lundi 7 octobre 2024

Lefranc T25 Cuba libre

Mais c’était très bien payé et Barnes avait une famille à nourrir.


Ce tome fait suite à Lefranc T24 L’enfant Staline (2013) par Thierry Robberecht & Régric. Sa première édition date de 2014. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.


En ce printemps 1958, avril enchante la côte sud de Cuba et pare l’archipel de Laberinto de Las Dolce Leguas de couleurs vives et de lumière enivrante… La Pilar, le yacht de pêche d’Ernest Hemingway, a jeté l’ancre à quelques encablures de l’île de Cayos de Mordazo… Gregorio Fuentes, le capitaine de la Pilar, et le célèbre écrivain scrutent les eaux turquoise de la mer des Caraïbes… Le plongeur, qui s’appelle Victuro Lopez Acosta, est un ami de longue date d’Hemingway. Il remonte de sa plongée et il raconte ce qu’il a vu : elle est bien là ! À une trentaine de mètres sous l’eau. Elle est magnifique. Il a pu la photographier : une pellicule complète. Il a hâte de la développer. L’écrivain s’adresse au capitaine : il ne faut pas perdre de temps, si un patrouilleur de l’armée les trouve dans les parages, il va se faire un plaisir de les rappeler qu’ils sont dans une zone de guerre interdite aux civils. Cinq mois plus tard, Guy Lefranc déjeune avec l’éditeur Marcel Duhamel à la brasserie Lipp. Ce rendez-vous n’a rien d’inhabituel car les deux hommes sont amis depuis longtemps et s’apprécient beaucoup. Cette fois, pourtant… Le journaliste a trouvé son ami bien mystérieux.



Marcel Duhamel indique à son ami Guy que son instinct de journaliste ne l’a pas trompé : le plaisir de sa compagnie n’est pas la seule raison de son invitation. L’éditeur a reçu une lettre la semaine dernière, en provenance de La Havane et elle concerne Guy. Elle est envoyée par Ernest Hemingway. Duhamel avait eu le plaisir de traduire un de ses romans. Bref, il demande à l’éditeur de transmettre une invitation à Lefranc. L’écrivain serait très heureux de l’accueillir à la Vigia, sa maison à La Havane. Hemingway a entendu parler de la Grande Menace et des dangers encourus lors de cette aventure. Lefranc aura ainsi l’occasion d’interviewer un prix Nobel de littérature, mais en plus d’enquêter sur la situation politique à Cuba. Aux dernières nouvelles, Fidel Castro était sur le point de l’emporter sur les troupes du dictateur Batista. Aucune rédaction digne de ce nom ne laisserait échapper une opportunité pareille. Au même moment, à Clinton, dans le Tennessee, un physicien nucléaire du nom de Thomas Barnes rejoint son domicile. Barnes est un ancien responsable du projet Manhattan. Il lui arrive souvent de penser à toutes ces années passées à Los Alamos. Mais treize ans plutôt, son patriotisme n’a pas pesé lourd face aux dizaines de milliers de morts d’Hiroshima et de Nagasaki. Quand Barnes a réalisé ce qu’était réellement l’arme nucléaire, il a failli tout laisser tomber. Et puis, le gouvernement lui a proposé ce poste de chercheur à Oak Ridge. Il a d’abord hésité car c’était toujours dans le nucléaire. Mais c’était très bien payé et Barnes avait une famille à nourrir.


Du Guy Lefranc pur jus : une enquête dans un autre pays, une possible touche d’anticipation, une situation conflictuelle, un contexte historique solide, un personnage principal courageux sans beaucoup de personnalité. Le titre évoque à la fois la révolution cubaine dans ses premiers stades en 1958, et en fonction de l’état d’esprit du lecteur un cocktail mélangeant rhum, citron vert, et cola. La couverture raconte une autre histoire : une plongée sous-marine avec bouteille, des poissons exotiques, des colonnes en ruine d’une mystérieuse civilisation, et en fond de plan l’ombre d’un sous-marin. Ce mystère est évoqué progressivement : d’abord la mention faite par le plongeur Victuro Lopez Acosta, et la mention de photographies, qui ne sont pas montrées car elles ne sont pas encore développées. Il faut attendre la page quatorze pour pouvoir bénéficier d’un bref aperçu de deux d’entre elles, en noir & blanc. Le commentaire de Guy Lefranc permet de comprendre qu’il s’agit d’une cité engloutie, et celui du plongeur du fait qu’elle n’est pas d’origine précolombienne. Le lecteur attend donc avec impatience la plongée sous-marine suivante, lors de laquelle Guy Lefranc pourra se faire une idée par lui-même de ce qu’il en est. Le mythe de l’Atlantide, comme le suggère Hemingway ?



Cette histoire se déroule alors que Fidel Castro (1926-2016) est devenu un chef de guérilla depuis près de deux ans, soutenu par le gouvernement américain qui fournit de l’argent et des armes : il a remporté plusieurs victoires, et il s’est illustré au combat. Toutefois, ce récit ne se focalise pas sur cet aspect de l’histoire de Cuba, et le futur président à vie n’apparaît que brièvement, pour serrer la main du héros et le remercier pour le rôle qu’il a joué. Dans le dernier quart du récit, Lefranc rencontre Ernesto Guevara (1928-1967, Che Guevara) et intervient avec son accord. Le lecteur relève également des références à Raúl Castro (1931-, frère de Fidel), Fulgencio Batista (1901-1973), Faure Chomón Mediavilla (1929-2019), et bien sûr Ernest Hemingway (1899-1961). Ce dernier initie Lefranc à la pêche à l’espadon, un clin d’œil au roman Le vieil homme et la mer (1952). En fonction de ses connaissances, il identifie facilement d’autres personnages comme ayant existé, ou il va s’en assurer par des recherches : Meyer Lansky (1902-1983) et Santo Trafficante Junior (1914-1987), deux individus d’importance dans le crime organisé américain. Le scénariste se focalise sur la manière dont ces individus tentent un coup pour préserver leurs intérêts financiers (en particulier dans les casinos) à Cuba, avec un plan particulièrement destructeur et propre à marquer les esprits. Il pousse un peu la plausibilité dans ses retranchements, sans pour autant exagérer au point de rendre l’intrigue ridicule.


Le scénariste raconte une histoire entre enquête, espionnage et crime organisé pesant sur la politique des nations. D’un côté, il s’agit de faits avérés concernant les intérêts financiers du crime organisé à Cuba ; de l’autre côté, les États-Unis se sont immiscés dans la politique des états d’Amérique Central à un degré d’ingérence encore plus obscène, pour des résultats tout aussi catastrophiques. L’auteur étoffe la reconstitution historique, à la fois en faisant visiter différents quartiers de la capitale aux personnages, et différentes régions de l’île, en évoquant les habitudes de Hemingway (en autres son goût immodéré pour le daïquiri, cocktail à base de rhum blanc, jus de citron vert et sucre, originaire de Cuba), ou par d’autres éléments historiques tels que le M-26-7 (mouvement du 26 juillet, créé en 1955 par Fidel Castro suite à l'attaque de la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba le 26 juillet 1953). La forte densité des dialogues permet d’apporter de nombreux éléments d’information, venant nourrir l’intrigue, aussi bien sur le plan historique, que sur la préparation et le déroulement de l’acte terroriste fomenté par le crime organisé. Une fois qu’il a adapté son mode de lecture à la narration, le lecteur se rend compte qu’il s’investit tout naturellement dans cette histoire dense, croisant l’histoire de Cuba avec une tentative pour arrêter les rebelles, et la présence de personnalités comme Che Guevara et Ernest Hemingway.



Raconter une telle histoire s’avère très exigeant sur le plan visuel. Pour commencer, le travail de recherche de références nécessite un fort investissement. Le dessinateur doit savoir reproduire l’apparence de nombreux endroits connus tels qu’ils existaient en 1958 : la brasserie Lipp à Paris, une belle demeure dans le Tennessee avec l’ameublement d’époque, l’aménagement d’un ferry reliant Key West à La Havane, la villa Vigia (propriété de Hemingway à Cuba), une villa isolée de Matanzas, le ministère de la Marine cubain, plusieurs rues touristiques de La Havane, la représentation américaine à La Havane, le port de Cojimar, la petite ville de Santa Cruz del Sur, le quartier général des rebelles Barbudos, et même la façade du musée du Louvre. En plus des différentes localisations, l’artiste reproduit à l’identique les différentes tenues vestimentaires, de ces différentes parties du monde, France, Cuba, États-Unis. Comme de bien entendu, il représente également différents moyens de transports et de locomotion : les voitures (par exemple une Oldsmobile, mais aussi les voitures garées dans une rue de Paris, celles circulant à La Havane, etc.), un avion (Lockheed L-1649 Starliner), les hélicoptères militaires américains, une vedette militaire, sans oublier le bateau de pêche de Hemingway. Comme il est de rigueur dans cette série, Régric qui a déjà illustré trois albums de la série (T20, T23, T24) réalise des dessins dans le registre de la ligne claire : des représentations réalistes et détaillées, un trait de contour régulier, des aplats de couleurs (parfois rehaussés d’une nuance pour accentuer une ombre, en dérogation à la ligne claire stricte), et il s’autorise parfois un aplat de noir pour une ombre portée de manière exceptionnelle. Ces caractéristiques sont en phase parfaite avec la nature du récit, apportant le réalisme adéquat pour que le cerveau du lecteur puisse prendre la narration visuelle comme argent comptant.


Une belle réussite pour ce récit entre espionnage et politique juste avant la prise de pouvoir de Fidel Castro, alors que les intérêts du crime organisé poussent leurs responsables à intervenir pour essayer d’enrayer ce mouvement de rébellion. Le scénariste maîtrise le contexte historique et le met à profit pour une intrigue ambitieuse et facile à suivre, jouant sur les zones d’ombre et les possibilités liées au contexte de l’époque. La narration visuelle s’avère impeccable pour raconter ce récit avec une clarté parfaite, tout en respectant la ligne claire exigeante définie par Jacques Martin à la création de la série.



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