vendredi 16 mars 2018

L'Orfèvre, tome 4 : Le Bouddha de jade

Derrière une couverture moyenne, des pages de grande qualité

Ce tome fait suite à dans K.O. sur ordonnance. Il s'agit du quatrième tome d'une série qui en compte 5. Il est initialement paru en 2003, réalisé par Éric Warnauts et Raives (de son vrai nom Guy Servais). Les 2 artistes collaborent de façon fusionnelle, sur la base d'aller-retour des planches entre eux. Ils collaborent ensemble depuis 1985. Il contient une histoire complète. Les 5 tomes ont été réédités dans une intégrale de plus petit format : L'orfèvre (24,3cm*18cm). Ce tome contient la première partie d'une histoire qui se conclut dans le tome suivant : Les larmes de la courtisane.

Dans un port de la Manche (sûrement Le Havre), des marins cambodgiens déchargent la cargaison d'un navire. Une élingue se rompt, la caisse chute et révèle son contenu : une statue et des sachets contenant de l'opium. Quelques jours plus tard, le Grand Palais à Paris accueille une exposition sur l'art Khmer. Charles-Albert Lafleur est présent, avec son supérieur hiérarchique Henri et le Président de la République. Ils évoquent la provenance des statues en présence du Prince du Cambodge. Lafleur prononce un avis peu amène sur le commerce de l'art, puis part faire une course pour le Prince.

S'étant acquitté de sa tâche, Lafleur rejoint le Prince dans sa demeure et lui remet ce qu'il lui a demandé pour l'usage de son épouse. Plus tard, le Prince reçoit une visite nocturne, un monte-en-l'air qui s'introduit par la fenêtre de ses appartements. Le lendemain Lafleur va enquêter dans le port où a accosté le bateau qui transportait les objets d'art destinés à l'exposition, pour savoir pourquoi il manquait la tête d'une statue. Le fonctionnaire responsable de la surveillance des débarquements évoque le fait que les armateurs n'avaient pas fait appel aux dockers du port. Lafleur s'enquiert d'un bon restaurant. À peine attablé, il voit s'assoir un individu qui lui propose des renseignements de manière spontanée et intéressée.

Avec une certaine gourmandise développée par la lecture des tomes précédents, le lecteur s'apprête à découvrir une nouvelle enquête de Charles-Albert Lafleur (du moins la première moitié avec ce tome) qui est malheureusement la dernière. La couverture n'est pas beaucoup plus attractive que les précédentes. Au moins les auteurs ont évité de coller de manière artificielle une belle jeune femme dans une tenue affriolante. Par contre, la composition est assez bancale, avec cette insistance à mettre l'Orfèvre pistolet au poing (son Mauser 7-63), alors que ses aventures ne reposent pas sur des coups de feu à tort et à travers, et un escalier aux marches très schématiques dans une rue indéfinissable (alors qu'elles se reconnaissent immédiatement dans les pages intérieures). Seule la tête de l'idole fait sens dans cette composition. Une fois dépassée cette entrée en matière peu engageante, le lecteur retrouve toutes les qualités narratives du tandem Warnauts & Raives.


Contrairement à la couverture, les pages intérieures offrent une reconstitution historique impeccable de plusieurs endroits. La majeure partie du récit se passe à Paris. Warnauts & Raives promènent le lecteur dans le dix-huitième arrondissement, au Grand Palais (confirmant leur appréciation des belles façades, après celle du Metropolitan Museum of Art dans le tome précédent), sur la Butte Montmartre. Le lecteur reconnaît sans peine les rues caractéristiques de la Butte, en particulier celles en escalier, avec les rambardes en fer qui n'ont pas changé depuis cette époque. En particulier, Charles-Albert Lafleur effectue une filature pendant 3 pages dans ce quartier, dans une séquence dépourvue de phylactères et de commentaires, sans texte. La narration visuelle est impeccable, les images se suffisant à elles-mêmes sans risque d'incompréhension de la part du lecteur. En prime, la dimension touristique de cette séquence est de haut niveau et emmène le lecteur jusqu'au pied du Moulin Rouge, sans oublier un petit entretien dans un rade du coin. Le lecteur retrouve même l'image de la situation reprise en couverture et elle est beaucoup plus réussie. Le lecteur apprécie également de pouvoir admirer le jardin intérieur d'une belle villa parisienne, ainsi que le salon de travail du supérieur de Lafleur, au 36 quai des Orfèvres, dans le premier arrondissement de Paris.

Cette première partie de l'histoire invite également le lecteur dans un pavillon en bord de Marne, et plus précisément dans sa cave, pour un entretien à haut risque. Warnauts & Raives montrent les murs en meulière qui baignent dans la lueur orangée d'une ampoule, générant une impression de claustrophobie dans cette petite pièce, avec une demi-douzaine de personnes. L'enquête de l'Orfèvre l'emmène également au Havre, et dans un port de pêche à proximité. Le regard du lecteur contemple les installations portuaires pour décharger les cargaisons, le transport de marchandises sur des charrettes tirées par des chevaux, les petits chalutiers et les nasses à poisson dans le port de pêche, la décoration maritime dans le petit restaurant où s'attable Lafleur, et la vue de la falaise. Comme dans les tomes précédents, la mise en couleurs à l'aquarelle habille les surfaces, rendant compte des couleurs naturelles, mais aussi du jeu des lumières changeantes. Le lecteur apprécie à leur juste valeur les quelques séquences au Cambodge sur un chantier de fouille, au cours desquelles peut s'exprimer tout le talent des artistes pour dessiner la nature.

À nouvelle enquête, nouveaux personnages, seul l'Orfèvre est un personnage récurrent. À nouveau, les auteurs créent des personnages mémorables : le Prince avec ses postures guindées et son costume cambodgien, le président de la République en habit queue de pie avec une belle moustache et des lunettes sans branche, le supérieur de Lafleur rigide et perpétuellement contrarié, l'indic tout en regards fuyants, la tapineuse langoureuse et soucieuse de ne pas perdre de temps. Les auteurs prennent toujours aussi soin de leur reconstitution historique, y compris pour les toilettes. Les tenues vestimentaires sont bien sûr d'époque, adaptées à la situation (Lafleur ne s'habille pas de la même manière pour la soirée au Grand Palais, ou pour arpenter les quais du Havre), reflétant la condition sociale de l'individu qui la porte (les beaux costumes des apaches parisiens). S'il y est sensible, le lecteur peut même détailler les différents chapeaux, du feutre de Lafleur, aux bibis de ces dames.


Comme dans les tomes précédents, les auteurs travail avec soin la couleur de leurs planches pour les habiller d'une ambiance lumineuse, en fonction de l'endroit où se déroule chaque séquence. Ils reproduisent également le dispositif graphique qui consiste à représenter des décors détaillés et réalistes, et à y faire évoluer des personnages représentés de manière moins détaillée en ce qui concerne les visages. Ce mode de représentation les rend plus vivants et plus spontanés. Il faut d'ailleurs que le lecteur y prête sciemment attention pour se rendre compte des variations de représentation des visages en fonction de la scène. Parfois les artistes peuvent s'attacher à représenter les yeux dans le détail jusqu'à la pupille, parfois ils se cantonnent à un simple trait ou même à un point.

Ayant bien établi le principe d'une enquête dès la première histoire, les auteurs en reprennent le schéma. Cette fois-ci, le crime correspond au vol d'un objet d'art, doublé d'un trafic d'opium. Comme dans l'histoire des 2 premiers tomes, l'enquête est enracinée dans le contexte de l'époque. Les auteurs ne se contentent pas d'une enquête générique plaquée sur une époque sans incidence dessus. Ils évoquent la présence de la France en Indochine, ainsi que le statut spécifique du Cambodge qui était un protectorat (de 1863 à 1949). Ils évoquent l'une des conséquences de ce protectorat qui est la promotion de l'art Khmer en France, mais en important les œuvres du patrimoine cambodgien en France. Lafleur fait aigrement observer que cette bonne intention a pour conséquence de générer un trafic illégal, c’est-à-dire une forme de pillage du trésor culturel cambodgien. Comme dans les tomes précédents, la forme policière se nourrit de la situation politique, pour mieux en aborder certains aspects, comme un autre exemple de rapport de force (celui entre les dockers et les marins des navires). Ils insèrent également un ou deux termes tombés en désuétude comme d'appeler les voyous parisiens des apaches, ou de parler de vieillard cacochyme.

Le lecteur éprouve le plaisir de pouvoir s'immerger dans des pages superbes portant avec élégance la narration, pour un récit intelligent mâtinant enquête policière avec reconstitution historique et commentaire sociale. Par rapport à l'enquête du tome précédent, Charles-Albert Lafleur occupe un rôle plus actif. Il n'est pas juste un spectateur de la survenance des faits. Il est un fin observateur. Il se sert de ses contacts dans le milieu pour rendre de menus services pas très légaux, mais aussi pour trouver des indices. À nouveau, Warnauts & Raives se tiennent à l'écart d'une dichotomie simpliste entre policiers et criminels, au profit d'un équilibre de rapports de force plus complexe, plus imbriqué, et donc plus intéressant. Le lecteur est observateur des personnages, comme il est observateur des individus qu'il côtoie dans la vie réelle, sans accès privilégié à leurs pensées. À sa grande surprise, il en apprend plus sur une partie de l'histoire personnelle de Charles-Albert Lafleur, un épisode rocambolesque ayant laissé des traces palpables insoupçonnables. Lafleur conserve cependant toute sa mystique de protagoniste en professionnel compétent, et efficace, peu enclin à se montrer démonstratif. Les autres personnages se comportent en adulte, avec des comportements mesurés, dictés par leurs intérêts apparents ou sous-jacents.



Éric Warnauts & Raives proposent à nouveau une enquête policière magnifiquement mise en images, baignant dans l'histoire, avec un policier compétent, efficace, aux méthodes pas toujours catholiques. Le lecteur se laisse emporter avec plaisir dans cette reconstitution magnifique, pour découvrir les trafics de l'époque, en se délectant des différentes phases de l'enquête.

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