mercredi 21 mai 2025

Rupestres !

Un trait est toujours un chemin à suivre


Ce tome constitue une mise en scène de l’expérience d’immersion dans une grotte sous terre, et d’observation de dessins primitifs du paléolithique par six bédéastes. Son édition originale date de 2011. Il a été réalisé par un collectif de six auteurs pour le scénario et les dessins : Étienne Davodeau, David Prudhomme, Marc-Antoine Mathieu, Troubs, Emmanuel Guibert, Pascal Rabaté. Il comprend deux-cent-cinq pages de bande dessinée, avec quelques photographies. Ce collectif a réalisé un deuxième album sur ce thème : Pigments (2024), avec la participation supplémentaire d’Edmond Baudoin, et la participation réduite et à distance de Marc-Antoine Mathieu.


David Prudhomme dit le Bison. Emmanuel Guibert dit l’Abbé. Pascal Rabaté dit le Chafouin. Troub’s dit la Belette. Marc-Antoine Mathieu dit Crô-Ma. Étienne Davodeau dit l’Auroch. Vingt et unième siècle. À l’initiative du premier d’entre eux, ces six auteurs de bande dessinée partent à la rencontre de leurs confrères qui, au paléolithique, dessinaient sur les parois des grottes. Par-delà les millénaires, entre sapiens dessinateurs, ils doivent avoir des choses à se dire. De site en site, ils parcourent le sud-ouest de la France en voiture. Ils sont un peu entassés, tous les quatre sur la banquette arrière. Ils arrivent à l’entrée de la grotte et sortent du véhicule : ils sont accueillis par leur guide qui appartient au réseau Clastres. Il leur propose de rentrer dans la grotte, en leur demandant s’ils sont bien couverts, et s’ils ont pensé à faire pipi. Les ténèbres les enveloppent, avant que leurs yeux ne s’habituent à l’obscurité. Les recommandations : ils ne doivent poser leurs doigts nulle part, faire attention de ne pas glisser, car l’argile comme le papier garde trace de tout, il faut se rendre invisible.



Les six artistes progressent vers le fond de la grotte, menés par leur guide. Ils ne peuvent pas se perdre. L’un d’eux se fait la réflexion qu’on n’accorde rarement autant d’attention au sol qu’on foule. La caverne amène vers le passé, elle est l’empreinte des frottements de l’eau et du feu. De l’air avec la terre. Pour eux, c’est clair, mais pour les paléos ? Ce chemin à lueur tremblante des torches était sûrement moins rationnel que le leur. Le même éprouve comme l’impression d’être des vers, des bouts de viande sur des amygdales. Ils doivent être comme des ombres. Ils suivent d’autres ombres. Celles des ancêtres qui ont donné vie à ce monde muet. Avec leur feu, leurs chants, leurs traits. Maintenant autour d’eux, c’est le silence. Leur lampe le fait danser. Un autre bédéaste commence à laisser aller son flux de pensées. Au début, il n’y avait rien. Ou plutôt il y avait tout. Le Grand Tout dans lequel tout fusionnait : les plantes, les animaux, les montagnes…Tout, y compris celui n’était pas encore l’homme. Et il y a eu une lueur. Pas une lumière – pas encore. Juste une flamme vacillante, fragile… Humble, mais domestique. Elle a pénétré la grotte et cela a créé quelque chose de nouveau. Avant le feu, la grotte n’existait pas. Obscure. Effrayante. Impénétrable. Interdite. Avant le feu : deux uniques sources lumineuses : le soleil et la Lune avec leurs lueurs immuables et leurs ombres fixes. Le feu a créé des lumières particulières : mouvantes, actrices, qui font vivre les ombres.


Un ouvrage singulier réalisé à douze mains, sans que les pages ne soient signées de l’un ou de l’autre. En fonction de sa familiarité avec ces six bédéastes, le lecteur peut reconnaître le mode de dessin de l’un ou de l’autre, d’une partie ou des six. Ou alors il peut se fier au séquençage des noms et constater le changement graphique d’une page à l’autre, et ainsi en déduire qui a réalisé quelles planches. Il peut aussi ne pas s’en préoccuper, n’y accorder aucune importance et se laisser porter par les images et les mots, les ressentant comme différents points de vue, comme l’expression de différents états d’esprit pouvant émaner d’une unique personne, en fonction des fluctuations de ses ressentis. Plutôt que l’expression chorale d’un collectif, il peut aussi ramener sa lecture à l’unicité de sa propre perception, et l’approcher comme différents points de vue sur une même chose, les dessins paléolithiques, entre sensation d’être un intru dans les entrailles de la Terre, et considérer ces dessins en tant qu’artiste, une forme primitive tout autant que le témoignage de la façon d’interpréter le monde il y plus de dix mille ans. Ainsi en fonction des séquences, le lecteur découvre des pages aux apparences diverses : noir & blanc avec des nuances de gris, grands dessins à la frontière de l’abstraction, fac-similé d’art pariétal, grandes illustrations en double page, etc.



Dans un premier temps, le lecteur peut être décontenancé par l’absence d’information quant à la grotte visitée. Il est mentionné qu’elle fait partie du réseau Clastres, et au vu des représentations observées par les artistes, il s’agit de la grotte de Niaux, située en Ariège. Cette grotte comprend de nombreuses figurations pariétales magdaléniennes, elle fait partie d’un réseau souterrain de quatorze kilomètres de long, comprenant également la grotte de Lombrives et celle de Sabart. Ses parois sont ornées de nombreux animaux dont cinquante-quatre bisons, vingt-neuf chevaux, quinze bouquetins, ainsi que des cerfs, des poissons et même une belette. Il s’agit d’une grotte visitable, avec un guide, par groupe de vingt-cinq personnes, sans système d’éclairage permanent. S’il est familier des lieux, le lecteur peut retrouver certaines de ces caractéristiques dans les dessins, et dans le déroulement de la visite. Sinon, il découvre une partie de ces informations lors de la visite.


Le groupe d’artistes arrive rapidement à la grotte et ils y pénètrent dès la page neuf, avec une illustration en pleine page, une peinture abstraite tout en noir, avec quelques zones vagues de gris très foncé, évoquant une caverne de grande taille impossible à distinguer. Puis vient une illustration en double page, également entre art abstrait et évocation concrète, éclatante de tons rouge et orange, avec une bordure irrégulière noire sur la gauche : le lecteur en déduit que les visiteurs ont mis en fonctionnement leurs lampes électriques portatives et que c’est le choc du retour de la couleur. L’ouvrage fait ainsi la part belle aux grandes illustrations en pleine page ou en double page, environ trente-quatre pour les premières et quarante pour les secondes. D’un artiste à l’autre, ces pages présentent des caractéristiques différentes : parfois proche de l’abstraction, de l’impressionnisme, de l’expressionnisme, parfois dans des registres concrets, avec des techniques allant de la peinture au détourage traditionnel par un trait encré. Au cours d’une de ces séquences, l’artiste commence par les dessinateurs de dos plaçant le lecteur parmi eux pour regarder des bisons et un homme-cerf sur la paroi de la grotte, avec traits encrés et mise en couleurs réaliste. Puis un dessin en double page au pinceau et noir & blanc, reprenant les représentations de bisons et autres et les rapprochant vaguement de leur milieu naturel. Puis des esquisses grossières au crayon gras, proches de dessins d’enfants pour évoquer une représentation primitive. Puis les silhouettes de quatre dessinateurs, esquissées de manière encore plus grossières, avec devant eux la paroi de la grotte évoquée uniquement par un camaïeu de couleurs très simple.



De la même manière, lorsque la narration prend une forme de cases alignées en bande, les rendus relèvent de registres graphiques très diverses. Les dessinateurs utilisent des constructions variées : cases alignées en bande, apparition progressive des gouttières d’abord gris foncé puis devenant progressivement blanches, gouttières figurées de simples traits de craie blanche comme dessinées sur la paroi de la grotte, cases sans bordures, passage à quinze cases par page, et même des pages de texte en prose avec des illustrations. Pour finir avec une carte routière sur laquelle sont mentionnés Paris, Bordeaux, Cahors, Périgueux, Foix, Siorac-de-Ribérac, puis la photographie de la voiture du voyage, et quatre pages dont les cases sont les photographies des dessinateurs à proximité du site. Chaque séquence bénéficie ainsi du mode d’expression de l’auteur et de sa sensibilité, donnant à voir les l’expérience de visite avec un regard différent, et dans le même temps avec pour point commun un regard d’artiste, de personnes dont c’est le métier de créer des illustrations, à une époque différente de celle où furent créées celles sur les parois de la grotte.


Six auteurs de bande dessinée vont observer des peintures rupestres. Le lecteur se doute qu’ils s’interrogeront sur la nature de ce qui est représenté et sur le cheminement mental qui a pu amener ces hommes ayant vécu il y a plus de dix mille à réaliser ces représentations. En effet, il plonge dans des questionnements sur le ressenti des artistes de l’époque, et les réflexions vont plus loin. Certains sont très sensibles au fait qu’il est possible d’apparenter ces représentations à une bande dessinée libre de l’écriture, une notation libérée de l’écrit, réalisée par des artistes dont la pensée n’a pas été formatée par l’écrit. Il imagine que cela s’apparente à l’expérience du phénomène d’ombre : L’ombre portée c’est la projection d’un autre rendu possible. Un autre réfléchit à la manière dont il lit ces dessins : Un trait est toujours un chemin à suivre, pour bien plonger dans le dessin, il considère d’abord la forme dans son ensemble. Un de ses collègues se fait la réflexion que : Les lignes paléolithiques s’épanouissent sur la roche, épousent ses formes et jouent avec. Par opposition, un troisième se trouve dans un état d’esprit beaucoup plus prosaïque : il estime que si l’on est un badaud, on arrive, on regarde ça et on s’en va parce qu’il n’y a rien à voir. Il continue : un petit graffiti, c’est tout. Quand il regarde ça un peu longtemps, il a la tête qui se vide, il fait un effort pour s’émouvoir, et il se dit que ça a été fait il y a quinze mille ans et qu’il ne ressent rien. Cela donne envie à encore un autre de faire une histoire où le créateur n’a pas plus de réponse que le lecteur. Plusieurs se trouvent sur la même idée directrice : ils sont en train de faire une promenade dans le ventre de la Terre, dans le ventre maternel, c’est retourner au stade d’avant, d’avant la raison, d’avant l’entendement, le stade du ventre, de la présence pure, une expérience primitive. Ce qui peut aussi être ressenti comme une expérience indécente, une sorte de viol de l’intimité de la Terre, au point qu’un des auteurs consacre une séquence d’une vingtaine de pages au point de vue que l’homme est une maladie qui affecte l’organisme vivant qu’est la Terre (une approche animiste), et qu’il faut en faire disparaître les traces, en l’occurrence effacer ces dessins qui souillent les parois.


Une expérience qui va de soi : proposer à des auteurs de bande dessinée de visiter une grotte ornée d’art pariétal et leur demander de s’exprimer sur leur expérience, sous forme de bande dessinée. Un résultat d’une grande richesse : des séquences relatant la visite d’un seul tenant, comme continue, réalisées alternativement par chaque artiste. Plusieurs points de vue comme issu d’un individu unique dont l’état d’esprit fluctue au cours de sa visite, des interrogations et des réflexions sur la démarche artistique des hommes du paléolithique, sur ce que transmettent leurs œuvres aux visiteurs contemporains. Une visite guidée singulière et plurielle.



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