jeudi 15 mars 2018

L'Orfèvre, Tome 3 : KO sur ordonnance

Séduction en sourdine

Ce tome fait suite à dans La maison sur la plage. Il s'agit du troisième tome d'un séries qui en compte 5. Il est initialement paru en 2002, réalisé par Éric Warnauts et Raives (de son vrai nom Guy Servais). Les 2 artistes collaborent de façon fusionnelle, sur la base d'aller-retour entre eux. Ils collaborent ensemble depuis 1985. Il constitue une histoire complète. Les 5 tomes ont été réédités dans une intégrale de plus petit format : L'orfèvre.

À New York dans les années 1930, le jeune boxeur Wilson Sniper vient de mettre KO son adversaire Emilio Veneto, pourtant pressenti comme le rival de Joe Louis, champion du monde de boxe poids lourds pendant 11 ans (de 1937 à 1949). En sortant du gymnase où a eu lieu le match, Sniper est froidement abattu par un exécuteur appelé le Charognard. Arrivée sur place, la police ne trouve guère d'indice, et encore c'est une jeune journaliste Vanessa Davenport qui leur indique l'identité de la victime. Elle se dépêche ensuite de se rendre à la réception que donne son père à l'occasion de ses fiançailles avec Georges, un ancien copain de Charles-Albert Lafleur, du temps où ils étudiaient tous les 2 à la Sorbonne.

Lors de cette réception, son fiancé Georges lui présente Charles-Albert Lafleur de passage à New York. Ce dernier évoque son voyage à Hollywood pour aider une jeune starlette impliquée dans une affaire de mœurs. Vanessa Davenport se pique au jeu de l'assurance de Lafleur et le met au défi d'élucider le meurtre de Wilson Sniper dont elle vient de photographier le cadavre dans la ruelle. Première étape : la déclaration publique du représentant de la fédération de boxe. Deuxième étape : aller interroger Ester Gaines, chanteuse de jazz, mais aussi amante de Wilson Sniper. Seul ou accompagné de Vanessa Davenport, Charles-Albert Lafleur interroge les relations de Wilson Sniper, de son coach à son manager.


Le lecteur a découvert Charles-Albert Lafleur avec l'histoire courant sur les 2 premiers tomes de la série, dans un environnement paradisiaque, au travers d'une enquête soumise à des tenants et des aboutissants de nature politique. Il n'est pas besoin d'avoir lu cette première histoire pour apprécier celle-ci, aucune référence n'y étant faite. Les auteurs s'amusent à évoquer une autre affaire résolue par l'Orfèvre (le surnom de Charles-Albert Lafleur) à Hollywood qui n'a jamais été racontée au travers d'un album de la série. Le lecteur retrouve cet enquêteur peu bavard, posant les bonnes questions au bon moment, grâce à sa compréhension des affaires, et n'utilisant que rarement son arme à feu (un pistolet Mauser 7-63). Dans ce tome, il ne la dégaine qu'à 2 reprises, sans même avoir à s'en servir. Il est cependant le pivot autour duquel s'articule le récit apparaissant dans 90% des séquences.

La première page permet de toute de suite situer la tonalité du récit : il s'inscrit dans la croisée des genres, entre policier et monde de la boxe. Comme dans l'histoire précédente, les auteurs maîtrisent les conventions définissant ces genres. Le personnage principal réalise une enquête en bonne et due forme, avec coupables potentiels, entrevues pour poser des questions qui fâchent, soupçons, recherche du motif du crime, et confrontations. Son enquête l'amène à rencontrer un entraîneur, un manager, un organisateur de combats de boxe, ainsi que de jolies femmes gravitant autour des champions. Le lecteur assiste également à la fin de 2 matchs de boxe, et à un entraînement. Néanmoins, le milieu de la boxe n'est qu'un environnement pour l'enquête, il ne fait pas l'objet d'une étude sociologique. Il ne s'agit pas non plus de dresser le portrait d'un boxeur, ni d'un point de vue social, ni d'un point de vue psychologique.

À l'évidence, les auteurs prennent un grand plaisir à revisiter les images archétypales associées à cette époque et à ce lieu. Le récit passe en revue des rues de New York enchâssées dans des buildings de grande hauteur, une salle de réception richement illuminée avec une hauteur sous plafond monumentale (sans oublier le balcon avec vue sur la ville), la boîte de jazz avec sa chanteuse sensuelle, les demeures des beaux quartiers richement meublées, les appartements de luxe, la belle façade du Metropolitan Museum of Art et ses espaces à colonnade, Time Square et sa frénésie, une salle de boxe, et bien sûr la voie en dessous d'un pont de métro à structure métallique.


À l'instar du tome 2, il y a peu de pages complètement muettes (seulement 2) et quelques-unes avec seulement un phylactère. Par contre les dialogues sont répartis plus harmonieusement, sans séquence trop chargée, même pendant les scènes de dialogue. La première page du récit propose une mise en page qui s'émancipe de la disposition de cases se suivant sur la même ligne, avant de passer à la ligne du dessous. Raives entremêle la scène du combat de boxe (3 cases), avec la sortie du building quelques dizaines de minutes plus tard. Les 2 lignes temporelles se distinguent aisément grâce à des couleurs très différentes de l'une (violet et rose) à l'autre (couleurs naturelles). En page 13, le lecteur observe également une construction de page sortant de l'ordinaire, avec 4 cases sur fond rouge (à l'intérieur du club de jazz) apposées sur une image occupant toute la page et montrant la ligne d'horizon marquée par les buildings. Page 22, le lecteur remarque à nouveau un découpage qui permet de mettre en valeur les façades d'immeubles d'une rue et leur hauteur, grâce à 2 cases de la hauteur de la page, entre lesquelles se trouvent 4 cases superposées, montrant Vanessa Davenport et Charles-Albert Lafleur dans l'habitacle d'une voiture.

Comme dans la première histoire, Warnauts & Raives représentent le visage de leurs personnages de manière épurée. Ils restent facilement reconnaissables au premier coup d'œil, que ce soit par la forme du visage (celui un peu plus rond et légèrement empâté de Lafleur), ou par leur coiffure (les cheveux gominés en arrière d'Emilio Veneto), par leur couleur de peau, ou encore par un détail comme la forme de leur paire de lunettes. Ils utilisent la même forme de représentation pour les tenues vestimentaires. Elles sont détourées à grand trait, parfois même au crayon de papier, sans encrage, avec un bord irrégulier. Par contre, elles sont toutes différentes, cohérentes avec les modes de l'époque, et adaptées au statut social et économique de chaque personnage, ainsi qu'aux conditions climatiques. Le lecteur peut ainsi apprécier la coupe des costumes de ces messieurs, et le tissu choisi. Il regarde avec plaisir les tenues variées de ces dames, robe ou pantalon et chemisier. Ce mode de représentation plus épurée pour les personnages les rend moins figés et plus vivants, dans des décors plus posés et plus détaillés.


Le lecteur regarde les personnages évoluer comme des acteurs sur la page. Il apprécie l'expressivité de leur jeu, donnant à voir l'émotion des uns, l'état d'esprit des autres. En regardant Charles-Albert Lafleur évoluer dans les différents endroits, se positionner face à ses interlocuteurs, le lecteur observe un individu toujours maître de lui-même. Il ne laisse pas paraître ses émotions. Il devient très froid et professionnel dès que la situation comprend une part de danger. Il semble doser avec soin la part d'émotion qu'il laisse transparaître, toujours à dessein, jamais de manière spontanée. Le contraste avec Vanessa Davenport n'en est que plus saisissant. Elle n'éprouve pas de réticence à laisser apparaître ses émotions sur son visage et dans ses gestes, sans en devenir une extravertie, ou une écervelée. Le lecteur peut être attendri pas ses sourires chaleureux cherchant à séduire. Il peut voir son indignation lorsqu'elle repense aux circonstances de la mort de Wilson Sniper. En page 30, il lit une prise de conscience brutale sur son visage, alors qu'elle se tient emmaillotée dans une serviette de bain et qu'elle se rend compte que sa tenue n'affecte en rien Lafleur, tout entier à l'exercice de sa profession d'enquêteur. Les artistes font passer beaucoup de nuances de la personnalité de leurs protagonistes dans le langage corporel et les signaux non verbaux. Ils suggèrent la tension sexuelle à plusieurs reprises, entre différents personnages, le jeu de la séduction à fleuret moucheté, la différence entre la jeunesse franche et pleine d'allant, et des quadragénaires (ou plus) sachant ce qu'ils veulent et sachant ne pas prêter attention aux distractions.

Les 2 premiers tomes constituaient un met de choix pour les pupilles du lecteur avec des paysages tropicaux magnifiques, baignant dans une lumière chaude et changeante. Les compositions chromatiques sont moins immédiatement séduisantes dans cette histoire se déroulant en milieu urbain, mais le lecteur attentif remarque que les auteurs n'ont pas sacrifié cette dimension visuelle. Ils savent rendre l'aspect mouillé du pavé des rues de New York. Ils utilisent des teintes un peu sombres pour les prises de vue en extérieur et des teintes plus chaudes pour les scènes en intérieur, avec parfois un sentiment douillet d'intimité apporté par une discrète touche d'orange. Il retrouve avec grand plaisir une séquence en milieu naturel à la fin du récit, où les aquarelles font merveille pour rendre compte de la verdure d'une forêt et du miroitement de l'eau d'un lac. Il se délecte de la délicatesse avec laquelle les artistes représentent les motifs du papier peint du grand salon de la demeure d'Ester Gaines (pages 21 à 23).


De la même manière que les images mettent en avant la narration en laissant la technique en arrière-plan (même si elle est bien présente), le récit se déroule avec une telle fluidité que le lecteur peut éprouver une impression de facilité générée par un manque de substance. En y regardant de plus près, il n'en est rien. En particulier, les éléments historiques nécessaires à la reconstitution et à l'évocation d'une époque sont bien présents, saupoudrés de manière élégante tout au long des séquences. Les auteurs évoquent en passant Joe Louis (un champion de boxe bien réel), une exposition des œuvres de Pablo Picasso au Metropolitan Museum of Art, ou encore les revendications des afro-américains portées par Marcus Garvey (1887-1940, prônant le retour des descendants des esclaves noirs vers l’Afrique et l'Éthiopie en particulier). Le lecteur apprécie également l'évocation des masques Fons du Dahomey, ou le sous-entendu coquin sur la collection d'estampes japonaises. Les auteurs s'amusent même à s'autoréférencer le temps d'une réplique, quand un personnage indique que Lou Cale (série réalisée par les mêmes auteurs, se déroulant à New York à la même époque) est malade.

Par contre, l'évocation du milieu du jazz est très superficielle, ainsi que celle relative à la présence de la pègre dans le milieu de la boxe. En terminant cette histoire, le lecteur peut également éprouver un sentiment de de frustration quant à la résolution de l'enquête, et au rôle joué par l'Orfèvre. Warnauts & Raives ne s'inscrivent pas dans la tradition d'enquêtes policières incarnée par les romans d'Agatha Christie. Le sel de leur récit ne réside pas dans d'habiles déductions, sur la base d'événements et de relations révélés progressivement au lecteur qui ne peut pas deviner par lui-même l'identité du coupable. La magouille ayant abouti au meurtre de Wilson Sniper est bien montée, mais sans relever d'une ingéniosité qui force le respect. En cela, elle correspond bien au niveau d'intelligence de celui qui l'a conçue. Le coupable est plus ou moins châtié, dans le sens où l'équarisseur continuera à sévir. Les auteurs respectent bien la construction d'une intrigue policière, tout en lui donnant une apparence de banalité qui peut décevoir un lecteur venu chercher une intrigue retorse.

Plus surprenant encore, Charles-Albert Lafleur donne l'impression de jouer un rôle d'invité dans cette enquête, pourtant inscrite dans une série qui porte son nom. Pour commencer, il ne s'agit pas d'une enquête dans laquelle il est diligenté par ses supérieurs hiérarchiques, mais d'un défi lancé par Vanessa Davenport. Elle incite Lafleur à rechercher le coupable comme s'il s'agissait d'une plaisante occupation pour un individu oisif. La réalité de l'enquête montre que c'est l'affaire d'un professionnel (Lafleur) et que l'enquêtrice amatrice (Davenport) est rapidement dépassée par les événements, au point que Lafleur l'écarte de ses démarches. L'Orfèvre participe bel et bien à identifier le coupable, mais presque plus comme un catalyseur que comme un acteur de premier plan.

Le lecteur peut ressentir l'impression que Lafleur n'a pas le premier rôle dans le récit, mais qu'il est un acteur parmi d'autres. En outre, il apporte des éléments permettant de comprendre ce qui s'est passé, mais il ne trouve pas la solution tout seul, et les autres personnages auraient pu parvenir à cette explication par eux-mêmes. Enfin, il n'est que spectateur de la conclusion de l'enquête. Il laisse même don Hugo Russilo régler les ardoises comme le parrain qu'il est. Les auteurs rappellent à plusieurs reprises que l'Orfèvre a un passé, sans se lancer dans son exposition par ordre chronologique. Finalement le lecteur ne connaît Charles-Albert Lafleur que comme un individu qu'il pourrait rencontrer à l'occasion d'une soirée, sans accès privilégié à sa vie passée, à ses pensées personnelles, un individu un peu prééminent parmi d'autres.


Éric Warnauts & Raives racontent un polar en bonne et due forme, inscrit dans une époque reconstituée avec soin et élégance, par les images et des références qui trouvent leur place naturellement dans les dialogues. L'enquête est menée de manière naturaliste, sans s'appuyer sur des scènes spectaculaires pour épater le lecteur. Le personnage principal occupe une place au même plan que les seconds rôles, leur laissant assez d'espace pour qu'ils puissent s'incarner. Avec des pages sophistiquées, les auteurs racontent un polar dans lequel leur technicité s'efface derrière le récit, et dans lequel le personnage principal s'efface derrière les autres. Il devient plus un catalyseur qu'un héros par lequel tout arrive et qui sauverait la situation, les demoiselles en danger, en confondant le coupable et en dispensant le châtiment qu'il mérite. Ils réalisent une histoire adulte, s'étant émancipée de la formule du héros sauveur, attestant d'une vision de la réalité moins manichéenne et plus mesurée, reconnaissant la complexité du monde et de la société, par une résolution en demi-teinte, faisant apparaître les limites du pouvoir d'action de l'Orfèvre, simple être humain parmi d'autres.

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