mardi 10 juin 2025

Spirou chez les fous

Il ne faut peut-être pas toujours vouloir percer les mystères…


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, qui ne nécessite pour la pleine compréhension, qu’une connaissance superficielle de Spirou & Fantasio, et des principales bandes dessinées franco-belge. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jul (Julien Berjeaut) pour le scénario et Libon (Ivan Terlecki) pour les dessins, avec une mise en couleurs réalisées par Alex Doucet. Il comprend quarante-huit pages de bande dessinée.


La nuit, dans un joli pavillon de banlieue avec un beau terrain, couché dans son lit, Spirou est en train de lire une bande dessinée intitulée : 50 nuances de groom. À côté de lui, Spip est assis en train de lire un ouvrage intitulé Peanuts. Spirou repose d’un coup son ouvrage : il n’arrive pas à se concentrer sur cette BD. Il demande à Spip si ça ne l’inquiète pas que Fantasio n’ait pas donné de nouvelles depuis huit jours. L’écureuil lève les yeux au ciel. Spirou répond qu’il sait ce que Spip va lui dire, que lui, Spirou, n’est pas sa mère. Il insiste : Mais quand même, est-ce que Spip ne trouve pas ça bizarre ? Fantasio lui annonce qu’il part en Poitou-Charentes pour rencontrer un mystérieux correspondant. Qu’il va rentrer bientôt avec une surprise. Et puis plus rien. Est-ce qu’il serait en reportage pour son journal ? Qu’est-ce qu’il y a en Poitou-Charentes ? Il n’y a rien. Peut-être qu’il va leur rapporter un fromage de chèvre ? Spip bondit par terre et se met à côté du téléphone portable du groom. Ce dernier compose le numéro de son ami : il obtient le message du répondeur de Fantasio qui indique que si la personne est une jeune fan qui rêve de le rencontrer, il convient de parler après le biiiiip… Spirou décide d’aller enquêter par lui-même. Il prend donc le train, destination Angoulême. Pendant le voyage, il parle à Spip, : La rédaction du Moustique ne s’était pas aperçue de la disparition de Fantasio. Le chef de rubrique ne savait même pas sur quoi son reporter allait enquêter. Il conclut : on vit dans un monde de cinglés.



Une fois arrivé à Angoulême, Spirou décide de regarder dans le journal local pour voir s’ils peuvent trouver quelques indices. Dans le kiosque, un enfant fait une comédie parce qu’il veut la BD avec les dragons. Au comptoir, le vendeur fait allusion à une épidémie. Spirou s’assoit et lit l’article principal : Démence en Charentes – Madame Guillebaud, bien connue des amateurs de bridge de la ville d’Angoulême, a dû être admise en urgence à l’hôpital psychiatrique régional. On l’a retrouvée nue hier soir devant l’hôtel de ville, déclarant être la Castafiore venue interpréter L’air des Diamants, à la demande du maire. Le professeur Herquin-Frangé, qui dirige l’hôpital depuis de longues années, rapporte une recrudescence des crises de folie ces derniers jours. Comme en témoigne l’internement récent d’un journaliste de la capitale en visite dans notre ville. Spirou e demande s’il s’agit de Fantasio. Suivant la suggestion de Spip, il décide d’appeler l’asile pour en avoir le cœur net.


Jul (auteur de la série Silex and the City, scénariste de Lucky Luke, dessinateur de 50 nuances de Grecs) et Libon (dessinateur de la série Animal Lecteur avec Sergio Salma, auteur de la série Les cavaliers de l’Apocadispe) profitent des libertés données par l’éditeur Dupuis pour créer leur version d’une aventure de Spirou. Le lecteur retrouve quelques-unes des spécificités du personnage créé en 1938 par Jean Dupuis (1875-1952), Rob-vel (1909-1991, Robert Pierre Velter), avec Luc Lafnet (1899-1939) et Blanche Dumoulin (1895-1975) : la tenue de groom, l’animal familier Spip doté d’une certaine forme de conscience, Fantasio, et des références à quelques éléments de la série comme le nom de Zorglub (et même le juron Bulgroz). La coiffure de Spirou comporte bien la houppe au-dessus du front, sans calot, et il porte son uniforme tout du long de l’aventure. La tenue de Fantasio varie au fur et à mesure de l’aventure : d’abord une forme de pyjama, puis une robe de chambre par-dessus pour sortir dans le parc de l’asile, enfin le retour à son pantalon de costume, sa chemise unie, sa veste et son nœud papillon. Spip est égal à lui-même du début à la fin, sans phylactère ni bulle de pensée. Les deux personnages se retrouvent dans une aventure : Fantasio enfermé dans une asile pour une raison que doit découvrir Spirou, ce dernier partant à la recherche de son ami et bien déterminé à le tirer de ce danger (dans lequel il s’est fourré tout seul).



S’il ne connaît pas déjà le dessinateur, le lecteur peut avoir avec la couverture, une première impression de dessin relativement classique pour une bande dessinée jeunesse, avec des formes simplifiées, une belle allure pour le héros. Éventuellement, il relève le visage caricatural des deux infirmiers, mettant ça sur le compte de l’exagération comique, pareil pour le fait qu’ils ne touchent pas le sol, et le regard bizarre de Spip. Dans la première page, il constate que l’écureuil conserve ce regard avec de très grands yeux, comme s’il était ahuri, ou sous substance psychoactive, ou éventuellement tout le temps effaré par le comportement idiot des êtres humains. Le lecteur finit par s’y habituer sans plus y prêter attention ou lui attribuer une signification particulière. Par la suite, il retrouve la même forme d’yeux en billes de loto pour des personnages humains : un serveur en planche cinq, des victimes du syndrome de Jérusalem en planche douze, Fantasio en planche quinze, et quelques autres figurants par la suite. Le dessinateur s’amuse avec les déformations du visage humain : la bouche en forme de fer à cheval pour le marmot en train de brailler qu’il veut la BD avec les dragons, les dentitions bizarres avec les dents en avant qui mériteraient un abonnement chez l’orthodontiste avec une carte de fidélité, les jambes un peu trop courtes (pour le docteur par exemple), ou encore les doigts en forme de saucisse cocktail, et bien sûr les faces de bouledogue des infirmiers.


Le lecteur a tôt fait de s’habituer aux idiosyncrasies du dessin de Libon : la narration visuelle est limpide, les personnages sont sympathiques avec ces exagérations qui montrent bien que rien n’est à prendre au tragique, et avec une densité d’informations visuelles satisfaisante. Certes les couleurs fortes apportent une consistance supplémentaire dans chaque case, avec des teintes peut-être un tout petit peu trop foncées pour les scènes nocturnes, à la limite d’écraser les contours encrés. Le coloriste opte pour des aplats unis, relevés parfois d’une ombre portée, et des teintes un peu plus foncées que celles habituelles pour des ouvrages Jeunesse. Le dessinateur prend soin de situer l’environnement de chaque scène : la chambre à coucher de Spirou, le quai de la gare, les places en carré dans le train, le point de vente de journaux dans la gare, la cafétéria, le superbe jardin de l’asile, le bureau du professeur Herquin-Frangé, la salle de repas de l’asile, la chambre de Fantasio, le stockage à l’entresol des biens de Marcel Domecq, etc. L’exagération permet de marier aussi bien l’entretien de Spirou avec le docteur que l’usage libéral de bâtons de dynamite. L’artiste sait tout aussi bien évoquer l’apparence de célèbres personnages de bande dessinée, que le lecteur reconnaît au premier coup d’œil.



L’histoire se déroule à Angoulême, avec un lien thématique concernant le festival international de la bande dessinée (FIBD), à savoir les personnages de BD franco-belge. Le lecteur coutumier de ces lectures relève avec aisance les références. Celles nominatives comme Largo Winch, Titeuf, Lanfeust de Troy, la Palombie, Thorgal, Bécassine, Buck Danny, Corto Maltese, Blueberry, les Tuniques bleues, Superman & la kryptonite, Yakari & Petit Tonnerre. Et celles donnant lieu à une mise en scène comme Obélix et son menhir (très réussi), les Schtroumfs, Charly Brown, les frères Dalton, Gaston Lagaffe, Tryphon Tournesol, le Marsupilami, etc. Cette dimension ludique de l’album trouve sa raison d’exister dans une variation du syndrome de Jérusalem, lui-même une forme du syndrome du voyageur. Les ouvrages encyclopédiques le décrivent ainsi : Comme la réalité n'est pas à la hauteur de leurs fantasmes, les voyageurs deviennent frustrés et se réfugient dans le délire, il s'agit d'une décompensation psychotique de leur constat. Ainsi Fantasio se prend pour le capitaine Haddock, ne supportant plus de boire de l’eau (au lieu de whisky), ou évoquant sa relation avec un lama (les tintinologues apprécieront).


Le récit reste dans un registre humoristique et bon enfant, les individus atteints du syndrome d’Angoulême se conduisant comme des guignols, sans réelle conséquence. L’usage libéral de la dynamite vient renforcer la sensation d’ouvrage tout public. Les auteurs mettent en scène l’amitié indéfectible que Spirou porte à Fantasio, ce qui ne l’empêche pas de se montrer critique à son égard. Ils mettent en lumière la force de l’imagination, en particulier l’impact des personnages de fiction sur la psyché personnelle et collective : le lecteur identifie sans mal toutes les références, car chacun de ces héros a marqué son esprit, s’inscrivant durablement dans son inconscient. Ils utilisent ces références pour leur propre création, créant ainsi un méta-commentaire sur le médium de la bande dessinée, glissant d’autres références comme le nom du docteur Herquin-Frangé qui est composé de Hergé (Georges Rémi, 1907-1983) & Franquin (André, 1924-1997). Le lecteur peut y lire la propre implication des auteurs dans ces séries de bande dessinée. Ils mènent leur intrigue encore plus loin avec la nature de la quête de Fantasio qui s’interroge sur ses origines, disant sa souffrance ne de pas savoir qui furent ses parents, de ne pas les avoir connus, d’ignorer d’où il tient ses caractéristiques personnelles.


Une petite aventure bien agréable, pleine de référence au monde de la bande dessinée franco-belge. Une narration visuelle un peu particulière dont la personnalité a tôt fait de séduire le lecteur par sa dérision, sa clarté et son efficacité, ainsi que par sa déférence vis-à-vis des personnages classiques. Une intrigue rondement menée avec un dénouement un peu tonitruant, tout en restant dans le ton. Quelques réflexions adultes, à la fois sur ce que les auteurs doivent aux classiques franco-belges, et aussi sur l’impact de la fiction dans le réel, et dans une mise en abîme les interrogations des personnages de fiction. Sympathique.



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