mardi 27 mars 2018

Le Moine fou, tome 10 : La Poussière d'or

Ce tome fait suite à Le tournoi des licornes qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire à suivre, en 10 tomes. Il est initialement paru en 1999, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, dont les 4 premiers sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).

He Pao et Petit Li ont repris leur vagabondage, et ils traversent une ferme alors que commence ce tome. He Pao bondit de branche en branche sans déranger les feuillages ou les branchages, pendant que Petit Li court au sol, refusant de tenter les acrobaties d'He Pao. Suite à l'appropriation malvenue d'un œuf, Petit Li doit se jeter dans la rivière avoisinante pour rejoindre l'autre rive et échapper au fermier. Ayant rejoint He Pao de l'autre côté, ils entendent le bruit d'une algarade : il s'agit en fait d'un convoi de 3 chariots de marchandises qui est attaqué par des brigands sur le chemin, au milieu d'une forêt. Petit Li s'arrange pour qu'He Pao se retrouve dans la situation de devoir intervenir, car il espère bien que les responsables du convoi offriront de les transporter jusqu'à la ville la proche, et peut-être de le nourrir.

Après avoir mis en déroute les brigands, He Pao est amenée, par Lok le convoyeur, devant maître Buchier le propriétaire. Ce dernier explique à He Pao qu'il vient du royaume de France, et qu'il a connu ses parents, madame et monsieur Della Roca qui ont sombré dans un naufrage à Jiang Su. Il lui propose qu'elle et Petit Li l'accompagnent jusqu'à la ville, puis qu'ils embarquent sur la jonque qu'il a affrétée et qui doit emmener les marchandises jusqu'à la famille de commerçants de Rachid le Persan, ce dernier ayant mieux connu les Della Roca que lui. Alors que le convoi continue sa route, Lok s'en éloigne pour aller retrouver Ping, l'un des brigands ayant dirigé l'attaque, qui s'avère également être son cousin. Ils se donnent rendez-vous dans l'établissement de Fleur de Printemps, une Cour aux Fleurs.

Comme toujours quand une série s'est avérée exceptionnelle, le lecteur commence par hésiter à lire le dernier tome, sachant que sa lecture marquera la fin de cette amitié précieuse qui lui a procuré autant de plaisir. Dans le cas présent, il sait aussi qu'il pourra passer ensuite aux 5 tomes de la suite appelée les Voyages d'He Pao. Comme dans les 3 tomes précédents, il plonge dans une intrigue bien tordue où il apparaît que plusieurs personnages ne jouent pas franc jeu. Accordant une totale confiance à l'auteur (après 9 tomes exceptionnels, c'est la moindre des choses), il se laisse porter par les événements, acceptant de se prêter au jeu de l'aventure, à la forme d'interactivité propres aux enquêtes où le lecteur sait que certaines situations et paroles masquent des intentions cachées et des motivations peu reluisantes. De fait, Vink a conçu une intrigue rocambolesque, avec un historique liant plusieurs personnages dans un pacte douteux, pour des intérêts économiques ne s'embarrassant pas de morale. D'un côté, le lecteur retrouve la forme des 3 tomes précédents, avec des personnages disposant tous d'une histoire personnelle, un mystère quant aux raisons des agissements des uns et des autres, et une situation conflictuelle propice à des affrontements. D'un autre côté, Vink y a intégré un pan de l'histoire personnelle d'He Pao que le lecteur n'attendait plus.

La première scène d'action se trouve en ouverture du tome, avec He Pao bondissant gracieusement de branche en branche et Petit Li courant pour la suivre et s'attirant les foudres du fermier. Le lecteur est aux anges dès la première page, en retrouvant des poules (rappelant le coq du tome 4 Le Col du Vent) et en découvrant un cochon. Les frondaisons sont représentées avec l'intelligence graphique habituelle de l'artiste. Il peut aussi bien détourer chaque feuille avec un trait encré dans un plan rapproché, que rendre compte de l'impression du feuillage par des touches de vert appliquées au pinceau. En fonction du geste et du moment, il peut consacrer 4 cases pour montrer un mouvement (He Pao bondissant par-dessus le fleuve pour atterrir de l'autre côté), ou montrer juste un instant (Petit Li éclaboussant alentour lorsque son corps s'enfonce dans l'eau). La séquence d'action suivante correspond à l'attaque du convoi par les brigands. L'artiste accomplit des merveilles à l'aquarelle en rendant compte de la lumière changeante sur les personnages, en fonction des ondulations des branchages qui masquent ou laisse passer la lumière du soleil. Le lecteur éprouve l'impression de se trouver aux côtés des personnages, sous les frondaisons.

La traversée en jonque est à nouveau l'occasion de quelques cases d'action pour He Pao. C'est également l'occasion de retrouver toute la magie de l'eau représentée par Vink. Le lecteur avait pu apprécier le calme du cours d'eau par-dessus lequel He Pao avait sauté, avec son miroitement sous la lumière du soleil. Il observe alors l'élément liquide sombre dans la nuit, captant et reflétant la lumière plus ténue de la Lune, ou la mer fendue par la proue d'une jonque, les éclaboussures provoquées par la chute d'individus à l'eau (He Pao en jetant quelques-uns par-dessus bord, comme elle avait déjà jeté Lu à l'eau dans le tome 8 Le voyage de Petit Li). L'avant dernière scène raconte l'infiltration de la demeure de Rachid le Persan, et culmine en un affrontement physique durant 2 pages. À cette occasion, le lecteur admire He Pao en action, mettant en œuvre l'art du Moine Fou, de manière toujours aussi rapide et efficace. Sans aller jusqu'à le chorégraphier, Vink veille à concevoir un plan de prises de vue qui permet au lecteur de suivre les déplacements de chaque personnage, les uns par rapport aux autres.


Arrivé au terme de ce tome, le lecteur constate qu'une fois encore l'auteur a veillé à raconter une histoire dense, dans une forme fluide. Le voyage est enchanteur comme d'habitude. Le lecteur passe d'une basse-cour à côté d'un verger (avec meule de foin et cochon), à une route de terre empruntée par un convoi de chariots. Il découvre ensuite une place en bordure du fleuve où viennent s'amarrer quelques jonques marchandes, dans une grande case minutieuse, montrant comment s'organise un chargement, et à quoi ressemblent les voiles. Le goût de Vink pour les détails et les impressions fugaces apparaît au détour d'une petite case discrète. C'est ainsi que le lecteur peut voir la silhouette des carpes koï évoluant entre deux eaux, qu'He Pao aperçoit du coin de l'œil dans un des bassins d'apparat de la demeure de maître Buchier. Comme à son habitude, l'auteur ne réalise pas une case de grande taille pour impressionner le lecteur avec ses capacités d'artiste, il glisse juste une petite case capturant avec élégance la sensation d'He Pao observant ce détail. Le lecteur admire également les colonnes laquées de rouge de la demeure de maître Buchier, les toitures aux tuiles délicatement entrelacées, la marquèterie décorative des cloisons et l'aménagement paysager du domaine, tout ça en 4 pages qui donnent envie de séjourner dans cette demeure, ou simplement de passer la voir pour l'admirer.

Le voyage en jonque offre moins de variété architecturale, mais Vink a pris le temps nécessaire d'effectuer des recherches pour la décrire conformément à son volume et à son aménagement intérieur, et le lecteur se plaît à contempler les mouvements de la mer. En arrivant dans la demeure de Rachid le Persan, il peut à nouveau regarder les constructions, l'aménagement paysager, et le mobilier. Il constate que le style architectural présente de fortes similarités avec celui de la demeure de maître Buchier. Il remarque que la disposition de la demeure de Rachid a été conçue de manière à prendre en compte les particularités du relief du terrain. Il ne s'agit pas d'un décalque de celle de maître Buchier. Il voit également que Rachid a souhaité un aménagement intérieur en fonction de ses goûts, différents de ceux de maître Buchier.

Le scénariste semble être conscient qu'il s'agit du dernier tome de la série sous cette forme en insérant quelques références internes légères comme celle de la poule ou celles de hommes jetés à l'eau. He Pao se rend compte que certains brigands l'ont déjà vu à l'œuvre lorsqu'elle s'est battue contre 2 tigres dans le tome 7 Les tourbillons de fleurs blanches. Mais comme toujours dans cette série, les références n'ont pas comme objectif de s'assurer que le lecteur distrait sera contraint d'acheter des tomes qu'il aurait sauté par mégarde. Cela participe plus au fait qu'il s'agit bien d'évoquer la vie d'un personnage qui a sa continuité interne, et qui ne fait pas que de passer d'aventure en aventure, sans que l'une ait des conséquences sur l'autre. Vink a développé un format d'écriture où chaque tome peut être lu indépendamment de l'autre, mais où le récit gagne en épaisseur à lire chaque tome dans l'ordre.

Dans ce tome, peut-être à nouveau parce qu'il s'agit du dernier de la série sous cette forme, l'auteur a choisi de dévoiler une part du passé d'He Pao. Dans le tome 1, le lecteur avait fait sa connaissance dans la deuxième moitié de l'adolescence, voyant une femme blanche au milieu de chinois, se faisant régulièrement traiter ou au moins qualifier de barbare. Les pérégrinations de l'héroïne la mettent sur le chemin d'un négociant français ayant connu ses parents biologiques. Le lecteur se souvient également qu'elle avait appris son prénom de naissance dans le tome 6 Les matins du serpent. Cette rencontre opportune ressort comme un dispositif romanesque, de même nature que le fait qu'He Pao soit confrontée à une situation conflictuelle dans chaque tome. Cette rencontre s'inscrit donc la logique narrative de la série. Il est d'ailleurs traité de la même manière : l'auteur ne joue pas sur la dramatisation des sentiments de son héroïne, et cette révélation nourrit l'intrigue, comme de nombreux autres éléments. Comme à son habitude, He Pao garde la tête sur les épaules, y compris en découvrant des informations sur ses parents, pas dupe de l'intérêt que peut lui porter un autre individu. Il faut dire que jusqu'alors tous ceux s'intéressant à elle le faisaient soit par intérêt en convoitant l'art du Moine Fou, soit pour prouver leur supériorité sur ce même art. Une fois encore, He Pao est le personnage principal, l'héroïne sans pour autant incarner un code moral utopique. Elle est également un individu dont le sexe n'a pas d'incidence directe sur le récit, au point que le lecteur en vient à l'oublier (même si les dessins le montrent de manière naturelle sans exagération aucune), ne s'en souvenant que lors de l'évocation d'autres femmes dont la fonction et le rôle reflètent la société et la culture de l'époque (ici les tueuses envoyées dans un gynécée).

Vink ne sacrifie pas pour autant les autres personnages du fait des révélations sur He Pao. La relation entre elle et Petit Li continue à s'étoffer. À nouveau l'art du Moine Fou menace de nuire à He Pao en ayant des conséquences sur son protégé, le jeune garçon qu'elle ramène à ses parents. Dans le tome précédent, He Pao avait fini par tenter l'expérience de faire bénéficier de l'une des techniques du Moine Fou, à Petit Li. Mais voilà, cet apprentissage est tout aussi lourd de conséquence pour lui que pour elle. Petit Li ayant été témoin direct des risques comportementaux occasionnés par cet art sur He Pao, il devient la proie d'une crise d'angoisse fort légitime. Le lecteur peut y voir la mise en scène logique et directe des éléments narratifs bâtis dans les tomes précédents. Il peut aussi y voir la suite du thème sur la passation du savoir. He Pa joue le rôle d'une professeure sans compétence pédagogique particulière, délivrant un savoir maîtrisé mais présenté de manière brute, avec des inconvénients connus sur l'élève, qu'elle n'est pas en mesure de prévenir ou d'atténuer. La situation de Petit Li est à la fois moins dramatique que celle d'He Pao précédemment car elle a été obligée de tout assimiler en une période très courte, et à la fois tout aussi préoccupante car il en devient le récipiendaire plus jeune qu'elle.

Au travers de son intrigue, Vink aborde un autre thème : celui du commerce, ou plutôt de l'organisation du profit. Après un tournoi de licornes, c’est-à-dire une pratique culturelle sous forme de joute, il construit un récit apparaissant tout d'abord sous forme d'un voyage, puis sous la forme d'une quête personnelle (en apprendre plus sur les parents d'He Pao), puis sous la forme d'un vol qualifié organisé par une bande, et enfin sous la forme d'une enquête sur un crime. À nouveau Vink ne se contente pas d'une simple vengeance sous le coup de la colère, ou d'un crime passionnel. Le motif s'inscrit dans une histoire qui réunit amour passionnel, contexte historique, plusieurs générations, intérêts économiques, lutte des classes. En cela, il s'inscrit dans le registre des meilleurs polars qui se servent des conventions du genre pour sonder des aspects peu reluisants de la société et de l'âme humaine, avec pots de vin, partage du gâteau, etc. Le lecteur n'en est que plus impressionné par l'élégance narrative de Vink qui lui permet de marier toutes ces dimensions de manière harmonieuse et parfaitement intégrée.


Ces 10 tomes constituent une série de bande dessinée exceptionnelle de bout en bout, qu'il s'agisse des dessins sophistiqués tout en restant entièrement dédiés à raconter l'histoire sans esbroufe, de l'héroïne courageuse et volontaire sans être parfaite, sans servir d'objet de titillation, du contexte historique, de la sophistication des intrigues, de l'épaisseur des personnages, des éléments fantastiques en quantité très limitée, mais très divertissant, des paysages magnifiques où il fait bon promener son regard, des différents thèmes comme la description d'une société, de l'apprentissage, du pouvoir, du poids de l'héritage, etc. Vite ! Il faut se lancer dans la lecture des Voyages d'He Pao, à commencer par La montagne qui bouge, toujours réalisé par Vink.


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