lundi 26 avril 2021

Animal lecteur - Tome 7 - On ferme !

Non, mais je peux vous le commander.


Ce tome fait suite à Animal lecteur - tome 6 - Un best-seller sinon rien (2016) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du septième, et malheureusement du dernier tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2018, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon (Ivan Terlecki). Ce tome comprend 92 strips.


Deux clients de la libraire spécialisée BD Boutik, discute pour savoir si Batman est vraiment un superhéros ou non, sachant qu'il n'a pas vraiment de superpouvoir… sauf peut-être un. C'est la nouvelle année et Bernard Dolcevita participe à une soirée costumée, mais elle lui rappelle un peu trop le boulot du fait du thème retenu. Qui aurait cru dans les années 1950 qu'il y aurait un jour des écoles portant le nom d'André Franquin ou de René Goscinny ? Y aura-t-il un jour un établissement Lara Croft ou super Mario ? Faut-il accéder à l'attente du public ou respecter la pureté de la vision des créateurs originels ? Pour ou contre la reprise de séries de BD comme Astérix, Spirou et les autres ? Le monde de l'édition publie de magnifiques volumes patrimoniaux de BD, attirant une clientèle âgée et nostalgique dans la boutique. Le représentant d'une nouvelle maison d'édition de BD vient placer ses produits à BD Boutik, traitant du sujet foot sous toutes ses formes, depuis des BD pour chaque segment du lectorat, jusqu'au présentoir en forme de cage de foot. Bertrand Dolvevita est attablé dans un restaurant avec sa femme et son fils et passe en revue les séries de BD reprises et les créateurs les ayant reprises : Lucky Luke, Astérix, Corto Maltese, Blake & Mortimer, Spirou.


Un client vient de passer en caisse et, avant de s'en aller, il remercie le libraire pour ses précieux conseils. Assis à son bureau, le libraire reçoit les clients et ils lui exposent leurs souhaits : de beaux paysages avec le souffle de l'aventure, rôle important des enfants, du soleil et des nanas, etc. Tout en rangeant les arrivées, le libraire constate que les collectionneurs sont gâtés et que les éditeurs pensent bien à eux : rééditions soignées, intégrales, souvent de bons gros volumes au prix défiant toute concurrence… Il en faut de l'énergie pour produire une bande dessinée : des usines d'impression, les poids-lourds des transporteurs, l'huile de coude du libraire : quel bilan pour la planète ? Quel est le rapport entre une liste d'animaux en voie de disparition et un libraire ? Quelquefois, un client prend le temps de parler au libraire : celui-ci évoque le fait que la bande dessinée lui a sauvé la vie, quand on l'envoyait dans la maison de son oncle, isolée de tout, mais abritant une belle collection de bandes dessinées. Un client prend une bande dessinée, un classique, tout en faisant observer que la nostalgie constitue un bon bizness.



Septième tome : le lecteur vient chercher ce qu'il apprécie dans la série. Son horizon d'attente comprend les conseils du bon libraire, les clients aux demandes impossibles et considérant que c'était mieux avant, et bien sûr des nouveautés, sans oublier le format vertical. Les auteurs ont conservé cette disposition très originale de strip en vertical, en format demi A4, tout en hauteur. De temps à autre, la conception du gag met à profit à ce déroulement de haut en bas. Par exemple, le mouvement du rideau de fer sur la couverture s'effectue de haut en bas. Ce format met plus en évidence la continuité dans le déplacement des personnages, lors des plans fixes, ces derniers représentant plus de 50% des prises de vue. En outre, cela permet de singulariser chaque strip en lui consacrant une page entière, avec une reliure résistante, ce qui n'aurait pas été le cas s'ils avaient été à l'horizontale, avec une reliure beaucoup plus petite.


Il est toujours agréable de retrouver Bernard Dolcevita, toujours aussi débonnaire, bienveillant et attentionné avec les clients, agréable en famille, et souffrant d'un mal de dos chronique. Libon n'a rien changé à sa manière de représenter le bon libraire : un gros nez un embonpoint prononcé, des bras énormes et des pieds vraiment très plats. Cette forme exagérée rend le personnage très parlant avec ses lunettes sous les yeux, ses expressions de visage appuyées pour un effet comique, son corps plutôt souple et alerte, fort sollicité pour déplacer les cartons de marchandise, et les piles de bandes dessinées. Les autres personnages sont représentés dans le même registre graphique, avec des yeux souvent en bille de lot, et des morphologies différentes, plus longilignes, ou des marques de l'âge plus appuyées pour les plus âgées. Ces caractéristiques visuelles permettent à la fois de montrer des adultes dans leur apparence, et de faire ressortir leur comportement parfois de gamin ou des réactions infantiles. L'empathie ressentie par le lecteur n'en est que plus forte, et il sourit bien volontiers avec eux, soit de leurs réparties comiques, soit de leurs malheurs, tout en éprouvant de la compassion pour eux.



Le lecteur espère également voir d'autres facettes de la vie de libraire et de l'industrie de la bande dessinée, mises en avant. Les auteurs reprennent des thèmes habituels : la reprise d'anciennes séries, les vieux lecteurs, la surproduction, la mise au pilon, avec des dessins évoquant ceux des tomes précédents, créant une continuité visuelle, comme le comptoir, la caisse enregistreuse, la tenue vestimentaire souvent identique du libraire, les cartons empilés sur le diable, l'usine de mise eu pilon. Certains éléments visuels sont récurrents de tome en tome, d'autres n'apparaissent pas dans tous. Ils développent également de nouveaux thèmes avec de nouvelles situations visuelles : le restaurant, l'usine d'impression, le bureau du PDG de l'usine de mise au pilon, la pharmacie, le cinéma, le déplacement en scooter, le camion poubelle, etc. Le scénariste aborde de nouveaux territoires comme la culture vidéoludique, le plan marketing pour la mise en place d'une collection, le coût écologique de la production d'une bande dessinée, la livraison à domicile… Bien évidemment, le lecteur retrouve la culture BD, cette dimension qui fait qu'il se sent entre amis, les auteurs évoquant nominativement ou visuellement Batman, Gaston Lagaffe, Astérix, Corto Maltese, Spirou & Spip, Tintin (!!!), Lucky Luke, Garfield, Krazy Kat, Félix le chat, le chat de Geluck, Buck Danny, Dan Cooper, Tanguy & Laverdure, Les Tours de Bois Maury, Les vieux fourneaux, Seuls, Zombiellénium, Tamara (avec un commentaire très touchant pour cette dernière).


Mais arrivé dans le dernier tiers de l'ouvrage, un thème domine les autres : celui de la crise, celui de la fermeture de la boutique. Il l'a peut-être déjà constaté en consultant la dernière de couverture qui indique dans la rubrique À paraître : plus rien la série est finie, si vous aviez été plus nombreux à acheter les albums on aurait volontiers continué. Il y a un signe avant-coureur en page 15 quand le libraire est classé dans les espèces en voie de disparition. Il y en a un deuxième en page 41 avec la mention que les finances de BD Boutik ne sont pas au mieux. Page 69, Bernard Dolcevita annonce à sa caisse enregistreuse qu'il faut qu'il lui fasse un aveu avant de fermer boutique : ça y est, c'est dit. En lisant ces gags en recueil plutôt que dans le journal de Spirou, cela donne l'impression que les auteurs savaient qu'ils allaient mettre un terme à leur série et développe ce thème comme à la fois une réalité au premier degré (l'équilibre fragile d'une librairie spécialisée) et une métaphore de la clôture de la série. Il est donc question de déstockage, de prix cassés, de raréfaction des clients, de libraire se reconvertissant en éditeur, de perte de la motivation. Les gags font toujours mouche, mais comporte une forme de résignation qui n'est pas loin de l'amertume. Les auteurs n'ont rien perdu de leur verve et ils bouclent même de manière visuelle cette thématique : le pot de départ se fait avec des personnages de bande dessiné, à l'instar de la fête du nouvel an.



De plus, le lecteur observe que certains gags se répondent à plusieurs pages d'intervalles, non pas en reprenant un même thème développé différemment, mais avec un éclairage différent. Par exemple en page 12, le libraire se transforme en agence de voyage, conseillant les clients, alors qu'en page 82 sa vie est devenue une pièce de théâtre, dans un registre différent pour chaque moment, passant ainsi de la tragédie au boulevard. En page 44, Bernard Dolcevita évoque l'accélération du cycle de vie d'une bande dessinée, avec un client. Le contraste est total avec le délai qui s'est écoulé entre la parution de deux tomes successifs d'une série BD (5 ans entre le tome 3 et le tome 4 de Zombillénium, d'Arthur de Pins). Régulièrement, les auteurs surprennent le lecteur avec une réflexion pénétrante sur la relation à la bande dessinée, comme l'évolution de ce qu'il y trouve en prenant de l'âge, en page 64, de l'émerveillement devant les dessins sans pouvoir lire les phylactères, jusqu'à sa dimension politique ou son importance artistique en atteignant une certaine compréhension.


Les séries ne sont pas éternelles, et les auteurs peuvent avoir envie de passer à autre chose, ou être contraints de passer à une autre création. Le lecteur de bande dessinée est forcément ému à l'idée de la fermeture d'une libraire spécialisée BD, et l'arrêt d'une série qu'il a suivie pendant plusieurs tomes. Il est conscient de la chance de bénéficier de ce septième tome, d'auteurs qui parlent sa langue, qui lui parlent de sa passion avec justesse, humour et émotion.



2 commentaires:

  1. Ah, c'est intéressant, cette fin de série. Ainsi, les auteurs ont choisi de partir sur une note douce-amère, quitte à culpabiliser le lecteur, même si c'est fait de façon humoristique. Sans doute avaient-ils d'autres projets pour leur série ou estimaient-ils qu'elle allait engendrer des ventes plus importantes.

    "L'accélération du cycle de vie d'une bande dessinée" : Malgré tout le respect que l'on peut avoir pour les auteurs, l'objet en tant que tel est soumis à un risque de dévalorisation : trop de publications, trop de rééditions, impression en Chine, avec tout ce que ça sous-entend d'empreinte carbone et de délocalisation... Et puis, malgré les récalcitrants, la numérisation finira par tout changer, comme pour la musique.

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    1. Oui, c'est une note douce amère, la chronique d'une mort peut-être pas annoncée, mais sue à l'avance, vraisemblablement planifiée, une sorte (très relative) d'euthanasie. Je n'ai pas ressenti de culpabilité parce que je suis arrivé après la bataille : je ne lisais pas Spirou, et je n'ai découvert cette série qu'après la parution du dernier tome.

      L'accélération du cycle de vie d'une bande dessinée : c'est un phénomène que je ressens pleinement. Visiblement dans les années 1970 et la première moitié des années 1980, un adulte bien installé dans la vie disposait d'un revenu suffisant pour lui permettre de lire toute la production de BD annuelle, ainsi que du temps nécessaire. Une série pouvait s'installer dans la durée, et certaines s'inscrivaient au rang des classiques, rééditées ad vitam eternam.

      Aujourd'hui la production est pléthorique, et il y a une (presque) omni-disponibilité de tous les titres pour le lecteur. Du coup, tout se trouve relativisé. Avec une expérience de lecture de plusieurs décennies, il me semble qu'il est possible de trouver de nombreuses nouveautés d'une qualité exceptionnelle chaque année qui seront emportées par le flux aussi vite que les autres, dévalorisées comme tu le dis. Je n'ai pas souvenir d'une telle diversité de formats et de sujets : c'et un âge d'or pour le lecteur que je suis, et je ne sais plus où donner de la tête. Dans le même temps, les créateurs s'appauvrissent et il faut quasiment acheter sa bande dessinée convoitée dans le trimestre de sa sortie, au risque de ne plus pouvoir facilement mettre la main dessus.

      Répondant à un intervieweur à propos de son Blake & Mortimer hors série (Le dernier pharaon), François Schuiten lui demandait pourquoi il lui parlait de sa prochaine bande dessinée, alors que la dernière venait de sortir à peine dix jours auparavant.

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