminée. Ils débouchent dans une caverne souterraine. N'ayant d'autre choix, ils vont de l'avant avec dans l'idée de récupérer rapidement des vêtements secs. Ils découvrent un spectacle impressionnant.
Début décembre 1879 à l'auberge de la Pieuvre dans le dix-septième arrondissement, Célestin a revêtu son habit de garçon de café et il est au travail. Il pense au fait que Dieu a créé l'homme à son image, mais qu'en contemplant ses semblables avec ses yeux, il constate la vertigineuse diversité des apparences des êtres humains. C'est son don : voir les gens tels qu'ils sont au fond. Petit, il pensait que tout le monde était comme lui, mais en observant des gravures, des peintures et maintenant des daguerréotypes, il a compris à quel point sa vision de l'humanité est différente de celle des autres, et combien il avait bien fait de n'en rien dire à personne. Francis, celui qui lui a tout appris, répétait sans cesse : Le secret d'un bon serveur est d'être discret. Il circule entre les tables pour apporter les consommations, captant une bribe de la conversation à chaque fois. Une fois son plateau vide, il retourne au comptoir où mademoiselle Rose lui indique que ça va être le coup de feu. Il faut qu'il vérifie que Gros a fini, puis qu'il dresse les tables. Il se rend en cuisine et le chef lui indique qu'il est bien sûr prêt. Il prend la poubelle bien pleine et sort dans l'arrière-cour pour la vider directement à l'égout. Il repense à cet endroit quand il y est arrivé enfant. C'était encore une auberge de campagne, à l'extérieur de Paris, un relais de poste, et la propriété du père Maturel.
Du fait de l'excellence du tome précédent, les attentes du lecteur sont déraisonnablement élevées pour ce tome 3. Dès la prise en main du tome, il constate le soin apporté à l'ouvrage : léger relief pour le titre, vernis sélectif pour le cœur sur la couverture, papier à l'apparence vieillie pour évoquer l'époque où se déroule le récit, découpage en chapitre avec numérotation, citation, localisation de la scène correspondante, et date. Tout au long de sa lecture, il ressent cette finition peaufinée. Il se dit que son expérience de lecture lui évoque celle d'un grand roman du dix-neuvième siècle : distribution importante sans être hors de contrôle, personnages substantiels sans être caricaturaux, diversité des lieux tout en restant dans Paris, mystères sur l'identité du spectre et son objectif, suspense quant au sort des principaux personnages car on ne fréquente pas impunément le milieu du crime organisé, reconstitution historique très soignée, évocation en filigrane de plusieurs facettes de la société, le tout servi par un récit populaire dans le bon sens du terme. Un délice de bout en bout.
Le lecteur retrouve donc les caractéristiques des contes de la Pieuvre : une organisation criminelle qui règne en maître sur les trafics dans Paris, et des individus dotés de talents, c’est-à-dire des capacités surnaturelles. Il s'enfonce avec délice dans l'intrigue : le mystère de ce qui se cache dans les catacombes, le sort de Daumale qui a la pieuvre à ses trousses, le mystère de ce spectre appelé la Chose, la naissance à venir chez l'Œil, et d'autres phénomènes surprenant comme cette litanie de noms qui s'échappent avec des bulles d'air au pied de la passerelle de l'estacade de l'île Saint-Louis. Il absorbe les silhouettes des individus tels que Célestin les voit. Il lui faut un peu de temps pour pleinement réaliser que les dessins présentent une cohérence du début jusqu'à la fin, amalgamant tous ces ingrédients dans des visuels qui font sens. De prime abord, les dessins peuvent produire une impression un peu étrange, parfois avec trop de détails, d'autres fois avec une finition des traits de contour un peu rugueuse. De même certains choix de couleurs peuvent paraître curieux, comme ce rose persan. Mais en fait chaque élément est parfaitement à sa place, s'imbriquant avec les autres dans un tout homogène, chaque particularité visuelle étant signifiante.
Une fois passé le prologue, le lecteur se rend compte qu'il s'attache immédiatement à Célestin, individu simple, enjoué, soucieux de bien faire son travail, un peu effacé, ayant conscience de sa différence. Il fait sa connaissance alors qu'il se tient au milieu de deux dessins en pleine page successifs, dans sa tenue de serveur, dans son milieu professionnel. De manière tout à fait naturelle, il s'adresse directement au lecteur, brisant ainsi le quatrième mur, et initiant ainsi ses remarques, son monologue intérieur. Cette accroche fonctionne parfaitement, le lecteur se sentant concerné puisqu'on s'adresse directement à lui. Au fil des pages, il peut apprécier le caractère foncièrement honnête et un peu altruiste de Célestin, satisfait de n'être rien de particulier, d'être quelqu'un d'ordinaire, de sa routine qu'il juge gratifiante. Au travers des dessins, le lecteur voit un jeune homme calme et posé, efficace et rapide dans son métier, naturellement souriant, sans hypocrisie professionnelle, à la fois banal dans son apparence, et unique en tant qu'être humain, sa seule fantaisie étant sa coupe de cheveux. Il porte une tenue vestimentaire adaptée à chaque occasion : tablier pour l'auberge, joli costume pour se rendre au cabaret monstrueux, longue chemise de nuit pour dormir.
Indubitablement, Célestin est le personnage principal du récit, et pour autant le lecteur peut partager le point de vue d'autres protagonistes : l'Œil, Daumale, l'Insomniaque, le Gros. Ils ne sont pas mis autant en avant que Célestin, et ils peuvent occuper le devant de la scène le temps d'une séquence, ou revenir de manière chronique en personnage secondaire le temps d'une ou deux cases, d'une ou deux répliques. Le lecteur effectue également un investissement émotionnel en eux, de manière différente à chaque fois. Il peut être touché par la souffrance de l'un d'eux et transporté par un moment de grâce visuelle inattendu (l'Insomniaque et son rêve). Il peut s'accoutumer à un autre et le retrouver avec plaisir, l'amitié bourrue de Gros. Il se rend compte que l'Œil acquiert une épaisseur émotionnelle qui le fait exister, ne permettant plus de le réduire à son rôle de méchant au sein de la Pieuvre, devenant un individu complexe au-delà d'une simple dichotomie Bien / Mal. Chaque personnage dispose d'une apparence particulière, physique et vestimentaire, avec un registre de gestes dans lesquels transparaissent son caractère (l'emportement de l'Œil), ou ses automatismes professionnels (la préparation des repas en cuisine). Il n'y a pas de petit personnage qui serait réduit à un simple artifice narratif.
Tout au long de cette histoire, il y a un autre personnage qui apparait en fait dans plus de pages que Célestin : Paris. C'est un lieu commun de dire que le lieu constitue un personnage à part entière, mais dans cette bande dessinée, ce constat se situe à un autre niveau. L'artiste a apporté un grand soin et un investissement exemplaire pour recréer les rues, les intérieurs de la capitale à cette époque. Au fil des séquences, le lecteur peut se projeter dans un gros collecteur en égout, dans un troquet populaire, avec son arrière-cour et la trappe pour jeter les déchets directement à l'égout dans le dix-septième arrondissement, passage Vendrezanne dans le treizième arrondissement, quai de l'Archevêché, sur de la passerelle de l'estacade de l'île Saint-Louis, dans la cour de l'hôtel particulier de l'Œil dans le cinquième arrondissement, etc. La précision du lieu de la scène en début de chaque chapitre ne se limite pas à un simple expédient narratif pour indiquer le lieu, mais constitue une aide pour le lecteur impatient d'avancer sans s'appesantir sur les dessins, ainsi qu'un repère pour l'amoureux de Paris qui souhaite comparer les descriptions minutieuses et attentionnées à ses connaissances, ou aller les approfondir par des recherches ensuite. En fin du chapitre 8, il peut également recomposer le parcours de la fuite de Célestin grâce aux indications : rue de l'Abreuvoir, rue Girardon, rue du Faubourg Montmartre, Pont Neuf, rue Monsieur-le-Prince, rue Lhomond, rue des Cordelières, rue Croulebarbe, rue des Reculettes.
La qualité de cette reconstitution historique ne donne pas simplement de la consistance aux décors : elle rend visuelle et apparente une réalité sociale. Mis à part pour les dirigeants de la Pieuvre, le lecteur côtoie des gens du peuple, les voit dans leur vie de tous les jours, aussi bien le serveur, que la responsable des consommations, le cuistot, les enfants et jeunes adolescents en bande organisée rapportant le fruit de leurs rapines et de leurs récupérations à un adulte, les nervis de la bande de la Pieuvre, les voleurs en train d'évoquer leurs futurs coups attablés à l'auberge, les dames faisant une pause avant de retourner battre le trottoir, etc. À la lecture, cette dimension du récit ne passe pas au premier plan : elle reste en arrière-plan, discrète et organique. Il n'y a pas de personnage qui se mette soudain à faire une déclaration attirant l'attention sur sa condition sociale, pour autant le récit met en scène des gens du peuple, ordinaires, faisant de leur mieux dans un contexte social peu favorable à leur classe. Cette direction d'acteurs naturaliste favorise l'empathie du lecteur pour des êtres humains normaux, comme lui, en butte aux difficultés quotidiennes de la vie. Il se retrouve émotionnellement impliqué par les actes de Célestin pour aider Daumale, par l'angoisse de ce dernier se sachant poursuivi par les séides de la Pieuvre, par l'inquiétude de l'Œil pour l'accouchement, et même par le plaisir par anticipation de Nez à manger un plat succulent, etc.
Ainsi le lecteur est en immersion complète dans le récit, ressentant les émotions des personnages, partageant leur point de vue personnel, impatient de savoir ce qui va se passer, tout en en laisser porter par le rythme de la narration. Il ressent le fait que l'auteur raconte son histoire avec une honnêteté de cœur, sans dédain hautain. Il est perceptible qu'il aime ce genre, mélange historique et fantastique. Comme dans les deux premiers tomes, la mise en scène d'individus disposant de talents surnaturels peut être prise au premier degré, à la fois fascinant pour ces capacités extraordinaires et pour leur utilisation visuellement spectaculaire. C'est un divertissement populaire sans hypocrisie, sans condescendance intellectuelle. Dans le même temps, cette approche n'exclut pas l'ambition. Plusieurs têtes de chapitre comprennent une citation d'auteur : Guillaume Apollinaire (1880-1918), un verset de la Genèse, Évariste Gallois (1811-1832), Albert Samain (1858-1900), Victor Hugo (1802-1885), Honoré de Balzac (1799-1840), John Donne (1572-1631). Le lecteur peut y voir une volonté de rattacher cette œuvre à la culture classique. Il peut aussi se dire que l'auteur a logiquement explicité certaines de ses sources d'inspiration, des œuvres qui l'ont nourri et qui affleurent de ci de là, comme cette forme de Cour de Miracles, ou cette volonté naturaliste et cette représentation d'une société au travers de plusieurs personnages liés entre eux, dont les chemins de vie se croisent et deviennent interdépendants. La présence ponctuelle de personnages dans chaque tome fait également penser à la structure d'une chronique de grande ampleur tissée dans plusieurs romans.
Effectivement, les individus dotés d'une capacité extraordinaire (les talents) peuvent se voir également comme une métaphore d'une personne excellant dans son art, une lecture plus littéraire de ce divertissement, mais aussi une dimension quasi mythologique (l'un d'entre eux ne s'appelle-t-il pas Pluton ?). En outre, malgré leurs talents, ils restent soumis à la structure sociale de l'époque, à la propension naturelle de l'individu de profiter des autres, soit en exploitant sa faiblesse physique, soit en exploitant sa faiblesse sociale. Avec ce point de vue, d'autres thèmes sous-jacents apparaissent : la place de la femme dans la société à travers la Chose et Mama-Brûleur (Et puis quoi ensuite, le droit de vote ?), le désir très humain d'avoir une progéniture, les forces systémiques d'une société qui enserre le déroulement de la vie d'un individu (les conditions de sa naissance qui induisent son accès à l'éducation, à une classe sociale, à une place prédéterminée dans la société), un système de valeurs qu'il soit humaniste comme celui de Célestin, ou fondé sur les règles et l'obéissance à l'autorité comme celui de la Pieuvre, les mécanismes de perpétuation d'un système (la dictature de la Pieuvre), une économie parallèle, le devoir de mémoire pour les victimes, la puissance irrépressible du besoin de justice, etc. Avec l'évocation d'un embryon de syndicalisme ou d'une entreprise en autogestion, l'auteur évoque à la fois les gens du peuple s'organisant de manière solidaire pour contrecarrer les effets d'une oppression capitaliste par les possesseurs des outils de production, mais aussi la façon dont ces mêmes propriétaires contrattaquent pour rendre ces initiatives inefficaces et inoffensives.
Cette lecture s'avère aussi puissante et profonde qu'un grand roman du dix-neuvième siècle. Au fur et à mesure le lecteur s'imprègne de sa richesse et de sa gentillesse, de son humanité. Il savoure les mots d'argot employés, en nombre maîtrisé, sans que cela ne devienne un artifice ou que les que cela ne rende les propos abscons. Il ressent l'horreur primale de certaines situations : devoir pourfendre un cœur battant toutes les deux minutes, quelle sorte de séquelle cela peut-il laisser chez le bourreau de s'acharner ainsi à exterminer une vie ? Il ressent des échos entre différentes situations. Par exemple, il apparaît que la dernière image du prologue signifie que le nouveau-né a les tympans percés, qu'il sera donc sourd à vie. En lisant le monologue de Célestin, le lecteur peut le voir comme un individu parlant de sa différence, qui pourrait très bien être compris comme des propos relatifs à une infirmité, s'appliquant alors à la situation de ce nouveau-né qui va grandir sourd parmi des bien-entendants.
Troisième tome des contes de la Pieuvre : troisième réussite exceptionnelle pour l'histoire, la reconstitution historique qui transpire l'amour du vieux Paris, la finesse de la narration visuelle, la richesse d'un récit populaire et ambitieux. En artisan méticuleux et incroyablement généreux, Gess réalise un chef d'œuvre ayant sa place aux côtés des œuvres littéraires populaires.