samedi 17 mars 2018

L'Orfèvre, Tome 5 : Les larmes de la courtisane

Unis contre les profiteurs

Ce tome fait suite à Le Bouddha de jade. Il s'agit du cinquième et dernier tome de la série consacrée à l'Orfèvre. Il est initialement paru en 2004, réalisé par Éric Warnauts et Raives (de son vrai nom Guy Servais). Les 2 artistes collaborent de façon fusionnelle, sur la base d'aller-retour entre eux. Ils collaborent ensemble depuis 1985. Il constitue une histoire complète. Les 5 tomes ont été réédités dans une intégrale de plus petit format : L'orfèvre. Il s'agit de la deuxième moitié de l'histoire commencée dans le tome précédent qu'il faut impérativement avoir lu avant.

Au Cambodge sur le site de fouilles d'Angkor Vat, Estelle (l'assistante de l'archéologue Gossiaux) reçoit le commanditaire de France (celui porte un chapeau colonial), venu s'assurer de la clôture des opérations. À Phnom Penh, Charles-Albert Lafleur est reçu par l'ambassadeur, ainsi que par le responsable des services secrets, et un représentant de la Légion Étrangère. Ils font le point sur la situation, sur l'implication probable du Prince cambodgien dans le trafic de statues et d'opium, ou peut-être de celle de la Princesse, sa femme. Ils n'arrivent pas à un consensus sur l'organisation du trafic.

Ensuite, Charles-Albert Lafleur se rend dans un salon de massage où il retrouve une vieille connaissance, avec laquelle il établit un autre diagnostic sur l'organisation du trafic. Le lendemain a lieu une réception à l'ambassade, en l'honneur du Prince. Tout ce petit monde est présent. Les circonstances contraignent l'Orfèvre à faire usage de son arme de service (un Mauser 7-63), pour abattre une personne qui s'apprêtait à tuer le Prince. 5 jours plus tard, la personne en question est inhumée selon les rites traditionnels. Puis l'Orfèvre est contraint de quitter le territoire suite à sa bévue.

Le premier tome de la série avait immédiatement séduit le lecteur par l'incroyable douceur de ses paysages, chatoyant sous une lumière d'une richesse exceptionnelle. Il découvre avec grand plaisir les paysages naturels du Cambodge. La première page propose un coucher de soleil aux teintes exquises, associant un rose céleste du plus bel effet, avec le doré des pavés reflétant la lumière rasante du soleil. En page 17, le lecteur se repaît d'un autre coucher de soleil, plus enflammé. Au cours du récit, il peut admirer les ruines d'Angkor Vat, partiellement recouvertes par la végétation luxuriante. En page 33, il apprécie la fraîcheur qui se dégage de l'ombre créée par le feuillage des hévéas, alors que des ouvriers en récolte la sève, un latex destiné à être transformé en caoutchouc, rafraîchissement renouvelé en page 37. Ainsi comme dans les tomes précédents (à l'exception du troisième), les aventures de l'Orfèvre offrent l'occasion au lecteur de baigner dans des ambiances lumineuses exceptionnelles et féériques, sans tomber dans le tourisme clinquant de masse.

Le lecteur retrouve également avec plaisir la silhouette discrètement ventrue de Lafleur et son visage fermé qui ne laisse que très rarement transparaître une émotion, si ce n'est la détermination, la contrariété ou une politesse de circonstance habillée d'un sourire. Les autres personnages disposent toujours d'une apparence qui permet de les identifier immédiatement, alors même que la distribution a un peu augmenté par rapport au tome précédent, puisque le récit s'est déplacé au Cambodge, tout en intégrant 2 ou 3 scènes pour montrer ce qui se passe en France. Estelle est une réussite, un petit bout de femme déterminée et sèche. Le Prince ne se dépare pas de la dignité imposée par son rang. Les dignitaires français affichent un discret air de condescendance, montrant qu'ils s'estiment maîtres du jeu dans ce pays. Chantany est toujours aussi gracile et gracieuse, les auteurs ne résistant pas au plaisir de la déshabiller une nouvelle fois, pour le plaisir du Prince (et des lecteurs).


Comme à leur habitude, les auteurs appliquent une direction d'acteurs à leurs personnages, de sorte à les montrer se comportant comme des adultes, avec des gestes mesurés, une attitude guindée en société, plus décontractée en petit comité. Ils construisent des mises en page, comprenant de 5 à 7 cases sagement rectangulaires par page. Cet académisme formel sert bien la narration visuelle, et il n'obère en rien de leur capacité à réaliser des images remarquables. Outre les couchers de soleil, ils se servent des couleurs pour construire des ambiances chromatiques sophistiquées : les raies de lumière sur un mur passant au travers des jours des volets ou d'un store, la lumière plus jaune d'un début de soirée, la pénombre bleutée de la nuit, la teinte brune dans une cave, etc. Ils conçoivent et capturent également des moments singuliers d'une grande beauté plastique : l'arc d'un escalier d'apparat, le rouge du vêtement d'un cadavre gisant dans les nénuphars d'une pièce d'eau, le sourire d'un Bouddha de pierre, le recueillement d'une assemblée de bonzes lors d'un rituel funéraire, les têtes des statues géantes d'Angkor Vat.

Leurs images peuvent également transporter le lecteur dans un lieu à la banalité inattendue, un quotidien si bien montré par les images qu'il en devient intemporel. Par exemple, c'est le cas de la page 8 qui place le lecteur dans les rues de Phnom Penh à observer le quotidien des habitants, dans leurs gestes de tous les jours, avec la sensation d'être lui-même présent et d'arrêter son regard à son gré pour satisfaire sa curiosité. Page 30, il se retrouve à déambuler dans un passage couvert du neuvième arrondissement de Paris, à nouveau exactement comme s'il y était lui-même, en train de promener son regard sur ce qui l'entoure comme un flâneur curieux.

Entièrement envouté par les images, le lecteur est complètement immergé dans le récit, et il suit la progression de l'enquête. Warnauts & Raives conservent leur choix de donner un rôle actif à l'Orfèvre (plus que dans le tome 3). Il est présent quand il échange des points de vue avec les autres protagonistes, quand il donne sa vision des choses, quand il agit. Les auteurs ont également choisi de diversifier un peu les points de vue, en accordant 2 ou 3 scènes aux trafiquants, en montrant les apaches continuer leur propre enquête le temps de 2 ou pages, et en consacrant un plan à encore d'autres acteurs. Le lecteur bénéficie ainsi d'une vision plus élargie que celle de l'Orfèvre. Il peut voir les autres acteurs du trafic, et observer les conséquences des actions de l'Orfèvre sur ce réseau.

Par rapport aux tomes précédents, Warnauts & Raives s'attachent moins à décrire en filigrane une situation géopolitique ou sociale. Ils ont établi dans le tome précédent l'existence des 2 trafics, ainsi que la manière dont les profiteurs prennent avantage de la présence française dans cette région du monde. Ils s'attachent plus à la mécanique de l'intrigue, en la mettant en scène de manière naturaliste. Les dialogues apportent des ouvertures sur le monde extérieur, comme une conversation normale dans laquelle chacun donne son point de vue en fonction de ses expériences personnelles. Il y a ainsi des allusions aux moaïs de l'Île de Pâques, des mots de vocabulaire spécifiques à un milieu (la chnouf), ou encore des endroits aisément identifiables (le rocher du zoo de Vincennes).


L'enjeu du récit réside dans le fait que Lafleur puisse mettre un terme à ces trafics, pour éviter qu'ils ne dégénèrent en incident diplomatique, ou plus grave encore, ce qui a été établi dans la première moitié du récit. Le lecteur se rend compte que le trafic d'opium n'apporte pas grand-chose à l'histoire et que son aboutissement est plus spectaculaire qu'intéressant. Les motivations des criminels restent au niveau de l'enrichissement personnel, sans que leur histoire personnelle ou leur psychologie ne soit développée. Le lecteur apprécie la manière dont les représentants de l'ordre établi collaborent, d'une façon feutrée, avec la conviction que tous partagent les mêmes intérêts dans cette enquête. Warnauts & Raives mettent en œuvre une mécanique de roman policier sophistiquée : toile de fonds politique et historique, multiplicité des points de vue au travers de personnages avec des cultures différentes et des enjeux différents, trafics bien réels, criminels efficaces sans être diabolisés.

Dans cette histoire, le lecteur peut voir un commentaire sur l'inéluctabilité de la présence de profiteurs sans foi ni loi (réalité prouvée encore et encore, à toutes les époques de l'histoire de l'humanité), la nécessité d'un pouvoir capable de lutter contre ces profiteurs pour préserver les intérêts d'un peuple. Les scénaristes ne peuvent se départir entièrement du rôle du héros (comme ils l'avaient si bien fait dans le tome 3), en particulier au travers des personnages de l'Orfèvre et de Chantany. Par contre, il déstabilise le lecteur avec l'idée de la justice rendue par les Apaches, comme si chaque forme de société, fût-elle de nature criminelle, s'accompagne inéluctablement d'une forme de police pour faire respecter les règles. Bien sûr dans le cas du Milieu parisien, le lecteur ressent que la fonction de cette société est uniquement d'assurer la pérennité des intérêts des ceux qui en tirent le plus de profit (on n'est pas dans une forme de démocratie).


Cette courte série (5 tomes) consacrée à l'Orfèvre vaut plus que le détour. Elle met en scène un personnage principal original dont l'importance est relativisée par ses aventures (tout ne tourne pas autour de lui) sur la base de récits policiers avec une composante historique pertinente et nuancée. En outre le lecteur voyage dans des reconstitutions historiques de qualité, et dans des pays dont la beauté enchante le lecteur grâce aux dessins et à l'aquarelle.

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