mercredi 28 mars 2018

He Pao (Les Voyages d') - tome 1 - Montagne qui bouge (La)

Ce tome fait suite à La poussière d'or, le dernier tome de la série intitulée Le Moine Fou qu'il vaut mieux avoir lue avant car il s'agit d'une histoire à suivre. Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). Le présent tome est initialement paru en 2000, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Il s'agit d'une suite en 5 tomes dont les 4 premiers sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).

Dans la Chine médiévale, vers le onzième ou douzième siècle, en province, 2 jeunes gens de la famille Miao sont en train d'observer les bâtiments de la famille Yao, à l’affût d'un indice qui leur permettrait de les accuser de l'enlèvement de plusieurs jeunes filles de leur famille. Le sorcier de la famille Miao intervient pour leur demander d'arrêter, de peur qu'ils ne se fassent repérer et qu'ils soient accusés à leur tour d'avoir enlevé plusieurs jeunes filles de la famille Yao. He Pao et Petit Li viennent à passer par là sur le chemin qui doit les rapprocher de leur voyage vers les parents de Petit Li. Ce dernier se plaint qu'He Pao ne prononce plus un mot depuis plusieurs jours. Le chemin passant au-dessus d'une statue gigantesque d'un bouddha assis, He Pao met en branle un rocher qui roule, dévale pente et brise la statue. Elle propose de changer le nom du col, pour que de col du Bouddha assis, il devienne Le col de la Montagne qui bouge.

Dans la vallée, son excellence le juge arrive dans une chaise à porteur, à l'auberge, et demande sa spécialité à l'aubergiste. Ce dernier se confond en excuses pour expliquer qu'il n'a pas eu le temps de la préparer. He Pao et Petit Li arrive sur ces entrefaites. Elle demande un verre de vin pour elle, et du thé pour Petit Li. Sous l'effet de l'alcool, elle défie le capitaine Pi, commandant de la garde du juge. Ce dernier apaise la situation. Ivre, He Pao sort de l'auberge et part vagabonder dans la nature. Petit Li s'endort sur le banc sous l'action du thé drogué. L'aubergiste est très agité à l'idée de devoir préparer sa spécialité dans un délai très contraint, faute du bon ingrédient.


Juste 1 an après la sortie du dixième et dernier tome de la série Le Moine Fou, Vink lui donne une suite en changeant de titre pour souligner qu'He Pao, une jeune femme, est devenue maître de sa vie. Le résumé de ses aventures précédentes est condensé de manière très succincte, pas forcément très intelligible pour un nouveau lecteur. Il vaut mieux qu'il acquière l'intégrale en 2 volumes et qu'il prenne le récit par le début. Pour un lecteur de longue date, le résumé n'a pas de caractère indispensable car il retrouve He Pao et Petit Li comme s'ils venaient tout juste de sortir du tome 10 de la série précédente. Il observe une jeune femme toujours aussi indépendante, entière et concentrée, qui a pris comme habitude de détruire les sculptures de bouddhas en pierre qui se trouvent sur le bord des chemins qu'elle emprunte. S'il a bien les tomes précédents en tête, cette activité constitue tout de suite un signal d'alarme, sinon l'un des personnages explicite la référence à des propos tenus dans le tome 5 Le monastère du miroir précieux.

Le lecteur retrouve également la forme des récits de Vink, ainsi que sa facétie discrète. He Pao et Petit Li ont repris leur itinérance pour retourner au village natal de ce dernier et le rendre aux bons soins de ses parents. Leur route les amène à proximité d'un village dans lequel l'agitation grandit du fait de la disparition chronique de jeunes filles. Comme dans les tomes précédents, Vink ne se contente pas d'un unique mystère avec une enquête, avec une résolution à la clef. Il y a également le comportement bizarre du tavernier, et les manigances du Juge (le nom de ces 2 personnages n'étant jamais prononcé, ils ne sont désignés que par leur fonction). Sa facétie se manifeste dans le fait qu'He Pao soit neutralisée pendant une bonne partie du récit, comme cela s'était déjà produit dans le tome 8 Le voyage de Petit Li. Cette mise à l'écart pendant une partie du récit permet à l'auteur de disposer de plus de place pour développer les autres personnages, son intrigue, et la situation politique en arrière-plan. En découvrant progressivement les manigances du Juge, le lecteur découvre également l'exercice du pouvoir et ses abus, en creux. Comme à son habitude, Vink ne donne pas un cours de démocratie (et pour cause, le régime politique de l'époque était une monarchie avec à sa tête un empereur) : il montre comment le Juge dans sa position de pouvoir en abuse pour son avantage, et se compromet avec un personnage peu recommandable, tout en conservant une apparence respectable, et en conservant l'approbation de ses troupes intègres. Comme à son habitude, Vink ne va pas dans la caricature, ni ne force le trait. Il y a bien un paysan qui subit un jugement inique, mais sans que le lecteur ne puisse réellement en évaluer le degré de malveillance. Par contre, un émissaire de l'empereur arrive dans ce village pour enquêter sur la manière dont le Juge exerce sa fonction. Il y a là un exemple très concret de contrôle exercé par une autorité centrale sur un empire d'une envergure peu commune, où chaque fonctionnaire représentant l'autorité peut facilement succomber à la tentation de s'enrichir à des fins personnelles, sans grand risque.

Dès la première séquence, le lecteur est pleinement rassuré sur le fait que Vink n'a rien changé à son mode de dessins et que le plaisir du voyage proposé reste intact. Il peut donc se tenir aux côtés des 2 jeunes gens de la famille Miao pour observer les maisons en contrebas, perdues dans la verdure des frondaisons, puis se retourner avec eux pour voir la verdure des collines alentour, rendue par des touches d'aquarelle rendant compte de l'impression produite. En page 2 et 3, He Pao et Petit Li progresse sur un sentier pierreux, bordé d'une herbe d'une dizaine de centimètres, desséchée par le soleil. Le lecteur peut ensuite se rendre compte du relief autour de l'auberge, ainsi que de la végétation plus verdoyante. Vink n'a rien perdu de sa capacité à représenter les cours d'eau avec le léger miroitement à la surface, et la couleur changeante en fonction du point de vue. En page 16, le lecteur a même l'impression de pouvoir tremper sa main dans un torrent et de sentir la fraîcheur du courant de l'eau, rien qu'en regardant les cases correspondantes. Les 4 pages en fin se déroulant dans des souterrains rendent bien compte de la géométrie des tunnels et de la texture de la terre, mais ne parviennent pas à éviter une certaine uniformité des différentes galeries. Heureusement la dernière page se déroule en extérieur, à nouveau dans la verdure, au soleil couchant, laissant une belle impression de randonnée au lecteur.


À nouveau la durée du récit est très ramassée, environ 36 heures, avec des séquences se déroulant tout du long. C'est donc à nouveau l'occasion pour l'artiste de transcrire la luminosité de plusieurs moments de la journée, d'une clarté vive en début de récit, à la scène nocturne lors de l'évasion du palais du Juge à la lumière des torches, en passant par la tombée progressive de la nuit. Le lecteur peut apprécier la vivacité des couleurs et des plantes sous la lumière du jour, la lumière vacillante des torches et des éclairages des pièces du palais, ainsi que les violets chaleureux du coucher du soleil. À nouveau, He Pao et Petit Li sont amenés à côtoyer des personnages d'horizon et de classes sociales variés. Le lecteur en profite pour regarder les tenues vestimentaires de chacun : la tunique violette inusable d'He Pao, la riche robe du Juge et celle encore plus luxueuse de l'émissaire, les uniformes sobres de ses gardes avec le morceau de toile blanche sous leur ceinture, le kimono plus fonctionnel de l'aubergiste avec son tablier, l'uniforme différent des soldats de la famille Miao mais confectionnés à partir des mêmes étoffes, les robes plus colorées des femmes de la famille Miao.

Le lecteur apprécie également de pouvoir passer des chemins pierreux et des talus enherbés, aux intérieurs. Il observe l'intérieur dépouillé et fonctionnel de l'auberge, les demeures en bois du village Miao, les rues pavées du palais, ainsi que les toitures élaborées, et les piliers de soutènement laqués de rouge, les statues ornementales de chien, les tentures du palais, ou encore les murs de pierre d'une taverne italienne où He Pao déguste un verre de chianti. Il regarde avec curiosité les figurants vaquer à leurs occupations. Page 8, les employés du Juge forment le cortège qui annonce et porte sa chaise à porteur. Page 23, en chemin, il croise avec plaisir un fermier avec son fils qui emmène leurs moutons vers la ville. Sur la même page, il observe l'aubergiste transporter ses mets dans des paniers portés sur l'épaule à l'aide d'une palanche. Il observe aussi les gens du village s'accroupir pour écouter les paroles du sorcier.

Bien qu'elle soit neutralisée pendant une partie du récit, He Pao bénéficie de plusieurs moments mémorables à commencer par les pages où elle se retrouve sous l'emprise de la boisson accomplissant des actes saugrenus, Vink transcrivant bien le caractère heurté de ses gestes, par contraste avec sa grâce habituelle. Le langage corporel de Petit Li reste celui d'un jeune adolescent fougueux et vif, dont il est possible de lire les émotions sur le visage. Celui de l'aubergiste reste indéchiffrable, d'une honnêteté totale en toute circonstance, quel que soit le mensonge qu'il est en train de proférer. Le portrait ainsi dressé de l'aubergiste montre un menteur pathologique, de manière fine et crédible, un personnage glaçant. La posture du Juge montre un individu sûr de lui, un peu hautain, conscient de sa supériorité sociale vis-à-vis des gens du peuple, trop noble pour s'abaisser à se comporter de manière vulgaire.


Cette aventure s'appuie à nouveau sur un phénomène de décorporation, comme il y en a déjà eu dans les tomes précédents. Cette fois-ci, Vink n'incite pas le lecteur à supposer que cette expérience psychique dans laquelle l'esprit quitte le corps, puisse s'expliquer de manière plus ou moins rationnelle, par des sensations perçues de manière inconsciente. En effet, Petit Li retrouve l'esprit de son maître Cho, dans un endroit dont il n'a jamais entendu parler, ni encore visité. De même He Pao accueille la visite de l'esprit d'une personne dans une taverne italienne, lieu où ni l'une ni l'autre n'ont jamais mis les pieds. Vink reprend donc à son compte la croyance chinoise en l'existence des esprits, sans donner l'impression d'y ajouter foi, juste pour nourrir son intrigue. Le lecteur peut trouver que cela exige une augmentation trop importante de sa suspension consentie d'incrédulité. D'un autre côté, il lit, depuis le premier tome, un récit d'aventure qui ne cache pas sa nature, dans lequel une jeune femme a acquis des capacités physiques extraordinaires, en lisant des traces sur la pierre.

Le lecteur se laisse donc porter par le plaisir de l'aventure, sans trop s'offusquer de cette forme édulcorée de spiritisme, l'appréciant pour ses qualités de divertissement. Il remarque aussi que l'auteur continue de se montrer subversif en toute discrétion. Il y a bien sûr la critique de l'individu placé dans une situation d'autorité et qui abuse du pouvoir qu'elle lui confère. Le comportement du Juge est à la fois la source de la tension narrative, mais aussi une illustration du mécanisme par lequel les puissants profitent de leur position dominante, presque sans y penser, au nez et à la barbe de la populace. Le comportement de l'aubergiste se fonde sur des croyances et des superstitions qui l'amènent à commettre des crimes, parce que d'autres y ajoutent foi. À nouveau, il s'agit d'un mécanisme qui conduit à inciter un individu à continuer à perpétrer des crimes, parce que d'autres en tirent profit, et par ce biais légitiment son action.


Vink se montre tout aussi discret dans son féminisme. Certes son personnage principal est une femme depuis le début. À bien y regarder, non seulement les hommes sont incapables de la neutraliser même quand elle a un coup dans le nez, mais en plus c'est le sang-froid d'une femme qui permet de mettre un terme à son comportement à risque pour les autres. Par la suite il s'avère que les 2 espions très efficaces et très discrets sont aussi de sexe féminin. Alors que le récit donne l'impression d'être une aventure coulée dans le moule habituel de celles des héros d'action, en fait les femmes (et les enfants en la personne de Petit Li) ont le beau rôle. En plus de tout ça, Vink arrive à intégrer des moments réservés au développement de l'histoire personnelle d'He Pao (au travers de son comportement vis-à-vis des statues, et de sa projection astrale dans une taverne italienne), et à celle de Petit Li qui continue d'observer He Pao avec appréhension (et si la folie du Moine Fou se réveillait en lui aussi ?) et à faire preuve d'un solide sens de l'initiative.


C'est un grand plaisir pour le lecteur de retrouver He Pao (et Petit Li) et de pouvoir l'accompagner pour un bout de chemin supplémentaire. Vink n'a rien perdu de son talent de conteur, de son talent d'illustrateur. Il propose une nouvelle étape qui intègre avec adresse de nombreuses composantes narratives, à la fois visuelles et thématiques, pour une nouvelle réussite de belle facture et de grande qualité.


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