mardi 15 octobre 2024

Fournier, ma vie de rêves

… comme l’enfant qu’il était et qu’il est resté par bien des côtés


Ce tome contient dix-huit histoires à caractère autobiographique, ainsi qu’un copieux dossier final de trente-cinq pages, intitulé Crobards, archives et compagnie. Son édition originale date de 2024. Il est l’œuvre de Jean-Claude Fournier pour le scénario, les dessins, les couleurs et les souvenirs. Il s’ouvre avec une préface écrite par Emmanuel Lepage : un texte d’une page intitulé Jean-Claude Fournier est un passeur, agrémenté d’une photographie en pleine page, en vis-à-vis. Il compte une centaine de pages de bande dessinée, auxquelles ils convient d’ajouter des textes intercalaires entre chaque histoire, agrémentés de documents d’archives, et le dossier final qui comprend également des pages de bandes dessinées.


Drôle de tête, une page : Hôpital Tenon à Paris, le 21 mai 1948, à 21 heures, naissance de Jean-Claude Fournier, beau bébé, avec un crâne en pain de sucre. Le médecin accoucheur rassure les parents, : dans quelques jours il n’y paraîtra plus, le crâne va être manipulé, pressé, malaxé, massé, comprimé, il pourra même arriver qu’on lui souffle dedans. Le papa de Jean-Claude était parti à Paris pour échapper au STO. Avant de quitter le garage familial de Saint-Quay-Portrieux, il avait laissé un futur rejeton, en cadeau à sa maman. Comme elle tenait absolument à être près de son mari pour accoucher, elle partit pour la capitale en train, dans des conditions effroyables : c’était la guerre et l’Occupation… Il a donc vécu les trois premiers mois de sa vie à Paris, mais avec une tête redevenue normale en quelques jours, comme l’avait annoncé le médecin. Hélas, ainsi que ce brave homme l’avait redouté, il est diabétique !



Noël en auto, neuf pages ! Noël est encore loin, mais Jean-Claude et ses copains pensent déjà au cadeau qu’ils vont demander. Un appareil photo pour Jacky, une voiture pour Jean-Claude et pour son petit frère. Leur famille habitait un petit appartement en bois à l’intérieur d’un grand garage en tôle. Comme c’était au bord de la mer, le vent provoquait toutes sortes de bruits. Mais, c’est cette nuit-là que tout commença… Michel et Jean-Claude sont réveillés en pleine nuit par un drôle de bruit qu’ils n’arrivent pas à identifier. Le lendemain matin au petit-déjeuner, les parents sont très surpris de ce que racontent leurs deux fils, car ils n’ont rien entendu. – Parking diabolique, deux pages : le soir, le petit Jean-Claude a très peur de la profonde obscurité qui règne dans la maison, il se rend donc aux toilettes à tâtons. En bas de l’escalier, dans l’obscurité, il se fige : il a l’impression que plusieurs dizaines d’yeux l’épient. – Première BD, trois pages : Jean-Claude est très mauvais en sport à l’école, que ce soit le monter de corde, la course à pied, ou pire encore le football. Un jour, il se fait dribbler, et il chute lourdement, avec pour conséquence le bras gauche cassé et un plâtre pour un mois. Quelques jours plus tard, le maître d’école annonce un concours de bande dessinée proposé aux élèves de côte-du-Nord, sur le thème de la prévention routière.


Le texte de quatrième de couverture explicite la nature du contenu : l’auteur retrace les anecdotes qu’il réservait jusque-là à sa famille et ses amis. Le lecteur peut être attiré par cet ouvrage parce qu’il connaît déjà l’œuvre de ce bédéiste et que sa curiosité le porte à en savoir plus, ou parce qu’il est curieux de découvrir lesdites anecdotes qui portent pour partie sur des auteurs qu’il admire, à commencer par André Franquin (1924-1997, créateur du Marsupilami et de Gaston Lagaffe), ainsi que Maurice Tillieux (1921-1978, créateur de Gil Jourdan), Arthur Berckmans (1929-2020, dit Berck, créateur de Sammy), Willy Maltaite (1927-2000, alias Will, un des piliers du journal de Spirou), et même un voyage en avion avec Morris (Maurice de Bevere, 1923-2001, créateur de Lucky Luke). Dans la préface, Emmanuel Lepage loue les qualités de Jean-Claude Fournier : il a toujours su se renouveler et explorer d’autres champs graphiques et narratifs. Il continue : il a su s’affranchir de cette école franco-belge qui a bercé son enfance, éveillé son désir de bande dessinée, tout en y étant profondément ancré, c’est sûrement pour ça qu’il dessine toujours aujourd’hui avec passion, comme l’enfant qu’il était et qu’il est resté par bien des côtés. En effet, la narration est bon enfant : enjouée, sans méchanceté à part pour le récit Le gang des démolisseurs (sept pages) qui évoque son départ de la série Spirou en 1980, avec des dessins dans un registre réaliste simplifié, avec parfois quelques exagérations enfantines.



JC Fournier raconte une petite vingtaine d’anecdotes : la forme de son crâne à la naissance (une page), la préparation d’un cadeau de Noël par ses parents (neuf pages), sa première BD en école primaire (trois pages), sa fascination pour les bateaux-bouteilles (deux pages), un trajet en vélomoteur et en bicyclette de nuit à travers la Bretagne rurale pour aller voir un concert de bagad (dix pages), les premiers voyages à Bruxelles pour séjourner dans l’atelier d’André Franquin qui lui prodigue des conseils pour devenir meilleur professionnel (dix-neuf pages), les blagues entre collègues (deux histoires), la situation conflictuelle qui l’a amené à quitter la série Spirou (sept pages) et ce qu’il a fait après (neuf pages) en particulier sa collaboration avec Zidrou (Benoît Drousie) pour la création des personnages de la série Les Crannibales (huit tomes, de 1998 à 2005).


En fonction de sa familiarité avec l’auteur, le lecteur s’attend peut-être à retrouver une narration visuelle tout public, voire enfantine, à l’identique de ses pages pour Spirou (série dont il a pris la suite d’André Franquin, et dont il a réalisé les albums 20 à 23 et 25 à 29, soit neuf albums), ou celles de sa série Bizu. Ou alors il a plutôt en tête une narration visuelle plus adulte, celle du diptyque Les chevaux du vent (2008 & 2012, scénario de Christian Lax) ou du diptyque Plus près de toi (2017 & 2019, scénario de Kris / Christophe Goret). Pour ses souvenirs et anecdotes, Jean-Claude Fournier réalise des dessins plus proche d’un registre réaliste et descriptif, avec parfois quelques exagérations ou simplifications telles que des gros nez ou de bonnes bouilles bien rondes. Il utilise un trait très fin pour le détourage des individus et des objets, ainsi que pour les décors, un peu tremblé par moment, ce qui génère un effet de dessin empreint de spontanéité, avec une sensation humoristique bon enfant en toute circonstance, même dans les moments difficiles. Le lecteur peut y voir comme une politesse et un symptôme d’humilité : l’artiste ne souhaite pas attribuer plus d’importance que ça à ses petits moments de vie personnelle, finalement pas grand-chose au regard de l’histoire de l’humanité.



Dans le même temps, le lecteur ressent la narration visuelle comme construite et variée, l’expérience professionnelle infusant chaque page. L’artiste maîtrise à merveille le dosage de ses effets comiques, en particulier dans les expressions de visage, les moues et les mimiques. Il sait passer d’un registre mesuré et sérieux (tout est relatif) d’adulte, à des facéties enfantines (en particulier les farces de Maurice Tillieux lors des voyages en train). Il prend soin de dessiner les décors très régulièrement afin que le lecteur garde à l’esprit à chaque instant l’environnement dans lequel se déroule le souvenir : maternité, appartement familial, garage, salle de classe, infirmerie, maison d’un oncle, défilé d’un bagad dans les rues de Saint-Malo, lande bretonne et route de campagne, atelier de Franquin et magasin de fournitures de dessin, trains et compartiments, bureaux des éditions Dupuis, caravane, centrale nucléaire, etc. La mise en couleurs est réalisée à base d’aplats uniformes, avec parfois le recours à l’aquarelle le temps de quelques cases. L’auteur imagine des prises de vue variées, y compris pour les phases de dialogue statiques. Il a recours à un petit personnage à gros nez dans une tenue blanche à gros boutons noirs de Pierrot pour une case explicative, ou une transition entre deux moments. Sans en avoir l’air, la narration visuelle s’avère d’une grande richesse.


Le lecteur apprécie de côtoyer des individus majoritairement sympathiques, quelques-uns facétieux, avec souvent le sourire aux lèvres, à la seule exception de cette terrible réunion de Fournier avec les responsables éditoriaux de Dupuis en 1980, qui a conduit à son abandon de la série. L’amateur de bande dessinée se délecte de ces anecdotes de cet environnement professionnel vu de l’intérieur. La personnalité de Maurice Tillieux. L’amitié développée avec Willy Maltaite (Will). Il se sent privilégié d’assister à la rencontre entre Fournier et Franquin, la manière dont ce dernier le prend sous son aile et l’aide à progresser en critiquant ses planches de manière constructive. La version de Fournier quant à son départ de la série Spirou, avec le contentement de pouvoir découvrir les cinq planches commencées pour le tome La maison dans la mousse, jamais réalisé.



Le lecteur néophyte y trouve également son content. Il découvre un moment clé dans l’histoire de la bande dessinée franco-belge : la reprise de Spirou après Franquin. Il observe le témoignage d’une époque, avec des rapports sociaux plus policés, le port quasi généralisé de la chemise, avec ou sans cravate (et un nœud papillon pour Morris). Quelques modèles de voiture d’époque, dont une deux-chevaux. Une forme de camaraderie entre les différents bédéistes travaillant pour Dupuis. Il est ramené à la dure réalité des propriétés intellectuels quand l’éditeur impose une alternance d’auteurs pour produire plus d’albums, en opposition totale avec le sentiment de responsabilité personnelle de l’auteur vis-à-vis du personnage qu’il a contribué à développer comme si c’était sa propre création. Enfin, la réelle modestie et l’humilité de l’auteur s’avèrent compatibles avec des récits personnels et intimes, au travers desquels le lecteur en apprend plus sur lui. Certaines anecdotes combinent la dimension sociale de l’époque et le chemin de vie, telle celle sur la dédicace dans une centrale nucléaire.


Un recueil de souvenirs d’un auteur de BD… S’il le connaît déjà, le lecteur est enthousiaste à la promesse d’en apprendre plus sur Jean-Claude Fournier, de retrouver sa personnalité assurée et modeste, et de profiter d’un regard dans les coulisses. S’il ne le connaît pas, il peut nourrir quelques doutes quant à l’intérêt que présente un tel ouvrage. Il est vite charmé par la personnalité de l’auteur, et très heureux de pouvoir partager ces moments avec lui. Il ressent que derrière l’apparence peut-être fruste des dessins, se trouve une narration visuelle riche et sophistiquée, le fruit de décennies de pratique.



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