Il fallait juste trouver un nouvel équilibre.
Ce tome constitue la première moitié d’un diptyque. Sa parution originale date de 2022. Il a été réalisé par Chloé Cruchaudet pour le récit, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste de sources sélectives : les livres de Marcel Proust et sept livres sur l’écrivain (par Thierry Laget, Ernest A. Forssgren, Christian Péchenard, George D. Painter, Céleste Albaret, Lina Lachgar, Philip Kolb), les sources audiovisuelles, et les références des extraits de dialogues ou reproductions de manuscrit, tirés d’À la recherche du temps perdu.
Paris en 1956, rue des Canettes, Odilon et Céleste Albaret sont propriétaires d’un hôtel d’une cinquantaine de chambres. Elle est perdue dans ses pensées, alors qu’il râle contre des Polonais qui n’ont pas payé depuis trois mois. Une employée vient leur annoncer qu’il y a du beau linge en bas. Le mari en déduit que c’est encore pour son épouse. Alors qu’un jeune homme et une jeune femme bien habillés entrent dans le salon, Céleste leur demande s’ils sont des universitaires ? Des journalistes ? Ils répondent que non, et elle s’en félicite car ceux-là c’est une sacrée engeance. Ils sont des antiquaires, spécialisés dans la vente d’objets ayant appartenu à de grands noms. Odilon leur indique qu’il a le pot de chambre de Victor Hugo s’ils veulent. Après quelques phrases, Céleste fait remarquer à son mari que ces messieurs dames sont là pour affaire, pas pour écouter des histoires de linge sale. La demoiselle répond qu’au contraire c’est passionnant, c’est l’histoire liée aux objets qui leur donne de la valeur. Le jeune homme leur demande s’ils aiment les douceurs, en leur tendant un sachet. Odilon espère que ce n’est pas encore des madeleines car ça lui donne des aigreurs. La demoiselle a repéré une armoire qui lui semble prometteuse derrière le lit, mais Céleste tire le rideau parce qu’elle n’a pas eu le temps de le faire et que c’est malséant. Elle leur propose de s’assoir et elle commence à leur raconter son histoire.
Céleste évoque le printemps l’année 1914, alors qu’Odilon Albaret possède un taxi qui est souvent réservé par Marcel Proust. Lors d’une sortie à la campagne, l’écrivain demande au conducteur de lui couper une branche d’aubépine. Lors du retour en voiture, il demande à Odilon de lui parler de sa femme. Ce dernier explique qu’elle ne sait rien faire. Proust explique qu’il aurait besoin de quelqu’un pour porter ses paquets. Odilon promet d’en parler à Céleste. Cette dernière est en train d’écrire une lettre à sa sœur, évoquant la chambre qu’ils ont loué, le dandy qui fait appel à son mari à n’importe quelle heure de la nuit, la saleté de la ville de Levallois, et le plaisir de voir des chevaux en train de tirer des coupés. Son mari rentre de sa course et explique la proposition de l’écrivain. Le lendemain, ils se rendent chez lui, et elle rencontre d’abord Nicolas le majordome. Puis Marcel Proust vient se présenter lui-même de façon extravagante, et il remet quatre paquets à aller porter à l’adresse indiquée. Elle accepte.
Un récit sur la servante dévouée de l’un des plus grands écrivains français : un récit féministe ? Derrière chaque grand homme, il y a une femme ? La révélation des petits secrets honteux ou peu glorieux d’un homme célèbre, façon presse à scandale, pour le salir, le traîner dans le caniveau ? L’autrice entame son récit de manière bien différente : en montrant son personnage principal âgé de soixante-cinq ans, elle donne à voir une personne âgée, ridée, voutée, dans une robe noire qui cache ses formes, avec un mari en surpoids, avachi dans un gros fauteuil confortable, en train de ronchonner. Elle vit avec ses souvenirs qui lui font toujours plaisir, qui lui sont personnels, et qu’elle n’a aucune envie de vendre aux plus offrants, de faire fructifier. En face, les deux jeunes gens sont à l’affut de ce qu’ils vont pouvoir récupérer pour marchandiser la gloire de Marcel Proust, sans aucun rapport avec la qualité littéraire de ses écrits. Avec des images douces baignant dans une ambiance verte, sans bordure, l’artiste montre l’assurance de Céleste, sa liberté : elle s’assoit dans son propre fauteuil qui est à dossier droit, et elle raconte l’histoire à sa manière, avec son point de vue, et les deux jeunes gens n’ont d’autre choix que de se plier à sa volonté. Le lecteur comprend que c’est avant tout son histoire personnelle, sa version de sa relation avec le grand homme, tout en ayant à l’esprit qu’il n’y a pas de héros (ou de grand homme) pour son valet de chambre, selon la maxime attribuée à Charlotte Aïssé (1698-1733), idée déjà présente chez Michel de Montaigne (1533-1592), et reprise par Hegel (1770-1831), et bien d’autres.
Le lecteur abandonne ainsi ses a priori et suit Céleste pour découvrir sa vie. Son mari dresse un portrait d’elle peu flatteur à Proust : Elle a vingt-deux ans mais on dirait encore une enfant, toute perdue, passée du fin fond de la Lozère à Paris, la cuisine n’est pas son fort ni le ménage car sa mère s’occupait de tout. Il conclut : Elle ne sait absolument rien faire. Le lecteur pourrait être tenté d’y voir l’expression d’une misogynie crasse, mais le mari dresse ce portrait de manière calme, sans ressentiment. En page dix, le lecteur fait la connaissance de Céleste jeune pensant encore à la ferme. Il voit une jeune dame bien faite de sa personne, mariée à un homme bedonnant à la calvitie prononcée, même s’il n’a que dix de plus qu’elle : Odilon Albaret (1881-1960). Elle est vêtue d’une simple robe noire, et chaussures avec de petits talons plats, et un chemisier blanc à grand col. Le lecteur peut reconnaître en elle la description qu’en fait Proust : Grande, fine, belle et maigre, tantôt lasse, tantôt allègre. Il la regarde tout au long de ces séquences : ne sachant pas comment se comporter face à une grande bourgeoise, entre timidité et curiosité, en pleine confiance avec son mari qui lui explique comment se comporter, entre curiosité, crainte respectueuse et émerveillement en s’approchant de la chambre de l’écrivain, totalement perplexe alors qu’elle s’entraîne à répondre au téléphone, en train de chercher une contenance alors que son mari essaye de lui faire comprendre que Proust ne risque pas d’attenter à sa vertu, totalement préoccupée par le confort de son protégé, un peu perdue alors que Colette lui montre comment faire une soupe tout en lui expliquant la spécificité du talent littéraire de Proust, gagnant discrètement en assurance alors qu’elle acquiert progressivement de l’expérience. La narration visuelle fait apparaître ces différents états d’esprit, ces différentes contenances, avec les expressions de visage, les postures, les gestes, les activités de Céleste, tout cela apparaissant tout naturellement, avec évidence.
Un premier feuilletage rapide peut donner l’impression de dessins rapides un peu éthérés, habillés par l’aquarelle pour leur donner de la substance. Le lecteur constate rapidement que la narration visuelle présente une grande diversité, aussi bien dans ce qui est représenté, que dans la mise en scène et le découpage. La vie de Céleste Albaret n’a rien d’ennuyeux : elle côtoie le célèbre écrivain, et elle l’accompagne dans ses déplacements. De fait l’artiste donne à voir des choses très diverses : un paysage de campagne, la petite chambre servant d’appartement pour les époux Albaret, l’entrée de l’appartement de Proust et sa cuisine, le grand salon bourgeois de la comtesse Greffulhe avec ses tapis d’une épaisseur inimaginable, la pièce dans laquelle Céleste attend que Marcel Proust la sonne, la chambre et le bureau de l’écrivain, un grand magasin, la plage de Cabourg et le grand hôtel dans lequel ils logent, l’appartement des Albaret âgés en 1956. Le lecteur prend grand plaisir à découvrir les nouveaux personnages, car l’artiste leur confère une forme d’élégance inattendue, parfois teintée d’humour comme pour un amant sautillant de Marcel. Le lecteur se rend rapidement compte que la bédéiste ne se repose pas sur une apparence personnelle de ses dessins, avec des ambiances de couleur spécifique pour chaque scène. Elle fait également un usage de découpages et de mises en scène variés : lors des discussions, les personnages continuent de vaquer à leur occupation, elle réalise une poignée de dessins en pleine page. Elle peut aussi bien aligner ses cases en bande, que réaliser une page avec uniquement des cases de la hauteur de la page (page seize), disposer les cases en S avec le texte servant de guide pour passer d’une case à la suivante, réaliser une unique image composite rassemblant deux ou trois images fondues ensemble, réaliser un plan fixe, réaliser des pages muettes, etc.
L’autrice raconte donc la vie quotidienne de la servante dévouée de Marcel Proust, ses menues tâches, sa déférence pour le grand homme, ses soins attentionnés pour cette personne à la santé fragile. Elle va plus loin en montrant comment Céleste Albaret s’adapte à découvrir des milieux sociaux qui lui sont totalement étrangers, et à les fréquenter parcimonieusement. Elle fait parler Colette (Sidonie-Gabrielle Colette, 1873-1954) qui définit les caractéristiques littéraires de Marcel Proust : Il n’est pas question d’histoires… au sens classique du terme, des histoires avec une narration classique impliquent un mouvement. Colette continue : Là, ce n’est pas le cas, ce serait plutôt une succession d’images figées, sur lesquelles on resterait si longtemps qu’on comprendrait, sentirait, chaque détail. L’autrice aborde par touches légères la question de la nature de la relation entre la servante et l’écrivain. Elle est bien sûr fondée sur un respect mutuel et honnête, une sorte d’admiration maternelle pour elle, une forme d’intérêt d’avoir un spécimen inédit à examiner pour lui avec en plus une personne respectueuse et attentionnée à son service. En page treize, le lecteur découvre une vue de dessus d’une cage d’escalier en spirale dans un immeuble parisien. Il associe cette image à une forme discrète de sous-entendu sexuel. L’autrice y revient à sa manière par la suite : Céleste s’interroge sur la nature de cette relation si particulière, présentant une forme d’intimité qui n’est pas physique. Elle interroge l’écrivain sur l’amour platonique.
Pas facile de se lancer dans cette lecture sans a priori sur le point de vue de l’autrice. Rapidement, le lecteur se rend compte qu’il s’agit bien de raconter la vie de Céleste Albaret par le prisme de sa relation avec Marcel Proust. D’une certaine manière, il est question de consentement et d’amour, voire de servitude. Dans le fond, le récit bénéficie d’une narration visuelle douce et sophistiquée, plongeant le lecteur aux côtés de ces deux individus, lui faisant partager leurs émotions en toute délicatesse, dans leurs nuances, le faisant voyager. Ainsi le lecteur partage le point de vue de Céleste, avec ce qu’il a d’aimant, d’admiratif, de curiosité, et aussi de personnalité. Superbe réussite.
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