Nous voyons toujours le monde à travers les lunettes de notre perception.
Ce tome est la deuxième moitié d’un diptyque constituant l’adaptation du roman du même nom, écrit par Jostein Gaarder, publié en 1991. Il vaut mieux avoir lu le premier tome car il y a une construction narrative chronologique et progressive : Le Monde de Sophie, tome 1 La Philo de Socrate à Galilée (2022). Il a été réalisé par Vincent Zabus pour l’adaptation en scénario, par Nicoby pour les dessins, et Philippe Ory pour les dessins. Son édition originale date de 2023. Il comprend deux-cent-cinquante pages de bande dessinée.
Hilde s’est approchée du la berge du lac. Elle prend place dans la barque attachée à un pieu. Elle utilise les rames pour se diriger vers la maison et son ponton situés sur l’autre rive du lac. Sans hésitation, elle pénètre à l’intérieur et se dirige vers un meuble. Elle ouvre le grand tiroir et y prend le carton à dessin qui s’y trouve. Elle le met dans la barque et elle rame pour revenir à son point de départ. De son côté, Sophie se trouve dans un appartement en haut d’un petit immeuble. En face d’elle, Alberto Knox est trempé. Il lui demande si elle sûre de l’avoir vue, et elle lui répond par l’affirmative, ce qui le laisse pantois, et il se laisse tomber dans le fauteuil derrière lui. Puis l’énervement le reprend et il arrache ses vêtements trempés pour les jeter par terre et rester en sous-vêtement. Il reste debout et il récapitule pour être sûr : Dans la cabane près du lac, dans un petit meuble qui était fermé à clé et dont Sophie a violemment fracassé le tiroir, elle a trouvé un carton à dessin, et dedans elle a découvert qu’ils ne sont, lui et elle, que des personnages de BD. Se rend-elle compte ? Il n’existe pas, il n’est qu’un influx nerveux dans la tête de leur auteur… de BD, en plus ! En ce moment, est-ce lui Alberto qui parle, ? Ou est-ce l’auteur à travers lui ? Il met à gesticuler vivement en disant qu’il n’est qu’une marionnette. Il décide de se mettre nu, comme ça sa BD sera censurée pour les jeunes et il n’en vendra aucune.
Sophie fait observer à Alberto que c’est inutile de s’énerver, ce qu’il fait, c’est également l’auteur qui l’a décidé. Elle cite Marc-Aurèle : Si tu t’affliges d’une cause extérieure, ce n’est pas elle qui t’importune, c’est le jugement que tu portes sur elle. Alberto lui crie dessus de ne pas jouer à la philosophie avec lui. Elle répond du tac au tac que c’est ce qu’il lui a appris. Sophie récapitule à son tour : ils sont là pour philosopher et ils n’ont pas vraiment le choix. Mais quand elle en aura compris un peu plus, elle n’hésitera pas à tester les limites de sa nature. Elle énonce les questions : ils ne savent toujours pas qui est cette fameuse Hilde, ni pourquoi les pages de leur histoire se trouvaient dans cette cabane, ni qui est leur auteur. Alberto reste prostré dans le fauteuil, accablé par la connaissance de sa nature, par le fait d’être littéralement enfermé dans des cases. Sophie emploie les grands moyens pour le sortir de sa torpeur : elle lui jette un nouvel habit, et elle lui hurle dessus, en très grosses lettres qui forment ainsi le titre du chapitre : 12. DESCARTES. Dans un réflexe pavlovien, Alberto se met debout et commence à présenter ce philosophe : René Descartes est né en 1596 et mort en 1650. Il continue : Il y a une filiation qui part de Socrate et Platon pour arriver à Descartes en passant par Saint Augustin. Ils étaient tous des rationalistes invétérés.
Quelles promesses ! Les auteurs fixent l’horizon d’attente du lecteur à la fois à la présentation des grands courants de pensée philosophique de Descartes à nos jours, et à la fois au devenir de deux personnages ayant conscience d’être dans une bande dessinée, animés par un auteur. Pour autant, il leur fait pleinement confiance pour tenir leurs promesses, car le premier tome est une réussite, ils bénéficient d’une histoire en béton (un bestseller mondial) et ils ont prouvé qu’ils savent en faire une vraie bande dessinée, avec mêmes quelques éléments plus récents. En particulier, le lecteur retrouve la préoccupation très contemporaine de Sophie pour la préservation de la planète Terre, l’étonnement quant à la quasi absence de femmes philosophes, l’utilisation d’un ordinateur, l’impossibilité d’une croissance infinie alors que les ressources naturelles sont finies, le constat sur le fonctionnement de dictatures contemporaines. Il est vrai que de temps à autre le lecteur ressent que les auteurs peinent à trouver des solutions visuelles pour certains systèmes de pensée. Par exemple, le contrat de social de Jean-Jacques Rousseau prend la forme de feuilles lues par Sophie, avec du texte et la tête du philosophe dessinée à côté. De temps à autre, un philosophe expose ses idées dans de copieux phylactères, tout en marchant.
Pour autant, le lecteur se trouve emporté par la narration visuelle. Le dispositif d’avoir une jeune fille faisant la découverte de la philosophie fonctionne à plein : il s’y identifie complétement. Au point que lorsque Sophie fait un effort de concentration, il le fait également, à la fois par mimétisme, à la fois pour l’accompagner dans son effort dans un élan d’empathie spontanée. Elle incarne à la fois la curiosité de l’adolescence, les découvertes pour la première fois, le plaisir de jouer le jeu, de s’interroger sur ce qui est exposé, l’envie d’apprendre et la capacité de réagir pour prendre du recul, penser par elle-même. Quel que soit son âge et son identité, la projection du lecteur se produit spontanément : son entrain, sa volonté d’aller de l’avant, la façon dont elle s’adapte à la découverte de sa véritable nature, etc. Ni le scénariste, ni le dessinateur ne la sexualise dans son comportement ou sa représentation, sans pour autant qu’elle ne devienne un garçon manqué. Au fil de ses tribulations et de ses découvertes, aussi bien intellectuelles que physiques, Sophie marche, se détend près d’un petit cours d’eau, croise les bras avec un petit sourire satisfait, s’étire, rampe, escalade, évite un lion bondissant et rugissant, s’adosse à un pommier, plonge sa main dans le cœur d’Alberto, rajeunit jusqu’à redevenir une jeune enfant, devient une très vieille femme ridée, se fait très mal à la main en tapant de toutes ses forces sur une poutre, tape dans la bordure d’une case, soulève le coin d’une case pour voir ce qu’il y a en-dessous, s’introduit dans un dessin accroché au mur, effectue un voyage sur un navire à voiles, dans un sous-marin, etc. Les interactions avec Alberto Knox fonctionnent sur la dynamique du clown blanc et de l’Auguste, sans verser dans un registre circassien caricatural.
Pour représenter les philosophes, l’artiste s’inspire des images les plus iconiques, tout en recourant parfois à des versions plus jeunes correspondant à l’âge auquel ils ont conçu ou écrit leurs ouvrages les plus significatifs, sans exagération anatomique. Pour autant, ils conservent leur statut d’individus passés à la postérité, d’icônes dispensant leur savoir, exposant leurs théories ou leurs principes. En fonction de sa familiarité avec les uns et les autres, le lecteur les voit comme de doctes enseignants, ou conformes à leur image figée par l’inconscient collectif (pour Karl Marx et Sigmund Freud par exemple). Plus que dans le premier tome, le choix des philosophes donne une idée au lecteur, de l’orientation de l’écrivain qui ne pouvait pas évoquer tout le foisonnement du vingtième siècle. Simone de Beauvoir le dit à Sophie : Il n’est pas évident de lui présenter la philosophie au XXe siècle, ça part beaucoup de directions. Ce à quoi Jean-Paul Sarter ajoute : Et comme ils vont parler de l’Histoire récente, il est plus difficile d’avoir du recul. Il conclut qu’il y a quand même un courant déterminant : l’existentialisme. Dans cette seconde partie, Sophie et son guide Alberto Knox rencontrent successivement René Descartes (1596-1650), Baruch Spinoza (1632-1677, déterminisme), John Locke (1632-1704), David Hume (1711-1776), George Berkeley (1685-1753), Thomas Hobbes (1558-1679), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), une synthèse de Montesquieu (1689-1755), Voltaire (1694-1778) et Rousseau, Olympe de Gouges (1748-1793), Emmanuel Kant (1724-1804), Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854), Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Søren Kierkegaard (1813-1855), Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) et Les souffrances du jeune Werther (1774), Karl Marx (1818-1883), Charles Darwin (1809-1882), Sigmund Freud (1856-1939) et son lien avec les surréalistes (dont André Breton, 1896-1966), Friedrich Nietzsche (1844-1900), Jean-Paul Sartre (1905-1980), Simone de Beauvoir (1908-1986), et pour finir Albert Camus (1913-1960). Comme dans le premier tome, l’accent est mis sur les philosophes européens.
En entamant ce diptyque, le lecteur s’attend à disposer d’un passage en revue des philosophes majeurs dans un ordre chronologique : les auteurs comblent cette attente et vont au-delà en faisant apparaitre les liens logiques qui peuvent exister entre certaines philosophies. Ils parviennent à relever le défi de présenter la pensée de ces philosophes de manière intelligible, pour chacun d’entre eux. Le lecteur sait bien qu’il s’agit d’une démarche de vulgarisation, donc réductrice, et pas d’une synthèse exhaustive. D’ailleurs, pour certains philosophes, ils choisissent un développement au sein de leur œuvre, de préférence à une vision globale. Ils expliquent également les raisons qui les ont poussés à retenir des penseurs pas forcément identifiés comme des philosophes ou moins connus : Goethe pour la mise en avant l’oisiveté comme idéal du génie et la paresse comme vertu du romantisme, Marx pour avoir lié la philosophie à l’Histoire, Darwin pour avoir modifié la place de l’être humain dans la création, Freud pour avoir mis en avant la part d’inconscient chez l’homme. En fonction de ses connaissances, le lecteur découvre plus ou moins ces philosophes, leur pensée, en voyant peut-être certains sous un autre jour. Il ressent à plusieurs reprises la qualité de la vulgarisation lorsque des concepts complexes font sens, par exemple l’Éternel Retour ou la phrase de Camus (Il faut imaginer Sisyphe heureux). Il se trouve capable de situer des idées ou des concepts qu’il a pu déjà croiser et leur réattribuer leur origine, par exemple la subjectivité de chaque être humain conceptualisée par Emmanuel Kant, puis par Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Dans le même temps, il suit l’évolution de Sophie et d’Alberto Knox, ayant conscience d’être des personnages de bande dessinée, s’interrogeant sur l’éventualité d’une forme de liberté pour eux, cherchant comment gagner en autonomie, utilisant ce qu’ils apprennent pour considérer leur propre monde autrement, en acquérir une nouvelle compréhension. Ils sont littéralement une allégorie de la propre démarche du lecteur, acquérant de nouvelles connaissances philosophiques qui lui permettent de comprendre la réalité autrement.
Une attente démesurée et peut-être déraisonnable du lecteur : avoir une idée globale et chronologique du développement de la philosophie à travers siècles. Les auteurs comblent son horizon d’attente avec une narration visuelle vivante et pleine de trouvailles pour mettre en scène cette entreprise ambitieuse de vulgarisation. Ainsi le lecteur peut replacer toutes ces théories de philosophes dans leur contexte (et dans l’ordre), bénéficier d’une introduction intelligible à leur pensée. Cet ouvrage va même beaucoup plus loin encore en montrant comment Sophie Admunsen est transformée par son apprentissage, comment elle acquiert une compréhension nouvelle de sa condition, et comment cela transforme sa manière d’interagir avec le monde, la mise en pratique de ce savoir. Magistral.
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