jeudi 14 juin 2018

Après-guerre - tome 1 - L'Espoir

Ne pense pas. Agis !

Ce tome fait suite au diptyque Les Temps nouveaux 1 - Le retour (2011) & Les Temps nouveaux 2 - Entre chien et loup (2012). Il est initialement paru en 2013, réalisé par la même équipe créatrice : le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisées par Guy Servais (surnommé Raives), et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Rétrospectivement, les auteurs ont intégré une de leurs BD précédents entre ce tome et le diptyque Les temps nouveaux : L'innocente (1991) qui retrace l'histoire de Nina Reuber, une adolescente allemande pendant la seconde guerre mondiale. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes.

Ce tome commence en septembre 1947 dans la zone Est de Berlin. Des voyageurs descendent tranquillement d'un train et tendent leurs papiers aux soldats russes présents dans la gare pour les contrôles d'identité. L'un d'entre eux descend subrepticement sur les voies et essaye de filer discrètement pour passer dans le quartier anglais. Il se fait abattre par un garde alors qu'il franchit la porte de Brandebourg. Comme il s'est écroulé du côté anglais, un soldat britannique récupère l'enveloppe qu'il portait sur lui et qui contient entre autres la fiche de prisonnière d'Assunta Lorca. Au village de La Goffe, en Ardenne belge, Thomas Deschamps s'apprête à partir pour Liège, accompagné par Firmin. Ils se font tancer par Thérèse qui n'apprécie pas trop qu'ils picolent trop et qu'ils courent la gueuse lors de ces virées. Thomas part sans dire au revoir à sa fille Bernadette.


Arès avoir fait des affaires, Thomas Deschamps laisse Firmin se rendre au bar de la mère Malchaire, pour aller traiter d'autres dossiers dans un restaurant tenu par Marthe, où l'attend Jerry, un gradé américain. Ils évoquent le petit trafic d’import qu'ils ont mis sur pied, en se servant de la logistique militaire, où tout le monde y trouve son compte. Pendant ce temps-là à La Goffe, Thérèse et Marie-Louise (l'amante de Thomas) font le constat de leur piètre situation amoureuse. Le lendemain, en commençant à préparer les repas du midi, Rose explique aux 2 femmes qu'il y a un avant et un après mariage dans le comportement des hommes. Le curé Joseph arrive, demandant à Thomas de le suivre pour parler. Il lui reproche de coucher avec une gamine de vingt ans sans avoir d'avenir à lui offrir, de ne pas s'occuper de sa fille Bernadette, et participer au marché noir. Thomas lui explique qu'il a besoin de fonds pour pouvoir financer l'évasion d'Assunta Lorca du camp d'internement dans lequel les russes l'ont reléguée.

Le lecteur était resté sur un excellent souvenir de la première saison dans laquelle les auteurs avaient su évoquer une époque troublée, avec des personnages attachants de par leur conviction, et une bonne densité d'évocation des faits historiques. Il revient donc pour la suite, avec le même horizon d'attente, et l'envie de savoir ce qu'il est arrivé à Assunta Lorca, jeune femme espagnole ayant fui l'avancée des troupes franquistes en compagnie d'éléments des brigades internationales en déroute. Le récit s'ouvre avec une séquence épatante muette de 2 pages montrant la tentative de passage à Berlin Ouest d'un agent non identifié. En 18 cases (10 pour la page 5 et 8 pour la page 6), uniquement par les dessins, Raives et Warnauts indiquent où se situe l'action, montrent les passagers descendre du train et se faire contrôler, suivent le fuyard au travers des quartiers détruits, décrivent le garde en faction tirer sur cette silhouette suspecte, juste sous la porte de Brandebourg. En 2 pages, ils ont montré leur savoir-faire en termes de narration visuelle impeccable, sans oublier la mise en couleurs à base de teintes sombres délavées attestant de la pluie tombante.


Comme dans les 2 premiers tomes (et l'ensemble de leurs collaborations), les 2 artistes se complètent sans solution de continuité et emmènent le lecteur pour qu'il soit le spectateur privilégié d'actions, ou le flâneur profitant de superbes paysages. Dans la première catégorie, il est possible de citer plusieurs séquences. Cette étonnante progression dans des bâtiments en ruine (pages 26 à 27) quand Nina Reuber emmène Lucie Jalhay vers un appartement de berlinoises qui pourront l'aider : le lecteur les suit dans les immeubles éventrés par les bombardements où se trouvent encore des objets personnels d'occupants disparus. Il ressent tout le plaisir innocent de Thomas et du père Joseph quand ils provoquent une bataille de boules de neige dans la campagne belge, en page 30, avec l'éclairage si particulier de la lumière réverbérée. Plus encore que ces scènes d'action, le lecteur se délecte de pouvoir se projeter dans les différents environnements, que ce soit en extérieur, ou en intérieur.

Après l'évocation de Berlin en ruine, le lecteur apprécie de retrouver le village de La Goffe inchangé, avec ses arbres commençant à bourgeonner, et des dessins épatants, combinant des traits de contour un peu plus lâches, avec une mise en couleurs toujours aussi aérienne et précise. En pages 16 & 17, il peut à nouveau marcher un peu dans les bois avec Thomas & Joseph comme dans le tome précédent, puis admirer la lumière mordorée illuminant les sous-bois, alors que le soleil commence à décliner en fin d'après-midi. Après la bataille de boules de neige, il respire le grand air froid lors d'une promenade bucolique dans la neige, accompagnant Thomas Deschamps et Lucie Jalhay, observant leur pull chaud d'hiver, le blanc manteau qui recouvre les champs, la condensation générée par leur respiration, la fumée de leur cigarette, la neige et le givre sur les arbres. Il est tout autant charmé par ce même endroit sous le soleil d'été en fin de volume avec le vol d'un rapace, la richesse du potager dans lequel travaille Rose, en train de discuter avec Alice Deschamps, la femme de Charles, le frère décédé de Thomas.


Raives & Warnauts sont aussi convaincants lorsqu'ils représentent des paysages urbains comme Berlin en ruine, les avenues de Liège avec le tramway, une promenade de 3 pages (23 à 25) dans les rues de Bruxelles avec des bâtiments aux façades reconnaissables, l'Île de la Cité à Paris, la Gare du Nord, les quais avec vue sur Notre Dame de Paris, ou encore, dans un tout autre registre le tarmac de l'aéroport de Berlin Tempelhof. Le lecteur est en admiration devant la qualité touristique des images, l'ambiance lumineuse, ces dessins qui combinent miraculeusement légèreté et précision. Les artistes dépeignent avec la même maestria les intérieurs, que ce soit les cuisines de l'hôtel des Roches à La Goffe, le restaurant de Marthe à Liège avec sa décoration spécifique, le bar Regina à Berlin où se croisent soldats américains et jeunes femmes au son d'un orchestre de jazz, l'église du père Joseph avec ses bancs, sa chaire, son autel et ses boiseries, un petit café parisien en entresol rue des Canettes du côté de Saint Sulpice, ou encore le bureau froid et fonctionnel du colonel Marchak, dirigeant du camp de Karaganda, dans la République du Kazakhstan en URSS. Rien que pour ça, ce tome mérite le temps de lecture à lui consacrer, et récompense le lecteur bien au-delà de son investissement, avec des lieux laissant des impressions durables.

Le lecteur retrouve avec plaisir les personnages du premier tome, et n'a aucun de mal à les reconnaître grâce au casting compétent des artistes. En les observant, il voit des adultes se conduire en adulte, des émotions complexes passer sur leur visage, aussi bien l'amertume éprouvée face à la situation, qu'une colère larvée du fait de l'impuissance, ou une combativité inextinguible. Bien évidemment, Raives & Warnauts soignent les tenues des femmes comme des hommes, avec le souci de l'authenticité historique. Au fil des discussions et des actions, il apparaît que chaque personnage dispose de motivations spécifiques pour agir, engendrées par son histoire personnelle et ses convictions. Personne n'est interchangeable, et chacun se comporte en fonction de son milieu et des événements. La personnalité de Thomas Deschamps mêle les aspects positifs et négatifs, sa volonté de sauver Assunta Lorca à tout prix, mais aussi son incapacité à s'occuper de sa propre fille, son incapacité à aimer les femmes autrement que physiquement. Lucie Jalhay ne parvient à surmonter le traumatisme de la mort de son amant américain. L'amertume qui règne entre les femmes de l'hôtel des Roches remonte à la surface à deux reprises. Chaque personnage est marqué par la guerre, par ce qu'il a subi, par la perte d'êtres chers ou de simples connaissances, par l'Histoire hors de contrôle qui broie les individus.


Dans ce tome, le lecteur (re)découvre le parcours de Nina Reuber, personnage principal de L'innocente. Elle aussi a été ballottée par l'Histoire, une jeune adolescente allemande se retrouvant à porter une partie du poids de la culpabilité de sa nation, alors que les circonstances ont fait qu'elle ne s'est rendue coupable de rien, même sans s'en rendre compte. Éric Warnauts entremêle avec dextérité les trajectoires de vie des individus, et les événements historiques. Le lecteur peut déceler de ci de là quelques aménagements romanesques pour densifier l'intrigue : le passé rebelle d'Assunta Lorca, la ressemblance bien opportune entre Bénédicte Lacombe et Assunta. D'un autre côté, ces 2 choix un peu voyants permettent d'aborder l'après-guerre à une échelle internationale, et pas seulement belge. Comme dans la première saison, le scénariste se montre très ambitieux dans son évocation de l'époque. Il y est question de l'occupation de Berlin, du rationnement en Allemagne et en Belgique, des camps de Breendonk et Auschwitz, mais aussi de ceux en URSS, du plan Marshall, du viol des femmes lors de la libération de Berlin, du communisme en France avec la mention de Louis Aragon (1897-1982) & Elsa Triolet (1896-1970), du blocus de Berlin et du pont aérien des américains, de l'instrumentalisation des prisonniers de guerre… Il est également fait quelques références culturelles, à Henry Miller (1891-1980), au club de jazz en Europe, et même au premier album de Tintin Tintin au Congo, avec un dessin d'enfant réalisé par Bernadette (la fille de Thomas) qui lui a donné une peau noire.

Le lecteur s'immerge donc dans un récit à l'opposé de la décompression narrative, mais qui sait rester élégant et léger. Au fil de cette reconstitution historique soignée, le lecteur en vient à se demander quel point de vue ont adopté les auteurs. Le point de vue le plus évident est de raconter l'histoire au niveau de l'individu, comme un fléau qui détruit les vies humaines, faisant des morts par million, et laissant les vivants dans un état de traumatisme, devant soit se résigner, soit accepter s'ils en ont la force, soit continuer à vivre mécaniquement dans une vie dépourvue de sens. Le second point de vue est celui de la diversité géographique et politique. Bien sûr le régime nazi est montré comme le mal, ainsi que les horreurs commises dans les camps de travail. Mais le récit évoque aussi le comportement barbare d'une partie des libérateurs vis-à-vis des femmes. Éric Warnauts évoque la situation de la Belgique libérée et les tenants de différents courants politiques, avec leurs engagements pendant la montée du nazisme, celle de la France de manière moins détaillée, celle de Berlin et des berlinois pendant la reconstruction et le blocus. L'intégration de Nina Reuber permet également de faire référence aux procès de Nuremberg, auxquels elle a assisté pour partie en tant que secrétaire de la journaliste Bénédicte Lacombe. N'ayant pas souhaité surcharger le récit en lui-même, les auteurs ont ajouté en fin de volume 2 pages de références chronologiques, l'une pour l'année 1947, l'autre pour l'année 1948. Ils réussissent également à continuer de mettre en scène le rôle du curé dans le village de La Goffe, ou l'omniprésence des trafics générés par le marché noir.


Cette première moitié de deuxième saison est extraordinaire en tous points : évocation d'une période historique complexe et difficile, personnages complexes et attachants malgré leurs défauts et leurs souffrances, environnements complexes et tangibles, que ce soit en extérieur en milieu naturel ou urbain, ou en intérieur. Éric Warnauts et Guy Servais emmènent le lecteur dans une tragédie qui ménage une place à l'espoir, avec un point de vue humain et réaliste.


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