dimanche 24 juin 2018

Les Jours Heureux - tome 1 - Expo 58

L'homme y est réduit à un rôle mineur.

Ce tome constitue la première moitié de la dernière partie de la trilogie commencée avec Les temps nouveaux 1 - Le retour. Il est initialement paru en 2015. Le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisées par Guy Servais (surnommé Raives), et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes.

Sur le bord du lac Kivu, au Congo Belge, en mars 1958, Thomas Deschamps est en train d'expliquer à Hortense (une congolaise) qu'il va devoir la quitter. Il dirige une plantation de café, mais il a reçu des nouvelles alarmantes de la santé de Rose, la gérante de l'hôtel de Roches dans le village de La Goffe, dans les Ardennes belges. Il confie la responsabilité de l'exploitation à Barnabé. Ce dernier le conduit à Bukavu, ex-Costermansville. Sur place, Thomas descend à l'hôtel Continental, où il retrouve Alex. Ce dernier lui donne des nouvelles de la situation politique, en particulier le retrait de l'Église dans les colonies qui rapatrie les pères qui étaient affectés dans les missions. Il évoque la volonté d'indépendance des congolais, en espérant que la transition se passera mieux qu'en Algérie. Comme Hortense avant lui, Alex pense que Rose attend le retour de Thomas Deschamps pour rendre son dernier soupir, Rose ayant élevé Thomas et son frères Charles après la mort de leurs parents.

À Liège, Thomas Deschamps se rend à l'hôpital de Bavière, où il se tient devant le lit de Rose qui est dans le coma depuis 3 jours. Dans sa chambre, se trouvent également Bernadette (la fille de Thomas et d'Assunta Lorca) et le père Joseph. L'accueil de Bernadette est particulièrement froid. Après être sorti de la chambre, Joseph met Thomas au courant des nouvelles des uns et des autres. Bernadette fait de brillantes études en droit. Thérèse et Firmin se sont séparés, et c'est elle qui dirige l'Hôtel des Roches, pendant qu'il traficote. Enfin Alice a divorcé. Trois jours plus tard, l'enterrement a lieu au cimetière de Robermont à Liège, en présence de Bernadette, Thérèse, Thomas Deschamps, le père Joseph et quelques autres. Le lendemain il discute avec Thérèse qui est en train de s'occuper des ruches et qui lui fait bien sentir son aigreur quant à son départ pour le Congo Belge. Ils sont interrompus par Bernadette qui arrive avec Julie. Début mai 1958, dans la proche banlieue de Paris, les gendarmes donnent l'assaut à un pavillon qui abrite une imprimerie clandestine pour un mouvement de résistants algériens. Trois jours plus tard, dans un café parisien proche de la station La Motte-Piquet-Grenelle, Bénédicte Lacombe rencontre un indépendantiste algérien.


Le cycle précédent avait couvert les années 1947 à 1951. Le lecteur retrouve donc les personnages avec quelques années de plus, pour la période 1958 & 1959. La première image occupe un tiers de la page, et elle rappelle immédiatement au lecteur la qualité de la narration visuelle, si tant est qu'il avait pu l'oublier. Il s'agit d'une prise de vue en hauteur qui offre la vision d'un magnifique paysage des rives cultivées du lac Kivu, dans le Congo Belge, maintenant la République Démocratique du Congo. Raives (Guy Servais) réalise toujours la mise en couleurs par le biais d'aquarelle aux riches nuances, avec une approche naturaliste. Comme dans chaque album, les couleurs habillent les surfaces détourées par les traits de contour, à la fois avec les nuances de couleur apportant texture et relief, à la fois pour les ambiances lumineuses. Les traits de contour sont un peu moins peaufinés que d'habitude, un peu plus lâches, par forcément jointifs, générant une impression plus immédiate, avec comme conséquence des visages moins agréables, des expressions plus sèches. Dans le même temps, la mise en couleurs apporte des informations visuelles significatives, comme une mise en couleurs directe.

Les images n'ont rien perdu de leur capacité d'évocation touristique. Cela commence avec les rives du lac Kivu, et cela va jusqu'à une vespasienne dans une rue du quatorzième arrondissement. Entre les deux, le lecteur aura pu admirer un magnifique coucher de soleil flamboyant sur le lac Kivu, la façade de brique de l'hôpital de Bavière à Liège, ainsi que ses hauts couloirs, des lignes de Tramway dans Liège (lorsque Joseph et Thomas marchent dans les rues), les champs en périphérie de l'Hôtel des Roches, le métro aérien à proximité de la station La Motte-Piquet-Grenelle, quelques pavillons de l'exposition universelle de 1958 à Bruxelles (y compris l'Atomium), la façade du Bon Marché dans le septième arrondissement, les façades de la place Saint Lambert à Liège, la terrasse du restaurant de l'Hôtel des Roches, etc. Comme tous les autres tomes de la série, celui-ci est à nouveau très riche en localisations diverses, représentées avec le souci de l'authenticité et du détail. Le lecteur peut lire d'une traite sans y prêter attention et absorber d'u coup d'œil la consistance des décors, ou il peut s'il le souhaite prendre le temps d'admirer ce qui lui est montré.


La qualité impressionnante des images (dessins + couleurs) participe à la solide consistance de la reconstitution historique. Le lecteur retrouve une poignée de pages avec des cellules de texte sur la largeur de la page évoquant les événements du jour, comme s'il s'agissait d'une annonce radiophonique. Il remarque également que plusieurs conversations entre personnages tournent autour de l'actualité, soit en donnant des informations, soit en commentant les événements et leurs conséquences directes sur la vie des protagonistes. L'évocation des faits historiques rentre dans le détail : la vague d'attentats ayant débuté le 25 août 1958, la révélation de la pratique de la torture sur des civils algériens avec le livre La question (1958) d'Henri Alleg, l'Exposition Universelle de 1958, les activités de la United Fruit Company (une multinationale de l'agroalimentaire) dans les républiques bananières, la deuxième rafle du Vélodrome d'Hiver en août 1958 (transformé en un centre de rétention de Français musulmans d'Algérie sur ordre du préfet de Police Maurice Papon), les émeutes de Léopoldville en janvier 1959, etc. Bien évidemment, les auteurs ne peuvent pas rendre compte de l'intégralité des événements internationaux dans une bande dessinée de 56 pages, mais il n'est pas possible de les taxer d'être superficiels. Comme pour les autres tomes de la série, celui-ci se termine avec une chronologie des 2 années concernées, une page pour 1958 et une page pour 1959.

Le lecteur revient également pour découvrir le destin des différents personnages qu'il a côtoyés depuis le début, qu'il a appris à connaître et auxquels il s'est attaché. Au fil des 4 premiers tomes, Éric Warnauts & Raives avaient développé une distribution assez importante, avec des personnages présents tout du long, et d'autres allant et venant, soit pour un tome, soit pour revenir à intervalles irréguliers. Thomas Deschamps et le père Joseph restent au centre du récit. Le lecteur constate que le visage de Thomas est souvent dur et fermé, alors que celui de Joseph peut être souriant ou grave. Il retrouve également Bernadette (la fille de Thomas), Alice Deschamps, Thérèse, Lucie Jalhay, Nina Reuber, Bénédicte Lacombe, etc. Au détour des conversations, il reçoit des nouvelles d'autres personnages qui restent hors champ comme Marie Louise ou Roy Air Gaines. Il y a peu de nouveaux personnages dans ce tome, avec l'exception d'Antoine Moreau, le jeune homme qui enlace Bernadette sur la couverture. En fonction de ses attentes, le lecteur peut éventuellement ressentir une légère frustration au vu du nombre de personnages qui n'ont pas tous le temps d'exister, leur vie étant souvent conditionnée par les bouleversements politiques. Dans le même temps, la narration visuelle leur donne une consistance qui contrebalance cette impression. Il y a bien sûr les attitudes, les gestes et les comportements qui donnent des indications sur l'état d'esprit des personnages, par exemple le père Joseph mettant au courant Thomas, avec des sous-entendus sur son opinion.


Raives & Warnauts donnent une leçon de sensibilité époustouflante en page 19, avec une page muette comprenant 10 cases : un repas en soirée, sur la terrasse de l'Hôtel des Roches, entre Thomas, Joseph, Thérèse et Alice. Le lecteur peut littéralement voir les flux d'émotions, la connivence retrouvée entre Julie et Thomas, le don d'observation du père Joseph. Les auteurs mettent en scène avec une finesse pénétrante le plaisir éprouvé à se retrouver entre amis de longue date. À plusieurs reprises, le lecteur ressent ainsi avec vivacité les émotions des personnages, lors de dialogue (l'irritation de Thomas voyant le pavillon congolais et sa reconstitution de pacotille), l'étrange sérénité de Franck Jerry malgré son travail d'intermédiaire officieux pour des intérêts discutables, la défiance de Bernadette vis-à-vis de son père quand il vient la récupérer au palais de justice de Liège, l'exaspération et la frustration de Thérèse face au comportement de Thomas, l'émotion indicible de Nina retrouvant Bénédicte. Ainsi même si le scénario privilégie le contexte historique, les dessins font exister les personnages. Ils montrent des adultes à la personnalité clairement définie, n'évoluant que peu, soit en se bonifiant (le père Joseph), soit en devenant aigri (Thérèse), soit en répétant les mêmes schémas (Thomas), soit en restant prisonnier d'un passé insatisfaisant (Alice). En face de cette génération, le lecteur observe la nouvelle en train de construire sa vie, en fonction de ses idéaux et de ses convictions. Il voit comment l'histoire personnelle de Bernadette configure ce qu'elle devient, comment elle agit en réaction à son enfance et à son adolescence. Entre ces 2 générations, il commence à avoir apparaître la répétition des situations dans la relation de Bénédicte et Nina. Il apparaît donc en creux une peinture du formatage des comportements humains par l'histoire personnelle.

Au fur et à mesure des séquences, le lecteur se rend compte que les auteurs ont un objectif encore plus ambitieux que celui de rendre compte d'une époque complexe et troublée. Ils évoquent le colonialisme, sous l'angle du début de la décolonisation. Il est question du retrait progressif de l'Église, ce qui a pour effet de délégitimer l'action des nations colonisatrices, et de légitimer les volontés d'indépendance. Même si elle n'est pas citée, le lecteur pense à la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (10/12/1948) qui proclame le droit des peuples à décider de leur sort. Warnauts & Raives évoquent la différence de situation entre l'Algérie et le Congo Belge, et ils montrent l'engagement d'individus européens pour la cause de l'indépendance. C'est Bernadette qui donne corps à cet engagement, faisant écho à celui de celui de sa mère Assunta Lorca. En parallèle de ce retrait des blancs imposant leur culture, ils évoquent les obstacles qui se dressent pour les couples mixtes, avec l'échec de celui de Roy Air Gaines et de Lucie Jalhay, et ceux qui s'annoncent pour le couple de Bernadette Deschamps et Antoine Moreau. Ils montrent aussi la façon dont les occidentaux rabaissent la culture africaine au rang de divertissement condescendant à l'occasion de l'Exposition Universelle.


Parmi les autres thèmes développés, le lecteur prend conscience que les auteurs favorisent l'Histoire de la France qui occupe plus de place que celle de la Belgique. Les événements choisis pour figurer dans ce tome peignent une image flatteuse du général De Gaulle, en homme avisé et progressiste, alors même qu'il n'est fait référence au roi Baudoin qu'en termes négatifs. Le thème de l'engagement est également développé sous un autre angle : celui de l'indépendance des hommes. Lorsqu'elle s'occupe des ruches, Thérèse explique à Thomas que les bourdons sont de retour comme à chaque printemps, et qu'ils ne sont bons qu'à féconder la reine, puis à s'en aller. Il y a là un jugement de valeur acrimonieux sur les individus qui font passer leur vocation avant leur vie de famille, ou leurs responsabilités envers leurs proches. Les auteurs montrent le prix à payer pour une vie plus libre pour ceux qui restent. Thomas Deschamps n'en devient que plus humain avec ses défauts, toujours incapable d'aimer une femme autrement que physiquement. Son portrait est encore plus terni par sa relation avec sa fille pour laquelle il n'éprouve aucun amour paternel et qu'il a abandonnée au bon soin de Rose, Thérèse et Joseph, lorsqu'il a décidé de retourner en Afrique. La sensibilité des auteurs va jusqu'à montrer que Bernadette se demande comment être à la hauteur des attentes de son père, comment se montrer digne à ses yeux, alors même qu'elle sait qu'il est incapable de lui montrer un début d'affection.


Ce cinquième tome de la série s'avère tout aussi extraordinaire que les précédents. Les auteurs comblent les attentes du lecteur que ce soit pour l'élégance de la narration visuelle, aussi bien la beauté des images que la mise en scène et la photographie, pour la suite de la vie des principaux personnages, et pour la reconstitution historique. Du fait du degré de complexité grandissant de cette dernière, ils doivent donner plus d'informations sur les principaux événements. Néanmoins, les personnages continuent à exister grâce à une direction d'acteur impeccable et expressive. Les auteurs continuent de mettre en scène des thèmes complexes, aussi bien historique (la décolonisation) qu'affectif (la relation entre Bernadette et Thomas, entre Thomas et les femmes en général) qu'existentiel (comme l'engagement pour une cause ou l'envie pour une forme de vie différente). Cette série continue d'être exceptionnelle par ses dessins, sa narration, son ambition, sa sensibilité nuancée.

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