jeudi 29 mars 2018

Les Voyages d'He Pao, tome 2 : L'Ombre du Ginkgo

Ce tome fait suite à La montagne qui bouge ; c'est le deuxième sur 5 de la suite de la série Le Moine Fou qu'il vaut mieux avoir lu avant. La première série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). Le présent tome est initialement paru en 2002, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Il s'agit d'une suite en 5 tomes dont les 4 premiers sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale, mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm) et sur du papier mat.

He Pao et Petit Li sont presqu'arrivés chez la mère de ce dernier. Mais He Pao doit faire une halte pour une séance de méditation en position du cocon, parce qu'elle recommence à ressentir des troubles du comportement, provoqués par l'art du Moine Fou. Sous une pluie battante, elle se déshabille et s'installe sur une branche d'arbre de ginkgo, en demandant à Petit Li de veiller sur sa tranquillité, car elle ne doit être dérangée sous aucun prétexte. Petit Li s'éloigne de quelques pas pour pêcher un poisson dans le torrent adjacent. Il revient immédiatement pour répondre à l'appel à l'aide d'He Pao car il y a un individu dans cet arbre qui y a établi sa cabane. He Pao et Petit Li l'en délogent pour la nuit, Petit Li n'éprouvant aucun remord à manger ses provisions.

Le lendemain, He Pao et Petit Li découvrent qu'il pleut toujours à verse ce qui a occasionné la montée des eaux et une inondation de toute la région, y compris au pied de leur arbre. Ils ont la surprise de voir arriver l'homme de la veille en barque qui vient chercher ses affaires, et qui propose de les déposer chez Maître Song, là où réside la mère de Petit Li. Maître Song est le seigneur de la région, entretenant sa maisonnée avec 2 épouses : Dame la Deuxième et Dame la Troisième. Haowei (la mère de Petit Li) est au service de la Deuxième. He Pao et Petit Li sont bien reçus et bénéficient de l'hospitalité de Maître Song. Dame la Troisième demande à voir He Pao pour lui confier la mission de retrouver l'inconnu qui les amenés (un tibétain) car elle suppose qu'il séjourne chez le médecin d'un village voisin. He Pao s'y rend en barque à la faveur d'un ravitaillement et découvre que le médecin a été poignardé dans la nuit. Le tibétain n'est plus présent.


Ainsi donc l'une des quêtes d'He Pao trouve son terme. Le lecteur n'y croyait pas tellement, vu que celle pour retrouver le Moine Fou s'était achevée d'une bien étrange manière dans le tome 7 Les tourbillons de fleurs blanches, mais Petit Li retrouve bel et bien son foyer. Le lecteur assiste donc aux retrouvailles, à nouveau assez étranges, sans beaucoup d'effusion sentimentale. L'auteur montre un personnage qui se comporte de manière cohérente avec son histoire personnelle. Petit Li est séparé de ses parents depuis plusieurs années, loin des yeux, loin du cœur, il est normal qu'il ne se montre pas plus ému que ça. De la même manière, sa mère n'en semble pas plus affectée que ça, ayant également dit adieu à son fils depuis de nombreuses années. L'étude du caractère de Petit Li ne s'arrête pas là pour autant. À l'occasion de différentes scènes, le lecteur peut voir se manifester son attachement à He Pao, en particulier sous la forme d'une sollicitude quand elle semble souffrir des conséquences du savoir du Moine Fou. De son côté, He Pao justifie à nouveau son refus de transmettre ce savoir à Petit Li, au vu des conséquences qui continue de se manifester.

Le lecteur observe la manière dont l'auteur représente Petit Li. Il s'agit bien d'un personnage avec une morphologie de jeune adolescent, ne serait-ce que par la taille, mais aussi par sa carrure pas encore complètement développée. Le lecteur peut également constater son jeune âge dans ses postures, soit un peu inconfortables, soit parfois soumises devant un adulte. Il apprécie de le voir assumer ses missions avec sérieux, mais aussi de voir apparaître ses sentiments sur son visage, plus facilement que sur celui d'un adulte, en particulier avec un sourire plus franc. Il voit sa sollicitude inconditionnelle dans la rapidité avec laquelle il se porte au secours d'He Pao au début. Il observe ses sentiments contradictoires quand il vient la rejoindre à la fin du récit, à la fois voulant profiter de sa présence pendant ces instants supplémentaires, à la fois se tenant éloigné car sachant la séparation inéluctable, à l'instar de celle qu'il a déjà vécu avec sa mère.

Dans ce tome, Vink continue d'étoffer le personnage d'He Pao, toujours de manière naturelle et discrète. Il y a donc la sollicitude qu'elle-même porte à Petit Li, son attitude ferme et décidée vis-à-vis de tous ceux qui se montrent nuisibles pour la société, et l'inquiétude sous-jacente quant à sa propre personne. Comme d'habitude, He Pao se retrouve plongée au cœur d'une situation complexe et tendue, conflictuelle et débouchant sur un crime, voire plusieurs. Cette fois-ci, elle apparaît dans 36 planches sur 48, ce qui lui donne plus de place pour exister et pour manifester sa personnalité, par comparaison avec le tome précédent. Vink la représente nue dans plusieurs cases le temps de 3 pages, mais il est visible qu'il recherche un compromis entre des gestes naturels d'une personne à l'aise avec son corps, et des images pas trop révélatrices pour ne pas la réduire à un simple objet du désir. He Pao maîtrise plus l'affichage de ses sentiments que Petit Li et ne les montre que partiellement. De même, sa posture est celle d'une personne disposant d'une assurance certaine, réellement présente à chaque instant, disposant d'un bon niveau de confiance en elle. Le lecteur n'en est que plus troublé quand il constate qu'elle doute d'elle-même, se rappelant la destruction des bouddhas dans le tome précédent.


Comme à son habitude, Vink ne dédaigne aucun des personnages secondaires ou des figurants. Ils disposent tous d'une tenue vestimentaire adaptée à leur rang social et à leur occupation. Beaucoup porte une cape de pluie en paille de riz pour se protéger de la pluie incessante. Le lecteur détaille les riches tenues de Maître Song et des deux Dames de la maisonnée. Il apprécie la sophistication des coiffures de ces dernières. Par comparaison, il voit les vêtements simples des paysans. À plusieurs reprises, il peut apprécier le soin apporté par l'artiste pour tous les personnages : le visage immédiatement reconnaissable du tibétain, des figurants discrets en arrière-plan qui apportent une information visuelle complémentaire (la nourrice en train de donner le sein en page 13), ou un clin d'œil très inattendu à un film d'horreur japonais, avec Xiang, une femme qui porte ses cheveux rabattus sur le devant, cachant complètement son visage. Une fois de plus, le lecteur est décontenancé par le fait que Vink ne donne pas de nom à des personnages secondaires essentiels dans l'intrigue. C'était déjà le cas dans le tome précédent pour le Juge et l'Aubergiste. C'est encore ici le cas pour le tibétain et les deux dames. D'un côté, le lecteur les identifie aisément à chaque apparition, de l'autre il s'interroge sur le sens à donner à cette particularité narrative, voire il cherche encore.

Comme à chaque fois, Vink décrit en creux un autre élément qui en vient à prendre assez de consistance pour être assimilé à un personnage : les lieux où se déroule l'histoire, et les conditions climatiques. Dès la première page, le lecteur peut voir les trombes d'eau s'abattre. Il ne s'agit pas d'un déluge à proprement parler, mais d'un rideau de pluie incessant. Le récit se déroule sur 3 jours et le niveau d'eau n'a de cesse de monter. Vink ne représente pas la région avant la crue, le lecteur ne peut donc pas comparer les 2 états, par contre il voit l'inondation. En fonction des séquences, Vink utilise soit de fins traits blanc pour rendre compte de la chute des gouttes d'eau, soit des couleurs un peu délavées pour rendre compte du flou de l'arrière-plan vu au travers du rideau de pluie. Tout au long du récit, le lecteur peut également contempler les effets de l'inondation : terre recouverte par 40 centimètres d'eau ou plus. Il sait donner à voir la terre que charrie cette eau, complètement saturée en boue. Il montre aussi bien sa stagnation par endroit, que les courants qu'elle crée à d'autres. À chaque fois que des personnages se déplacent en barque, le lecteur promène son regard et aperçoit les maisons à demi-englouties, les troncs d'arbre les pieds dans l'eau et les feuillages trempant dans le fleuve. Dans ce tome, il innove à nouveau dans la représentation de l'élément liquide avec un torrent de boue dans lequel se retrouvent 2 personnages en train de lutter physiquement, totalement convaincant pour le courant, et la texture très particulière de ce fluide.


Les différents lieux se partagent entre le milieu naturel recouvert par l'eau, et les habitations. Il y a bien sûr la belle demeure de Maître Song, avec son beau mur de clôture, ses toits de tuile, son mobilier choisi avec soin, et ses pièces bien aménagées, sans ostentation. S'il le souhaite, le lecteur peut prendre le temps de s'attarder à détailler lesdits aménagements et les ustensiles ou accessoires. Il est amené à pénétrer dans des constructions moins prestigieuses, comme la maison du médecin avec sa pièce unique et un lit, ou la maison d'une famille de serviteurs de Maître Song, également avec sa pièce unique dans laquelle toute la famille dort à même le sol. Le lecteur regarde également avec curiosité le modèle de barque utilisé pour se rendre d'un point à un autre pendant l'inondation, avec un toit sur arceau offrant un abri à la marchandise ou à un passager.

Le lecteur s'immerge avec plaisir dans ces endroits concrets et consistants, tout en prenant le temps de savourer l'intrigue. Vink propose un nouveau polar dans lequel les personnages sont incarnés, et pas de simples dispositifs narratifs sans épaisseur, avec un enjeu pour chacun d'entre eux, tout en reposant sur le contexte social et historique. Alors que le lecteur aurait pu commencer à trouver un peu facile pour l'auteur de toujours mettre en cause les riches et puissants dans leurs malversations, Vink prend ici le contrepied en montrant un seigneur intègre soucieux des paysans. Il dresse un portrait complexe du contexte dans lequel se déroule l'histoire. Maître Song prend sur lui de pallier le délai d'intervention des autorités locales pour réagir à la catastrophe, en organisant une distribution de nourriture aux populations privées de toit et de ressources, tout en veillant à en assurer une gestion responsable. Par quelques répliques brèves, Vink se montre assez facétieux en faisant apparaître comment les tensions entre les 2 épouses influent de manière émotionnelle sur les décisions de Maître Song, établissant que tout ne relève pas d'un processus rationnel. Il ajoute quand même une petite pique contre les autorités en place quand un personnage rappelle que lors de la crue de l'année passée les vivres distribués par les autorités ont été largement détournées par les fonctionnaires et leurs familles et que ce sont les pires de voleurs.

Vink déroule son intrigue criminelle avec son élégance habituelle. Il y a bel et bien un meurtre, doublé du mystère entourant les agissements réels du tibétain, avec en toile de fond le pillage des réserves de nourriture. Le fin mot de l'histoire est bien sûr révélé au fur et à mesure que les pièces du puzzle sont dévoilées. Mais à la fin, le lecteur n'est finalement pas très sûr des motivations du chef des brigands. Par contre, il sourit en son for intérieur en découvrant l'occupation du tibétain, et sa rouerie dans sa manière de présenter les choses, d'autant plus que le lecteur l'a vu à l'œuvre en cours de récit. Vink n'utilise pas une transgression taboue comme pour l'aubergiste dans le tome précédent, mais une activité plus ordinaire, tout aussi transgressive, avec une forme d'imposture qui arrange tout le monde, un grand moment de manipulation qui en dit long sur la crédulité humaine.


Comme dans les tomes précédents, il appartient au lecteur de choisir son rythme de lecture, plutôt rapide s'il s'intéresse essentiellement à l'intrigue, plus lent s'il veut pleinement profiter de la richesse de la narration. Dans ce deuxième mode de lecture, il peut alors savourer des cases remarquables par leur sophistication tout en restant immédiatement lisibles : le rideau de pluie devant un paysage, Petit Li avec de l'eau jusqu'au genou observant le fond de l'eau pour repérer un poisson, le délicat feuillage du ginkgo représenté avec légèreté, la toiture d'un bâtiment avec toutes ses tuiles, la texture des capes de pluie, les paysans pataugeant péniblement dans la boue, la façon élégante et silencieuse qu'ont les barques de glisser sur le fleuve, la coiffure de Dame la Troisième, le saut de carpe d'He Pao bondissant hors de l'eau, la masse de terre et de roches en mouvement lors d'un glissement de terrain, la couche de boue sur les personnages dans le torrent, les sauts de cabri d'He Pao avec une personne sur le dos, etc.


Ce deuxième voyage d'He Pao constitue encore une réussite magnifique et exceptionnelle, que ce soit pour l'épaisseur des personnages, pour la consistance des endroits, pour l'articulation de l'intrigue, pour les thèmes sous-jacents, pour sa beauté plastique. Vink donne également une autre signification au titre, apportant une touche poétique à l'ombre du ginkgo.

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