jeudi 22 mai 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 1 T02 Blackmore

Le mal est-il au cœur de l’amour ?


Ce tome est le deuxième d’une tétralogie qui constitue le troisième cycle de la série de La complainte des landes perdues, les autres cycles étant parus après celui-ci. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 1 T01 Sioban (1993). Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Grzegorz Rosiński pour les dessins et Graza (Grażyna Fołtyn-Kasprzak) pour les couleurs. Il comprend soixante-deux planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) en 2004, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Un père se tient avec son fils, devant un arbre de vérité : il lui fait constater qu’il refleurit. C’est incroyable ! Comme si l’arbre voulait leur donner de l’espoir. Un gros bruit sourd se fait entendre : ils se retournent et voient passer les hommes de Bedlam au loin, ceux-ci se dirigent vers le château du mage. Le père explique à son fils que ces hommes restent toujours aussi puissants ! Mais ils ne sont jamais parvenus à arrêter le temps ! Le passé est leur force… Mais les chants de demain seront ceux du peuple !! Et son fils verra les arbres de vérité reprendre vie une peu partout tandis que retentira à nouveau la complainte des landes perdues ! Assis sur son trône dans une grande salle enténébrée de son château, Bedlam réfléchit à haute voix : Le sang de la vérité s’est remis à couler dans les vieilles branches… Il sent un cœur qui bat… qui bat… Et il hait cette vie nouvelle, cette chaleur. Il faut qu’il l’étouffe avant que ne renaissent les complaintes anciennes. Mais qui l‘aidera à briser ce cœur nouveau… Qui ?



Un homme d’arme ose s’avancer devant le mage Bedlam et lui répondre. Il dit qu’ils ne comprennent pas la colère du vénérable mage. Car enfin pourquoi cette inquiétude ? Parce que quelques arbres refleurissent, ils devraient trembler de peur ? Alors que tout le pays est calme, que personne ne se révolte contre le pouvoir du mage ? Sans s’énerver, Bedlam répond que son royaume est d’ombres. Si une veine se met à rougir au milieu des ténèbres, si un souffle fait trembler les vieilles carcasses pourries, alors oui… Lui, Bedlam, tremble de peur car il connaît les légendes anciennes. Le conseiller derrière lui ajoute : Le jour où les arbres de vérité refleuriront, ce qui est mort en ces terres revivra, un chant se lèvera et celui qui l’entendra pourra reprendre la lutte contre l’usurpateur. Le capitaine de l’armée fait son entrée en criant un nom : Sioban ! Il relate qu’elle a tué Scalag en combat singulier, et, par le sang, elle appartient aux Sudenne. Répondant à la question du mage, il confirme qu’il revient du château Blackmore et qu’il a assisté aux noces de Lord Blackmore avec Lady O’Mara, la veuve de leur ancien ennemi Wulff, le Loup Blanc. Il continue en reprochant à Bedlam d’avoir laissé vivre Sioban, tout comme il a laissé leur allié Blackmore épouser Lady O’Mara. Mal lui en a pris : le mage lui demande de mâcher un bourgeon de l’arbre de vérité.


Après un premier tome superbe, le lecteur se doute bien dans quelle direction se dirige l’intrigue : Sioban va prendre la tête des rebelles (Peut-être les chevaliers du Pardon) et va les mener pour faire la guerre à Bedlam et restaurer la domination (forcément bienveillante) de la famille des Sudenne. Selon toute vraisemblance, ce sera l’objet de ce premier cycle. Le scénariste le prend au dépourvu en respectant cette trame, tout en allant beaucoup plus vite que prévu. Ainsi dans ce tome, la complainte des landes perdues se fait entendre, et le lecteur assiste à une bataille rangée de grande envergure, se déroulant sur terre et sur mer. Sioban trouve son armée, et le sort des principaux personnages en est jeté. Retour dans ce récit appartenant au genre Médiéval fantastique. Les éléments de genre sont bien présents : la faune étrange avec ces arbres de vérités, la vie dans un château (médiéval forcément) et la lutte pour régner sur le royaume, des mages (au moins un) dotés de pouvoirs magiques, la lutte du mal contre le bien (ou l’inverse), une créature fantastique (toute mignonne et aux étranges capacités, l’ouki), un sorcier avec un pied de bouc (il s’est un peu laissé emporter), et l’apparition d’une créature démoniaque prête à dévorer tout ce qui respire surtout si c’est doté d’une âme.



Le lecteur retrouve avec grand plaisir les dessins de Rosiński. Il sourit en son for intérieur en voyant que le scénariste lui présente sur un plateau d’argent une séquence dans la brume, atmosphère dans laquelle l’artiste, avec sa coloriste, est passé maître. Ainsi Sioban se retrouve sur une lande (certainement perdue, en tout cas, c’est elle qui le dit) mangée par la brume : l’effet de décor estompé fonctionne à la perfection, et la mise en couleurs devient elle aussi plus terne pour rendre compte d’une luminosité diminuée. D’une manière générale, les paysages naturels apparaissent si réalistes, qu’il vient au lecteur l’envie d’y planifier ses prochaines vacances : la très belle plaine verdoyante où se trouve l’arbre de vérité, et la masse sombre du château fort dans le lointain. Le cours d’eau au beau milieu de la lande avec ses rochers moussus et son eau (qui doit être bien froide quand même). La mer agitée d’une petite houle sur laquelle se déroule la bataille maritime. Les rochers à flanc de falaise sur lesquels viennent s’écraser deux personnages après une chute vertigineuse. Les décors intérieurs sont tout aussi réussis, certains beaucoup moins accueillants : la grande salle enténébrée du château du mage Bedlam, avec en planche neuf une vue générale de ladite forteresse (en forme de crâne, ce qui donne une indication sur la tranche d’âge du lectorat visé). Les cuisines de maître Lam au château Blackmore et les couloirs peut-être un peu humides, la chambre peut-être également un peu humide de Lady O’Mara, les escaliers menant au chemin de ronde, la tente de camp de Bedlam, etc.


La qualité d’une bande dessinée de genre, comme celui-ci de Médiéval fantastique, repose beaucoup sur la capacité du dessinateur à donner à voir les lieux et les caractéristiques, en faisant honneur aux situations imaginées par le scénariste, et apportant de la consistance et de la crédibilité aux éléments relevant de la période médiévale. Rosiński a fait ses preuves sur la série Thorgal, et de fait personnages, lieux et accessoires semblent pouvoir être touchés par le lecteur. Celui-ci peut s’apercevoir qu’il ralentit pour apprécier un détail ou un autre : les braseros dans le grand hall du château de Bedlam, les ustensiles dans la cuisine de maître Lam, un bol et sa cuillère sur une commode dans la chambre de Lady O’Mara, la forme de la dague maniée par Jude pour assassiner Sioban dans son sommeil, la petite larve rouge qui sort du cadavre de Wulff, la forme du cor sonné pour donner l’alerte depuis les créneaux de la forteresse Blackmore, la fontaine dans le jardin de l’île des Guerriers-du-Pardon, etc. Et que dire de la force des scènes spectaculaires, du combat sous l’eau entre Sioban et l’anguille, à la bataille navale, ou la chevauchée des deux armées ennemies l’une vers l’autre : puissant et épique.



Le scénariste déroule donc son intrigue suivant la direction prévisible, à un rythme plus soutenu que prévu, pouvant même s’autoriser des digressions. Ainsi il dispose de la pagination nécessaire pour raconter pendant trois pages la tentative d’empoisonnement menée par maître Lam à l’encontre de Zog l’ouki. Il poursuit également le développement des thèmes présents dans le tome un : le poids du passé (avec de nouvelles révélations sur l’ascendance de personnages principaux) et l’héritage de l’engagement paternel qui s’impose à sa fille Sioban, dictant ainsi ses actions, l’héroïsme de la jeunesse face à la traîtrise des individus plus âgés, l’espoir du retour d’un âge glorieux, et la mort au combat en temps de guerre. Dans ce tome apparaissent d’autres thèmes comme la désobéissance à un ordre jugé contraire à l’intérêt général, l’amour impossible entre deux personnes da classe sociale différente, les faux semblants, et les valeurs morales de justice et d’amour. Il se trouve donc que Sioban joue un rôle majeur et déterminant bien plus rapidement que ce à quoi s’attendait le lecteur, grâce à une forme d’héritage reçu de son père. Elle se retrouve également bien plus vite que prévu en tête à tête avec le mage Bedlam lui-même. Le récit continue d’opposer le Mal (Bedlam et ses hommes) au Bien (la jeune et pure Sioban, sa famille, et son maître d’armes). Son père prévient sa fille qu’il y aura beaucoup de morts, beaucoup de souffrances, beaucoup de sacrifices. Lors du face à face, Blackmore affirme à Sioban que le mal est cœur de l’amour. Ce à quoi la jeune femme rétorque que c’est l’amour qui se trouve au cœur du mal. Le lecteur peut y voir une affirmation pseudo-profonde, un renversement de phrase facile et creux, un jeu sur une dichotomie simpliste. Il peut aussi y voir une conviction profonde de l’un et l’autre interlocuteur, une profession de foi.


La narration visuelle continue d’enchanter le lecteur, de le transporter dans cet environnement médiéval teinté de fantastique, très palpable et tangible, une narration visuelle nourrie, rendant plausible aussi bien les menus détails du quotidien que les événements spectaculaires. Le scénario évolue comme sur des rails, à un rythme plus rapide que prévu. L’affrontement du bien contre le mal commence à se complexifier avec les histoires de famille la question de légitimité devenant de plus en plus fragile, et sujette à interprétation. Troublant.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire