lundi 25 juin 2018

Les Jours Heureux - tome 2 - Nouvelle vague

Don Camillo reprenant les discours politiques de Peppone ?

Ce tome constitue la deuxième moitié de la dernière partie de la trilogie commencée avec Les temps nouveaux 1 - Le retour. Il est initialement paru en 2015. Le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisées par Guy Servais (surnommé Raives), et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes. Après ce tome, ils ont poursuivi leur collaboration avec Sous les pavés.

Le 3 janvier 1961 à Bukavu (au Congo Belge), les parachutistes belges surveillent l'évacuation des colons belges, alors que les rebelles ont commencé à brutaliser des blancs à travers le pays. C'est dans ces circonstances que Thomas Deschamps arrive à Bukavu et qu'il s'enquiert de la situation et de sa plantation. La femme auprès de qui il se renseigne lui conseille de se dépêcher. À la nuit tombante, il parcourt les routes en voiture et fait un unique arrêt dans la plantation la plus proche de la sienne. Tout a été dévasté ; il ne reste qu'un boy âgé qui lui conseille de se dépêcher et qui condamne les actions des rebelles en les traitant de sauvages. Thomas arrive enfin à sa plantation et constate que la demeure est intacte, mais plongée dans le noir. Il trouve Hortense saine et sauve qui l'attend seule et qui commence par lui faire des réprimandes. Leur dispute est interrompue par l'irruption de 4 soldats rebelles, armés de fusil et de coupe-coupe.

Le 18 janvier 1961, père Joseph s'est rendu à Bruxelles où il rencontre un individu bien renseigné, servant aussi de guide au musée royal des Beaux-Arts. Il est en train de commenter le tableau La chute d'Icare, de Bruegel, et s'interrompt pour s'occuper de Joseph, en lui dressant un tableau de la situation au Congo Belge. À Berlin Est, Win vient de coucher avec Nina Reuber, et ils évoquent la situation de Berlin. Lui voit des signes tangibles de reprises économiques y compris avec l'Ouest ; elle est persuadée que l'URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) ne laissera pas les choses se faire. Wim finit de se rhabiller et sort pour aller retrouver sa femme. Dans la cage d'escalier, il croise Lucie Jalhay qui vient rendre visite à Nina. Elle vient l'informer qu'elle a rendez-vous dans l'après-midi avec un ami de son mari, qui connaît bien le chef de poste de la CIA au Congo Belge. Effectivement, il lui indique que l'agent Franck Jerry va être chargé de se rendre sur place. Ce dernier commence par examiner la demeure de Thomas Deschamps à la plantation. Il y fait une découverte horrible dans l'une des tombes familiales. À La Goffe, Thérèse vient d'enterrer Firmin, et elle évoque la situation de Thomas, avec Joseph à l'Hôtel des Roches.


C'est forcément avec un pincement au cœur que le lecteur ouvre ce dernier tome de la série, car il sait qu'il va devoir se séparer de personnages auxquels il s'est attaché. Il sait aussi que la fin du récit a été fixée avec la fin du mouvement de décolonisation, et que les personnages continueront leur vie par la suite. Il revoit donc passer Thérèse toujours aussi en colère contre le comportement inconséquent des hommes, Nina Reuber & Bénédicte Lacombe toujours aussi amoureuses et refusant d'accepter les morts de civils sans rien dire, Alice toujours aussi amoureuse de Thomas, Lucie Jalhay prête à aider ses proches. Comme dans les tomes précédents, les événements tournent autour de Thomas Deschamps, tout le monde s'inquiétant, à juste titre, du fait qu'il ait disparu au Congo Belge. Le père Joseph continue de lui prêter une oreille attentive, plus parce qu'il est son ami que du fait de sa fonction. Les auteurs terminent leur récit par une épanadiplose narrative : avec un petit verre dégusté chez Joseph, suivi par une traversée de ruisseau et un semblant de chasse aux papillons, comme avait commencé le tome 1, il y a de cela des années. Par ce dispositif, le lecteur peut apprécier le temps écoulé, les événements survenus et les traumatismes surmontés au cours de ces années chargées en bouleversements historiques.

Le lecteur retrouve les particularités de la série, à commencer par les évocations historiques. Il retrouve donc une demi-douzaine de pages avec un cartouche de texte de la largeur de la page, donnant des informations sur les événements en train de survenir, comme s'il s'agissait des nouvelles radiophoniques. Comme dans le tome précédent, elles sont complétées à plusieurs reprises par des échanges entre des personnages qui font le point. Il peut donc se faire une idée de l'état de la rébellion au Congo Belge, et des actes de répressions que les rebelles accomplissent à l'encontre des blancs, les mesures économiques mises en œuvre pour la reconstitution de l'Allemagne après-guerre, la problématique du passage à l'Ouest des Allemands de l'Est à Berlin, l'apparition de l'OAS (Organisation de l'Armée Secrète) et ses attentats, etc. Comme à leur habitude, les auteurs ne se contentent pas de citer de grands événements pour donner l'illusion d'une trame de fond. Ils citent également des faits historiques en rapport direct avec la vie d'un personnage, comme la parution des Temps Modernes, la revue crée par Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, pour Bénédicte Lacombe. La litanie des attentats n'a pas pour objet d'ajouter une dimension dramatique, mais de renforcer la vocation des personnages s'indignant devant la souffrance. Lorsque les auteurs évoquent le massacre du 17 octobre 1961 lors d'une manifestation organisée à Paris par la fédération de France du FLN, ils montrent comment la violence engendre la violence, dans un cercle vicieux sans fin.


Le lecteur retrouve également les images toujours aussi épatantes de Raives & Warnauts. Il est impossible de ne pas être séduit par l'image d'ouverture qui montre la ville en bordure de lac où es installée la plantation de Thomas, en vue aérienne. Par la suite, le lecteur aimerait bien pouvoir visiter le musée royal des Beaux-Arts de Bruxelles (une magnifique représentation de sa cour intérieure), se promener avec Lucie dans les rues de Berlin Est, flâner dans les champs autour de La Goffe, prendre le tramway à Liège en compagnie de Bernadette et Alice, observer la traite des vaches ou conduire le tracteur qui emmène les bidons de lait à La Goffe, assister au mariage de Bernadette et Antoine Moreau à Liège. Le lecteur éprouve l'impression que les traits de contour sont un peu moins lâches que dans le tome précédent, en particulier les visages sont moins taillés à la serpe. Chaque élément de décor est toujours aussi précis, à commencer par les façades et les intérieurs. La mise en couleurs de Raives reste enchanteresse, comme à chaque fois, rehaussant les reliefs, rendant compte de l'ambiance lumineuse, faisant ressortir les surfaces les unes par rapport aux autres.

Dans le même temps, le lecteur se retrouve également pris par surprise par plusieurs développements. Par exemple, Franck Jerry prend une importance inattendue. Il n'était jusqu'alors qu'un petit trafiquant efficace qui avait fini par se faire choper par la CIA. Le lecteur avait bien compris que cet individu est doué pour servir d'intermédiaire pour le compte de la CIA, entre individus aux motivations et aux actes impossibles à reconnaître officiellement, mais aussi des individus indispensables dans des opérations officieuses. Dans ce tome, le lecteur a l'occasion de le voir à l'œuvre dans une de ces opérations, et il constate une impressionnante efficacité professionnelle. Les auteurs le surprennent tout autant avec une scène d'action, une traque dans la jungle congolaise, avec des échanges de coups de feu et même l'arrivée providentielle d'un hélicoptère. C'est une séquence d'action sur une demi-douzaine de pages, une première, plutôt bien exécutée. Dans le même registre, le lecteur assiste au passage clandestin de Berlin Est à Berlin Ouest d'Esse et de sa mère, comme une scène miroir de Nina Reuber emmenant Lucie Jalhay vers un appartement de berlinoises, dans le tome 1 d'Après-Guerre, le cycle précédant de la trilogie.



À nouveau, le lecteur peut apprécier l'excellence de la mise en scène de Raives & Warnauts. En page 8, il montre la voiture de Thomas Deschamps progresser dans la campagne congolaise de nuit. Le lecteur peut ainsi se faire une idée de la densité de population, de l'inquiétude à se sentir seul sur une route de campagne non éclairée. La discussion entre Joseph et le guide de musée donne l'occasion de déambuler dans les couloirs du musée royal. Lorsque Franck Jerry arrive à la plantation, il laisse promener son regard pour essayer de détecter un élément qui aurait échappé aux autorités. Dans une page muette (page 23), le lecteur peut voir Jerry réfléchir à ce qu'il voit et détecter quelque chose. Même s'il ne lui ait pas montré, il comprend que ce que Jerry a trouvé doit être particulièrement atroce et ignoble pour provoquer une réaction si intense chez un individu avec une telle expérience du terrain. La séquence de traque dans la jungle rend bien compte de la luxuriance de la végétation, de sa beauté, et de la beauté à couper le souffle d'un ciel se parant de reflets violets, tout en rendant compte de la soudaineté de l'affrontement et de l'absence de visibilité des autres belligérants. Raives & Warnauts ont décidé de représenter le massacre du massacre du 17 octobre 1961, sans utiliser de mots. Le lecteur n'a aucun doute sur ce que lui montrent les images S'il découvre ce fait historique, il en ressent toute la brutalité de la répression, même si les auteurs lui épargnent les manifestants jetés dans la Seine. S'il connaît déjà les faits, il sent sa gorge se serrer en voyant ainsi représentées ces terribles brutalités.

S'il ne devait retenir qu'une séquence parmi tous ces événements, il est possible que le choix du lecteur se porterait sur les 2 pages muettes du mariage de Bernadette et Antoine Moreau. Warnauts & Raives ont renouvelé l'exploit de mettre le lecteur aux premières loges d'un événement familial assez intime et de lui faire partager les différentes émotions, sans avoir besoin de texte. La page 46 comporte 10 cases et la page 46 en comporte 11. D'un côté, le lecteur assiste aux étapes attendues comme l'échange des alliances à la mairie, les embrassades au sortir de la salle des mariages, le repas de noces, les toasts portés, les regards chargés d'émotion diverses. De l'autre côté, le lecteur connaît les positions des uns et des autres, et est à même d'imaginer ce qu'ils peuvent ressentir, quel est leur avis sur cet événement. C'est comme s'il faisait partie de la famille.


À l'issue de ces 6 tomes, le lecteur ressort complètement conquis pas sa lecture. Il a voyagé dans de nombreux endroits avec une qualité touristique épatantes et une reconstitution historique dans laquelle il a confiance. Il a suivi une histoire centrée sur un personnage principal Thomas Deschamps, avec une ouverture sur ceux qui l'entourent évitant une impression égocentrée, et ouvrant sur d'autres situations du fait de leur histoire personnelle, ou à d'autres endroits du fait qu'ils voyagent eux aussi. Il n'y a pas de personnages parfaits, à commencer par Thomas, il y a quelques personnages méprisables comme les soldats rebelles dans ce tome, les auteurs condamnant la cruauté physique sans possibilité d'excuse. Toutefois, chacun agit en fonction des circonstances dans lesquelles la vie l'a placé, de sa culture, de son histoire personnelle. À l'opposé d'un récit se déroulant dans un contexte historique qui ne sert que de prétexte, Warnauts & Raives ont construit un récit qui a comme ambition de rendre compte d'une époque, ou plutôt de plusieurs situées à quelques années d'intervalle. Dans une interview, ils indiquaient qu'ils ont souhaité comprendre des références, des événements évoqués lors de leur enfance ou adolescence et ayant influé sur la vie de leurs proches, ayant généré des ressentis durables, ainsi que des amitiés ou des inimitiés. De ce point de vue, la série est une totale réussite.

Bien sûr le lecteur est en droit de s'interroger sur la nature de cette reconstitution historique, sur son projet. Il constate que les auteurs ont choisi de faire du petit village belge La Goffe, le point d'accroche des personnages, le récit y commence et s'y termine. En cours de route, le lecteur peut s'interroger sur l'importance de la place donnée à l'histoire de la France. Encore dans ce dernier tome, il est plus question du processus d'indépendance de l'Algérie que de celui du Congo Belge. De la même manière, il peut s'interroger sur les motifs qui ont conduit les auteurs à choisir de faire figurer tel événement historique plutôt que tel autre dans leur récit. Quoi qu'il en soit, ces choix font sens au regard de leur projet et le tout forme une unité cohérente. Le lecteur peut bien sûr déceler quelques choix romanesques pour augmenter l'envergure du récit, à commencer par l'histoire personnelle d'Assunta Lorca (opposée au régime franquiste), jusqu'au choix de Lucie Jalhay de partir s'installer à New York avec un afro-américain. Mais à nouveau ces particularités sont cohérentes avec le reste du récit, que ce soit le goût pour le voyage de Thomas, ou le refus d'être cantonnée à un village pour Lucie. Tout au long de ces 6 tomes, le lecteur a pu identifier des thèmes structurant comme la vie des individus modelée par l'Histoire sans qu'ils n'aient de prise dessus, la volonté d'engagement pour des causes, ou la force des liens de la famille, les différentes formes de manifestation de la résilience.


Indéniablement, Éric Warnauts et Raives ont fait œuvre d'auteur, pour une fiction historique dense en bouleversements historiques, et riche en personnages complexes et attachants. Ils rendent compte d'une époque telle que perçue au travers d'un noyau de protagonistes avec une qualité de reconstitution historique visuellement exceptionnelle et jamais pesante.

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