lundi 12 août 2024

Affaires d'Etat - Extrême Droite - T01 Un homme encombrant

Il ne sera jamais jugé pour ses crimes…


Ce tome est le premier d’une tétralogie qui fait partie d’un groupe de trois séries, les deux autres étant Guerre froide qui se déroule dans les années 1960, et Jihad qui se déroule dans les années 1980. La première édition date de 2021. Il a été réalisé par Philippe Richelle pour le scénario, par Pierre Wachs pour les dessins et par Claudia Boccato pour la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Paris, mai 1943, sept heures du matin : trois hommes de la Gestapo française viennent arrêter David Rajsfus à son domicile. Ils se montrent sans pitié, et le meneur reste dans l’appartement pour s’approprier ce que content le coffre-fort. Madrid en décembre 1973, la voiture officielle de Carrero Blanco explose sous la détonation d’une charge de soixante-quinze kilogrammes de dynamite. Un tunnel avait été creusé sous la rue, devant la cathédrale, la charge y avait été déposée, l’amiral n’avait aucune chance. L’ETA fait parvenir un communiqué dans lequel ils revendiquent l’attentat du matin à Madrid. L’amiral Carrero Blanco avait été choisi pour cible parce qu’il constituait un élément essentiel à l’équilibre du franquisme. Sa mort constitue une grande victoire contre le régime fasciste qui dirige l’Espagne depuis trop longtemps. Le responsable du gouvernement se rend ensuite au chevet du président Franco pour l’en informer. Ce dernier indique que la mort de Blanco l’affecte profondément, et qu’il faut venger dans le sang ce crime abject. Il continue : cela passe en premier lieu par l’élimination physique des commanditaires, il faut coordonner tous les efforts de l’état pour éradiquer une fois pour toutes l’ETA. En France, dans la région parisienne en 1978, Nico Weber s’entraîne au tir de précision sur une cible, avec une carabine, sous le regard admiratif de son ami Henri Gauthier, dit Riton.



À Santiago du Chili, dans un bureau du ministère des affaires étrangères en 1978, Francis Dupré évoque avec un haut responsable, son admiration pour ce qu’ils ont fait ici, et le fait que le parti national rêve de faire la même chose en France. Le haut dignitaire remet des laisses de billets à Dupré, qui en remplit sa mallette. Il prend l’avion pour retourner à Paris. Une fois à Genève, il va déposer l’agent sur un compte, dans une banque. Puis il prend le train pour la gare de Lyon à Paris, où son épouse Claire l’attend en voiture, pour rentrer chez eux. Dans les bureaux de la police judiciaire de Rouen, dans le service du commissaire Pommard, Bernès est en train de secouer un individu qui a tué une vielle dame de quatre-vingt-deux ans. Le commissaire demande au coupable d’avouer ce qu’il a fait à la veuve Auclair, soixante-seize ans, tuée à Montfort-L’Amaury en mai dernier. Le suspect assure qu’il n'y est pour rien. Pommard demande à son adjoint Bernès de s’en occuper sans lui, en lui recommandant d’user de délicatesse. Une demi-heure plus tard, Bernès entre dans le bureau du commissaire en lui indiquant que le suspect a avoué le meurtre de la veuve Auclair. En fin de journée, Pommard rentre chez lui, retrouver sa fille Alice, une grande adolescente en surpoids.


Trois séries simultanées de quatre tomes pour évoquer des affaires d’État : le scénariste n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a déjà réalisé les séries Les coulisses du pouvoir (8 tomes + 1 hors-série, 1999-2008) avec Jean-Yves Delitte, Secrets bancaires (8 tomes, 2006-2013) avec Pierre Wachs et Dominique Hé, Les mystères de la République (15 tomes, 2013-2017) avec Pierre Wachs, François Ravard et Alfo Buscaglia, entre autres. Le lecteur est pris au dépourvu par les trois premières introductions : à Paris en 1943, puis celle à Madrid en 1973, et enfin celle à Paris en 1978. Ils présument qu’elles prendront leur sens plus tard au cours du récit. Il découvre une narration visuelle très classique pour ce genre de récit : descriptive et réaliste, des cases rectangulaires avec bordure, sagement alignées en bande, des décors soignés pour une reconstitution historique solide et fiable, des visages plausibles, avec des expressions mesurées, des individus qui se comportent en adulte. La mise en couleurs s’inscrit elle aussi dans un registre naturaliste. La coloriste sait aussi bien rendre compte du vert d’une prairie, du vert un peu plus foncé du feuillage des arbres, des différences de teintes entre le bois des piquets de clôture et du bois des troncs d’arbre, des variations de relief du chemin en terre, que de mettre à profit les nuances de gris pour habiller les murs extérieurs et intérieurs d’une église.



Dans un premier temps, le lecteur se dit qu’il trouve exactement ce qu’il est venu chercher : une narration visuelle formatée, presque passe-partout. Très vite, il se rend compte que l’artiste fait beaucoup plus que le minimum syndical. Cela commence avec les toits de Paris et la tour Eiffel en fond de case. Par la suite, il se rend compte qu’il ralentit sa lecture pour une case ou un autre pour admirer une représentation : l’ameublement du salon de M. Rajsfus, le modèle de locomotive du train à bord duquel voyage Dupré, les différents modèles de voiture dans les rues, les modèles de volets aux fenêtres (différents en ville à Rouen, de ceux en banlieue), les modèles de téléphone en bakélite à cadran (garanti d’époque), les papiers peints à motif, l’enregistreur à bande magnétique, etc. S’il a connu cette époque, le lecteur relève les détails d’époque : la cigarette présente dans tous les lieux, l’importance d’une collection de disques vinyle, la séance de projection de diapositives dans une pièce assombrie.


Le lecteur s’immerge donc dans le récit, plongeant dans une autre époque reconstituée avec soin. Il apprécie le côté vivant des scènes où l’action prime : arrestation, attentat, intimidation d’un adolescent par la police, séquence d’assassinat par un tireur d’élite, perquisition, parcours de golf. Chaque plan de prise de vue présente la situation avec clarté, décrit les mouvements, les déplacements, avec logique. Il se rend compte que les discussions et les dialogues s’avèrent tout aussi intéressant sur le plan visuel. L’artiste construit des pages parfaitement dosées : alternance des individus en train de s’exprimer, également diversité des cadrages qui permettent de voir l’environnement dans lequel se déroule la conversation, les mouvements des uns et des autres, les petits gestes, et les expressions de visage. Cela semble une évidence assez facile quand Bernès impressionne le suspect au commissariat, le menace, lève la main, pendant que le commissaire Pommard joue le rôle du gentil policier. Mettre en scène un échange de questions et réponses avec un témoin devient moins facile, du fait du caractère statique de la scène : pour autant, ces séquences s’avèrent tout aussi intéressantes visuellement, même quand le témoin reste assis derrière son bureau, et que le policier reste tranquillement assis sur chaise, grâce aux changements d’angle de vue, aux détails du langage corporel, à l’un ou à l’autre introduisant sciemment une part de comédie.



Grâce à cette narration rigoureuse et parlante, l’intrigue apparaît clairement : l’assassinat d’un membre gênant d’un parti d’extrême droite à la fin des années 1970. La police enquête. En quelques répliques, quelques cases, chaque personnage acquiert de l’épaisseur, bien au-delà d’un simple dispositif narratif fonctionnel. Le lecteur comprend que le commissaire tolère quelques comportements qu’il n’approuve pas complètement, et qu’il n’hésite pas lui-même à y avoir recours quand sa fille est concernée. Le manque d’empathie de Bernès, le policier qui n’hésite pas à employer la manière forte, est intimement lié à sa vie personnelle, et ses déceptions. Lors d’un moment avec sa fiancée Bénédicte, le lecteur peut prendre la mesure du caractère de Jacquet, l’autre inspecteur de l’équipe du commissaire. Les auteurs prennent le même soin à étoffer la personnalité de Nico Weber le tueur à gages, et du chauffeur Riton, dit Henri Gauthier. Au premier degré, le tout se lit comme un vrai polar agissant comme un révélateur d’un milieu et d’une époque, habité par de vrais êtres humains, et pas de simples artifices servant de support à une reconstitution.


Bien sûr, l’extrême droite en France dans les années 1980 aiguille tout de suite le lecteur vers un parti réel bien connu : le Front National. Pour autant il n’a pas moyen de savoir a priori ce qui relève de la réalité, et ce qui relève de la fiction. D’un autre côté, certains éléments dénotent l’intention des auteurs. L’individu qui incarne ce parti fictif, le Parti National, est un ex-parachutiste appelé Jean-Maurice Le Guen, ce qui évoque immédiatement Jean-Marie Le Pen (1928-). Il reçoit une fortune en héritage, comme son pendant dans la réalité, d’un dénommé Jacques Lambin mourant, ce qui fait penser à Hubert Lambert (1934-1976). En outre, Luis Carrero Blanco (1903-1973) a bien été assassiné le 20 décembre 1973 à Madrid, et il fut un homme d'État espagnol. Le lecteur est alors tenté de prendre les paroles de Francis Dupré au pied de la lettre quand il déclare que sans lui, le PN ne serait qu’un conglomérat d’individus douteux, nostalgiques de la croix gammées adeptes de la gégène, jeunes au crâne rasé et au cerveau lobotomisé, etc. En fonction de sa familiarité avec l’histoire du Front National, le lecteur peut aisément distinguer la réalité de la fiction, ou il peut alors aller se renseigner plus avant sur les affaires et autres magouilles ayant émaillé son histoire. Il découvre alors le rôle de François Duprat (1940-1978), son assassinat, les rumeurs sur son implication avec la Direction de la Surveillance du territoire (DST), le sort de son épouse Jeannine, les soupçons pesant sur le rôle du Parti des forces nouvelles (PFN), son projet de livre sur le financement des partis politiques de droite et d'extrême droite.


Une bande dessinée de plus sur les magouilles politiques ? Peut-être, mais alors elle se place dans le haut du panier du genre. La narration visuelle se révèle aussi discrète que rigoureuse, fournie et d’une clarté irréprochable. L’intrigue s’inspire librement des faits, en en respectant l’esprit, si ce n’est la lettre. Édifiant.



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