jeudi 8 août 2024

Yves Klein - Immersion

L’événement deviendra célèbre en tant qu’exposition du vide.


Ce tome contient une biographie d’Yves Klein (1928-1962), artiste plasticien, qui ne nécessite pas de connaissance préalable de son œuvre. L’édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Julian Voloj pour le scénario, par Wagner Willian pour les dessins et les couleurs, la traduction étant de Laure Picard-Philippon. Il comprend cent-vingt-cinq pages de bande dessinées, en noir & blanc, avec des touches de couleur, essentiellement de bleu. Il se termine par un dossier de dix pages, une chronologie consacrée à l’artiste.


Un homme en costume noir marche résolument à travers la double page blanche. Il traverse la page de gauche, puis celle de droite. Arrivé au bord extrême droit, il le saisit à deux mains et déchire la feuille. Derrière apparaît du bleu. Il continue de déchirer la page en s’y prenant à deux mains. Il déchire entièrement la page et se tient devant ainsi devant le bleu mis à nu en s’exclamant qu’il doit libérer la prison de la ligne. Nice, France. Yves Klein naît le 28 avril 1928. Ses parents, Fred et Marie, sont tous deux peintres. Sa mère, Marie Raymond, est une figure de proue du mouvement de l’Art Informel. Elle crée des œuvres abstraites et est célèbre pour sa méthode d’improvisation et sa technique hautement gestuelle. Son père, Fred Klein, peint des personnages et des paysages caractéristiques du postimpressionnisme. Bien qu’Yves grandisse au sein d’une famille très créative, il ne reçoit pas vraiment d’enseignement artistique. Le petit Yves plonge les mains dans la peinture et barbouille le mur, sous le regard amusé de ses parents. Ils déménagent à Paris alors qu’Yves est encore très jeune. Ils y vivent une vie de bohème, en esprits libres. La famille passe les mois d’été avec des amis artistes à Cagnes-sur-Mer, où Yves est laissé à la garde de sa tante Rose, la sœur de Marie. Tante Rose, divorcée et sans enfant, est une fervente catholique. Elle l’inscrit dans une école privée pour essayer de lui apporter un cadre.


Paradoxalement, la seconde guerre mondiale apporte un semblant d’équilibre dans l’existence d’Yves. Ses parents s’installent dans le sud de la France, où ils vivent une vraie vie de famille pendant la plus grande partie de la guerre. Ils jouent aux pirates avec ses copains. À l’adolescence, Yves se découvre une passion pour le Judo. Au club de judo, il rencontre Claude Pascal, un poète, et Armand Fernandez, qui deviendra plus tard le célèbre peintre Arman. Après une séance d’entraînement, les trois jeunes hommes discutent entre eux : ils décident d’aller à la plage. Assis sur le sable, regardant la mer, ils décident de se partager le monde : l’un prend l’air qu’on respire, l’autre régnera sur la Terre et ses richesses. Yves décide que le ciel et son infini lui reviennent. Ils s’allongent sur le sable : Yves contemple le ciel et il s’imagine écrire son prénom sur le bleu du ciel, avec le blanc des nuages. Mais voilà qu’un vol de mouettes vient tout déchirer et mélanger. Yves se lamente à haute voix que les oiseaux détruisent son chef d’œuvre, et il agite les bras pour les faire fuir, sous les rires de ses deux amis.


Le lecteur apprécie de suite le mode narratif choisi par les auteurs : des dessins avec un degré de simplification qui les rend immédiatement lisibles pour l’œil. Des formes discrètement arrondies, une densité d’informations visuelles très mesurée par case, régulièrement des pages avec deux ou trois cases, des dessins en pleine page ou en double page, beaucoup place laissée au blanc de la feuille : une lecture aérée et aisée, jolie et agréable. Le narrateur omniscient égraine un à un les faits marquants de la vie de l’artiste, en toute simplicité et avec toute l’évidence de l’effet rétroactif généré par la connaissance de ce qu’il est advenu de Klein, jusqu’à sa mort. Les auteurs conservent une forme de distance par rapport à leur sujet : peu de moments d’intimité, peu de dialogues, pas de monologue explicatif, pas de flux de pensées. Les dessins respectent également cette forme de distance : une belle silhouette sans forme de romantisme, une expressivité de type naturaliste avec une petite poignée d’exagération pour un effet discrètement comique. Entre les nuances de gris, il y a l’usage ponctuel de la couleur. Le lecteur se focalise sur les nuances de bleu, leur apparition, leur fonction dans la narration, figurative pour la mer ou le ciel ou conceptuelle pour une œuvre d’art. L’effet de surprise est ainsi maximalisé quand une autre couleur surgit au détour d’une page tournée, soit pour une autre expérience de l’artiste, soit pour un effet comme celui d’un baiser entre Yves et son épouse Rotraut Uecker.



Une entrée en la matière qui brise le quatrième mur et une convention majeure de la bande dessinée : Yves Klein se retourne vers le lecteur pour expliciter son intention (Libérer la couleur de la ligne) et le personnage déchire la page pour montrer ce qu’il y a derrière. Puis tout rentre en ordre : des cases rectangulaires alignées, un commentaire explicatif, des phylactères, des personnages, la représentation des lieux. Dès la page suivante, la notion de case a disparu au profit de deux dessins juxtaposés en décalage, chacun agrémenté d’une reproduction de l’artiste correspondant, la mère, puis le père. Le lecteur se retrouve en alerte, enclin à relever l’usage de dispositifs bédéiques qui sortent d’une mise en forme académique. En effet, page vingt-huit, la tête d’Yves dépasse de la case pour déborder sur celle du dessus, et il en va de même pour son corps en pleine prise de judo qui déborde sur la rangée supérieure. La mise en page est pensée sur les planches en vis-à-vis, trente-quatre & trente-cinq, avec deux cases de la hauteur de la page, et le doigt d’Yves qui dessine directement avec le blanc des nuages sur le bleu du ciel. Page trente-huit et trente-neuf, c’est une portée qui se déploie en arabesque d’une page à l’autre en vis-à-vis, et Yves qui intervient directement pour en resserrer les lignes en un endroit, y écrire une note (mais en lettres) à un autre. D’ailleurs en page quarante, il tient à bout de bras les mots Ré majeur, entre ses mains. Page quarante-trois, il applique des taches de peinture, et c’est la planche elle-même qui est tachée, par-dessus les dessins dans les cases. Page quarante-sept, des lettres flottent entre les invités d’un vernissage, formant l’expression : Le fils de Marie, comme une rumeur circulant d’un invité à l’autre. Page quatre-vingt-cinq, une petite silhouette d’Yves marche à la surface d’une mappemonde, bleue forcément. Le dessinateur joue également avec la couleur bleue qui s’invite dans des formes significatives ou révélatrices, qui remplit progressivement une silhouette au fil des cases, etc.


Les auteurs savent donc utiliser les possibilités graphiques de la bande dessinée pour montrer des concepts ou des émotions, plutôt que de les expliciter par les mots en commentaire ou dans des dialogues. En cela, ils adoptent une démarche similaire à celle de l’artiste : conceptuelle. Pour autant, ils exposent bien les principaux événements de sa vie, en respectant scrupuleusement un ordre chronologique. 1928 : naissance d’Yves Klein, puis son enfance avec ses parents, et les séjours au bord de la mer chez sa tante Rose. Jeux sur la plage avec ses amis. Apprentissage du judo. 1948 : création de sa symphonie monotone silence. Apprentissage du métier chez l’encadreur Robert Savage. 22 août 1952 : départ pour la Japon. Retour en France, et choix d’un métier. Invention du bleu plus bleu avec l’aide des laboratoires Rhône-Poulenc, et dépôt de sa marque IKB. Avril 1958 : exposition à la galerie Iris Clert, et inauguration avec l’illumination en bleu de l’obélisque de la place de la Concorde, surnommée l’Exposition du vide. Rencontre avec Rotraut Uecker. Etc. La forme de l’autobiographie est respectée à la lettre.



Quant à l’esprit, il appartient aux auteurs de choisir un point de vue : il peut être factuel avec un degré de précision plus ou moins maniaque en fonction du niveau de détail et de la pagination, ou il peut être orienté, c’est-à-dire à partir d’un point de vue politique, social ou artistique. Les auteurs adoptent une narration très C’est comme ça : Yves Klein suit sa trajectoire de vie, implacable, sans surprise, sans écart, sans doute. Il ne s’agit pas tant d’une destinée à accomplir ou prophétisée, que plutôt d’une vie toute tracée. Le lecteur remarque que l’artiste bénéficie d’une aisance matérielle tout du long de sa vie, grâce à ses parents, puis par l’argent de sa tante, puis par les revenus générés par ses productions artistiques. Ce qui intéresse les auteurs et ce qu’ils mettent en scène s’apparentent à une recherche et une explication de la démarche d’artiste d’Yves Klein et de ce qui l’a nourrie. En fonction du doigté des auteurs, cela peut apparaître très mécanique, faisant fi des complexités de l’être humain, et de l’intrication de la ramure de l’arbre des causes, ou plus élégant avec uniquement des pistes plutôt que des certitudes. La démarche de Voloj & Willian correspond à la deuxième manière de faire. Ils rapprochent des similitudes, laissant le lecteur se faire sa propre opinion quant au degré de force dans la relation de cause à effet. Par exemple, ils évoquent le fait que Klein est un judoka ceinture noire 2e dan. L’atteinte de ce niveau induit une pratique régulière et rigoureuse des katas, un mouvement chorégraphié qui doit être mémorisé et parfaitement réalisé par le judoka. Cette pratique fait partie de la vie d’Yves Klein : elle a donc eu une incidence sur sa façon de penser, sur ses habitudes physiques et intellectuelles. Le lecteur reste libre de choisir ce qu’il estime être raisonnable comme conséquence sur la conception et la pratique de l’art développée par Yves Klein.


Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’IKB ? les auteurs réalisent une bande dessinée très accessible, à la lecture facile et simple. L’artiste combine une lecture évidente avec des effets de bande dessinée travaillés, lui offrant toute la liberté nécessaire à mettre en scène la démarche artistique conceptuelle d’Yves Klein. Le scénariste déroule linéairement la vie de l’artiste, notant en passant des influences culturelles propices à sa démarche. Une fois la dernière page tournée, le lecteur en ressort avec une idée claire des œuvres de l’artiste et de leur caractère innovant, ainsi qu’avec des pistes de réflexion sur ce qui a nourri sa démarche si singulière. Mission accomplie.



4 commentaires:

  1. Yves Klein (1928-1962) - Encore un génie dont la vie aura été bien trop courte.

    Julian Voloj - J'ai lu son "Basquiat" et je dois lire ses "Bill Finger" et "Joe Shuster". Il semble assez spécialisé, comme auteur.

    Le lecteur apprécie de suite le mode narratif choisi par les auteurs - Des planches que je vois ici, je confirme ton affirmation.

    Des formes discrètement arrondies, [...] une lecture aérée et aisée, jolie et agréable - C'est exactement ça.

    Invention du bleu plus bleu avec l’aide des laboratoires Rhône-Poulenc, et dépôt de sa marque IKB - Je trouve ça génial.

    Comme tu l'énumères plus haut, il y a une vraie réflexion derrière la partie graphique, en tout cas j'y vois des trouvailles vraiment intéressantes qui sortent peut-être l'ouvrage d'une bio un peu plan-plan.

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    1. Je n'avais pas eu la curiosité d'aller consulter la biographie de Julian Voloj : il s'y trouve d'autres biographies (le footballeur Oskar Rohr, Bobby Fischer, Gino Bartali, et même Frans Masereel auteur bien représenté sur le présent site), mais aussi des fictions (L'extraordinaire traversée de Julius Crèvecoeur) et des récits historiques (le projet de la statue de la Liberté, dans Liberty).

      Le fond et la forme : commençant à avoir lu quelques biographies, ça m'a sauté aux yeux que les auteurs ont fait un travail sur la forme pour être en phase avec l'artiste.

      IKB : une démarche conceptuelle qui ne me parle pas complètement.

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  2. Le choix du bleu IKB : C'est à la fois raccord avec la volonté de Klein d'être un "peintre de l'air" (le ciel est bleu), et de trouver une identité forte avec une couleur qui agisse à la fois comme une signature, immédiatement reconnaissable comme étant celle d'un seul artiste et d'aucun autre, à la fois comme un visuel fort, qui puisse magnifier n'importe quel sujet. Il l'emploie ainsi sur des toiles, des sculptures, des ready-made. Le résultat en fait d'emblée des pièces uniques et mystérieuses, envoûtantes et fascinantes. On verra plus tard qu'un précédent, Jacques Majorelle (qui donnera son nom au fameux jardin de Marrakech), avait créé un bleu similaire, à quelques nuances près.
    Les auteurs de cette bd n'ont en tout cas pas du tout cherché à reproduire le "vrai" bleu Klein, particulièrement intense et profond malgré son caractère foncé. Je me souviens avoir été électrisé en m'approchant de près d'une de ses toiles monochromes au MOMA de Nice où se trouvent ses oeuvres majeures. Ça faisait "mal aux yeux" !
    Alors, soit les auteurs n'ont pas du tout cherché à reproduire la couleur (protégée par un copyright très strict), soit le procédé d'impression ne le permettait pas.

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    1. Bonjour Tornado,

      Merci beaucoup pour ces apports supplémentaires qui enrichissent ma lecture.

      Le vrai bleu Klein : comme toi j'avais le souvenir d'une question de propriété intellectuelle. L'article wikipedia indique que le procédé a été déposé à l'INPI (j'ai recopié le § correspondant ci-dessous), ce qui limite son emploi.

      J'ai vu par hasard une des toiles d'Yves Klein en allant visiter l'exposition sur la bande dessinée à Beaubourg, en en profitant pour faire le tour des autres étages.

      Il se trouve que j'ai pensé à toi en écrivant cet article : à mes yeux, les auteurs ont pensé certaines mises en page en fonction de leur sujet et de la démarche artistique d'Yves Klein.

      Wikipedia - L'International Klein Blue (IKB), parfois appelé bleu Klein, est un procédé déposé le 19 mai 1960 à l'Institut national de la propriété industrielle (INPI), sous l'enveloppe Soleau no 63471 par l'artiste plasticien Yves Klein. Il associe le bleu outremer synthétique à un liant choisi avec l'aide du marchand de couleurs Édouard Adam. Selon la loi, personne ne peut s'approprier une teinte. « Blue » dans le nom de l'IKB ne saurait désigner une nuance de bleu, mais uniquement un produit bleu. C'est l'association du liant et du pigment qui fait l'originalité du produit et qui a justifié pour Yves Klein le dépôt de l'enveloppe Soleau. Cette démarche est souvent considérée comme un acte artistique au sens de l'art conceptuel.

      https://fr.wikipedia.org/wiki/International_Klein_Blue

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