jeudi 29 août 2024

La Callas et Pasolini, un amour impossible

Il y a un football de prose et un football de poésie.


Ce tome contient une histoire complète qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur La Callas (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’une des plus célèbres cantatrices d’opéra) ou sur Pasolini (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’un réalisateur de film à la réputation sulfureuse). Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Sara Briotti pour les dessins et la couleur. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il débute avec une préface d’Emmanuelle Trevi qui évoque les affinités entre les deux artistes, ainsi que les circonstances de la réalisation du film Médée. Il se termine par un article de cinq pages illustrées de croquis de la dessinatrice, rédigé par Alain Duault et intitulé : Les hommes de Callas. Viennent enfin les remerciements des deux auteurs.


En ce mois de septembre 1969, la saison est douce encore, à Rome. Une réception que donne Maggie van Zuylen, une amie proche d’Aristote Onassis, ouvre l’éventail qui va du raffinement à l’ostentation, avec des invités riches et en habit de soirée. À l’étage, en dessous, dans une magnifique robe de soirée, Anna Cecilia Sophia Maria Kalogeropoulos, regarde un film qui passe à la télévision, une flute de champagne à la main. Elle est plus connue sous le nom de Maria Callas qui lui sera donné par son père à ses 22 ans. Sur l’écran, passe le beau visage d’Ingrid Bergman, filmé par Roberto Rossellini. Ce visage, Maria le scrute avec intensité. Elle croit comprendre ce qu’il se passe, ce que vit Bergman, dans ce film pauvre et juste, mélancolique et généreux. Et qui parle de deux solitudes, deux incompréhensions qui, lentement, lentement, se rapprochent. Elle est interrompue par une voix qui lui annonce qu’ils sont arrivés. Eux… Burton et Taylor, couple mythique, superbe mais rongé par les tabloïds et l’alcool. Elle, elle tourne The only game in town, à Paris sous la direction de George Stevens. Elle a pris du poids, elle tente de se reprendre. Une fois encore… Lui, boit. Son talent est intact. Sa voix prodigieuse mais il a du mal à récupérer son image… Quelque chose de son existence semble s’éloigner, se perdre. Il sourit beaucoup. Un sourire des dents et des lèvres. Un sourire sincère quand arrive Maria.



Richard Taylor se lève et va saluer Maria, lui demandant où elle était passée. Elle lui répond qu’elle regardait un film, et lui fait observer que pour ce même génie latin, il lui a piqué Franco Zeffirelli pour La mégère apprivoisée. Il lui rétorque qu’elle va se rattraper avec Médée, et s’étonne que le réalisateur ne l’accompagne pas. Elle aussi s’inquiète que Pier Paolo Pasolini ne soit pas encore arrivé. Cet homme est tout à la fois, un écrivain, un poète, le cinéaste de L’évangile selon Saint Matthieu et de Théorème. Il se trouve non loin de là attablé dans un café : il tente de raisonner son amant, le grand amour de sa vie, Ninetto Davoli qu’il a rencontré lors du tournage de La Ricotta. Le réalisateur dit à son amant qu’il ne peut pas aimer cette femme, que ça lui passera. Le jeune homme reconnaît tout ce qu’il doit à Pasoli, tout en indiquant que Patrizia lui apporte une stabilité, une certaine sécurité aussi. Dehors une bagarre de rue a éclaté.


Un récit retraçant les relations entre Maria Callas (1923-1977, Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulos) et Pier Paolo Pasolini (1922-1975) : pourquoi pas ? Le lecteur peut être attiré par sa connaissance et son appréciation de la bibliographie du scénariste, par les planches d’une finesse remarquable, ou encore parce qu’il apprécie la cantatrice ou le réalisateur. Toutefois un incipit l’avertit que ce récit est fictionnel. S’il est respectueux de la chronologie de la vie des protagonistes, il n’a pas vocation à en offrir une lecture biographique. En page trente-cinq, un journaliste âgé interroge la diva et explique son objectif : fixer juste des moments, des moments plutôt heureux et tenter de leur rendre leur durée, leur étirement, comme une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, des rencontres qui embellissent, des rencontres qui abîment… Un amour impossible sur le temps qui se délite. Le lecteur peut reconnaître là l’approche souvent utilisée par le scénariste dans d’autres de ses séries, un savant dosage entre la réalité historique et l’intuition ou la projection. D’ailleurs personne ne peut prétendre savoir ce qu’il se passait réellement dans la tête de cette femme ou de cet homme pendant ces moments. Pour autant, tout du long du récit, le lecteur peut relever moult détails attestant de l’investissement des auteurs dans une reconstitution la plus minutieuse et rigoureuse qui soit.



Dès la première case, le lecteur est saisi par la densité d’informations visuelles et la minutie : une vue en plongée inclinée de la terrasse avec vue sur le parc, où se déroule la fête. Il dénombre une quarantaine de personnages, dont les six membres de l’orchestre, les deux serveurs au buffet, un autre en train de passer avec plateau sur lequel reposent des flutes de champagne, des invités tous distincts. Il peut prendre le temps d’admirer chaque robe de soirée, chaque coiffure, et il constate que même les tenues de soirée des hommes présentent des différences. Il prend un peu de recul et il constate qu’il est possible d’apercevoir le dôme du Saint-Siège en arrière-plan. Il ramène son regard sur l’environnement immédiat et il voit les fenêtres, les persiennes, les statues, les guirlandes, et même quelques petits bouts de papier colorés voleter au vent pour un air de fête. Il passe à la deuxième case et le même ravissement se produit : la robe de Maria Callas, la décoration très ouvragée des murs et plafond, le lustre, le modèle de canapé, les plantes en pot. Dans la troisième case, il peut détailler les bijoux de la cantatrice, ainsi que le seau à champagne, les motifs du papier peint, la forme des boiseries de la fenêtre. Dans la dernière case de la page, il peut lire la marque du téléviseur, cohérente avec l’année et le pays. Il prend conscience qu’il a adapté son rythme de lecture à la densité d’information, que chaque case se lit facilement et avec plaisir, sans impression d’indigestion. Il voit que la mise en couleurs s’inscrit dans un registre naturaliste et qu’elle participe à la clarté de chaque détail. Une reconstitution et une description d’une richesse incroyable et roborative, sans rien perdre en délicatesse.


Pour la deuxième séquence, celle qui se déroule dans un café entre Pasolini et son amant, la narration visuelle conserve les mêmes caractéristiques, en particulier la densité d’informations dans chaque case. Le lecteur peut détailler l’aménagement et le mobilier du café, la façade de l’immeuble qui l’abrite, les marques d’alcool, les tatouages du barman, ainsi que la bagarre dans la rue, et son incidence sur la conversation une fois finie. Alors que le réalisateur repart dans sa belle voiture, le Colisée est présent en fond de case. L’investissement de la dessinatrice ne faiblit à aucun moment, alors même que le scénario suit le couple dans des endroits très différents, une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, ainsi que le tournage de Médée en extérieur dans un désert en Turquie, le quartier de Brooklyn où elle a grandi, son appartement à Paris avenue Georges Mendel, une manifestation d’étudiants à Rome. Le scénariste s’en tient au déroulement factuel, et l’artiste consacre le temps nécessaire à chaque plan, scène intimiste ou scène de foule, quelle qu’en soit la localisation. Elle restitue la configuration des lieux, en respectant les caractéristiques de l’époque, qu’il s’agisse de la Viale Policlinico devant le mur d’Aurélien recouvert d’ex-voto, de l’intérieur de la basilique Saint-Pierre dans un dessin en pleine page d’une munificence éclatante, ou des différents quartiers d’une favela.



Ainsi, le scénariste consacre un deuxième album à ce réalisateur, après Pasolini. Pig ! Pig ! Pig ! (1993) avec Massimo Retundo dans la série Grands écrivains. Il choisit un angle différent : la relation improbable entre la diva Maria Callas, adulée par tous de son vivant, et le poète militant et homosexuel. Un amour impossible, et en même temps la rencontre de deux individus qui va au-delà de l’amitié. Régulièrement, le lecteur constate que le scénariste intègre des éléments passés à la postérité, une déclaration, un extrait d’interview ou de biographie officielle. Dans le même temps, il a pris soin de préciser qu’il interprète la dynamique et le cœur de cette relation à sa convenance. Il donne à voir cette relation de différentes manières. Au premier degré, il met en scène leurs rencontres, à une soirée mondaine, pour le tournage de Médée, lors de ce séjour déconcertant dans une favela. Dès la première séquence, il établit une comparaison : les caractéristiques de la relation entre Elizabeth Taylor (1932-2011) et Richard Burton (1925-1984) et leur désenchantement, par rapport au mal de vivre de La Callas et de Pasolini. Puis il évoque la manière dont le réalisateur envisage l’actrice, met en valeur une facette de sa personnalité dans son film, tout en soulignant qu’elle comprend ce qu’il fait et qu’elle est consentante. Il est question de l’enfance de la cantatrice et de ce qu’elle a sacrifié pour arriver à un tel degré d’excellence, de la même manière que le poète évoque ses engagements. Il apparaît alors qu’elle est contrainte de continuer à être ce que le public perçoit d’elle, à exceller en tant que cantatrice, et lui se heurte au fait que sa propre réussite lui a apporté une aisance matérielle qui transforme son rapport au monde, il n’est plus affamé au sens propre comme au figuré, et il est considéré comme un transfuge par les démunis.


Pour ces raisons, ni l’un ni l’autre ne peuvent s’intégrer aux habitants de la favela, qui les considèrent comme des touristes, bienveillants, ou aussi des nantis se comportant comme dans un zoo. Le parcours de vie a transformé l’un et l’autre, que ce soit la discipline du chant au plus haut niveau, ou l’exigence personnelle, ne leur permettant plus de revenir à un état antérieur de développement, à la rage qui anime les jeunes se préparant au match de foot dans la favela. Pour autant, ils en viennent à se reconnaître dans la manière dont les circonstances contraignent à une forme de vie. La pauvreté et la violence pour les habitants de la favela, la célébrité, l’image que les autres ont de La Callas et de Pasolini, le métier de cantatrice inégalée, la rébellion chevillée au corps nourrie par le comportement homophobe de la société. Le lecteur se souvient alors de la citation du réalisateur mise en exergue : Dans ce monde coupable, qui se contente d’acheter et de mépriser, le plus coupable, c’est moi, desséché par l’amertume.


Peu importe ce qui a attiré le lecteur vers cette bande dessinée, il plonge dans une expérience de lecture d’une consistance peu commune et d’une rare intensité. L’artiste réalise des planches d’une minutie descriptive peu croyable, donnant à voir chaque lieu avec une précision les rendant tangible à un degré exceptionnel, et il en va de même pour les personnages. Le scénariste raconte cette relation improbable entre ces deux créateurs extraordinaires, leur conférant une réelle personnalité découlant de leur parcours, et une humanité générant une forte empathie. Le lecteur la ressent pleinement, l’agent et le confort matériel n’effaçant pas les blessures intérieures de ces deux êtres humains et les souffrances qui en découlent.



mercredi 28 août 2024

Fragile

Une rencontre cache à tous les coups la possibilité d’un miracle. Celui de l’autre.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Mathilde Ducrest pour les dessins, les couleurs, le scénario et le lettrage. Il comprend cent-soixante-dix-sept pages de bande dessinée.


Cet été-là, les pies s’étaient montrées particulièrement voraces. Emily est montée sur une petite échelle pour cueillir les cerises, pendant que Pia, une femme à la retraite, en ramasse par terre en pestant contre les pies qui ont fait un carnage. Elle indique à Emily qu’elle peut descendre, tout en continuant de pester contre les oiseaux, car ils ne pensent qu’à bouffer ses fruits. La jeune femme sourit en faisant observer l’ironie de s’appeler Pia alors qu’on déteste les pies. Elle vit chez Pia depuis sa première année de fac. En échange du loyer, elle s’occupe pour la dame âgée, des affaires qui l’ennuient. Certaines tâches ménagères. L’entretien de la maison. Le bazar administratif. Ça arrive à Emily de tout laisser en plan pour se concentrer sur les cours, ses copines ou le reste. Quand ça lui arrive, Pia lui en tient un peu rigueur. Rien n’a plus d’importance aux yeux de Pia que son jardin. Le toit du monde pourrait s’écrouler que ça lui serait égal, tant qu’elle garde les mains dans la terre. Mais même si voir les oiseaux malmener son petit paradis lui a déjà valu de traverser une à une toutes les étapes du deuil… avec parfois quelques réminiscences de colère, voire du déni… clamer qu’elle déteste tous les oiseaux, c’est faux. Pia est comme ça. Elle exagère. Elle romance. Elle ressasse, prospecte et instrospecte. C’est son truc. C’est au tour de Pia d’ironiser et de déclarer que la véritable vocation de sa résidente, c’est d’ouvrir une enseigne de restauration rapide pour volaille.



Les deux femmes sont passées dans la cuisine, et Pia s’affaire à préparer les confitures. Elle informe Emily que cette dernière mangera seule le lendemain, car elle a une réunion avec le comité des médaillés Benemerenti. Elle ne va pas recevoir une médaille, mais elle organise la cérémonie. Emily éprouve toujours des difficultés à croire que Pia a passé quarante ans dans le même village. Sa logeuse répond que la génération d’Emily ne sait rien faire plus de dix minutes. Elle ne critique pas forcément, car elle aussi, à l’époque, aurait bien aimé pouvoir tout envoyer promener de temps en temps. Elle voulait être patronne de son propre établissement. Mais son Lény a dit que c’était exclu, que si elle prenait un bistro, il s’en allait. Or elle, elle est quelqu’un d’ordinaire. Elle développe : la vie, c’est avant tout des devoirs. Une marche à suivre. Surtout pour les gens ordinaires. Et rester loyale à la recette a parfois du bon. Elle enfourne la tarte qu’elle a préparé tout en devisant, et demande à Emily de leur servir un verre. La jeune femme constate qu’il ne reste plus de rosé, et elle prend la bouteille de Limoncello dans le réfrigérateur. Puis elle en sert deux verres. Les deux femmes trinquent, et Pia propose de faire une partie de cartes.


Une couverture aux couleurs douces, avec une jeune femme alanguie et des fleurs où volètent des papillons : difficile de ne pas y voir une touche de féminité, sans pour autant savoir ce que désigne l’adjectif Fragile. En effet cette sensation perdure tout du long du récit. L’autrice a choisi une palette de couleurs douces, pastel, pour des ambiances lumineuses ensoleillées, dégageant un calme de chaque instant. Le vert pâle du jardin, l’orange tirant vers le rose du salon, le violet entre parme et mauve, le bleu nuit, tout n’est que douceur. Sauf que de temps à autres, le lecteur observe que les couleurs foncent, sans pour autant rompre le charme. L’artiste navigue avec grâce entre teintes réalistes, et glissement vers l’expressionnisme. Quand Pia se trouve dans sa salle de bains, elle commence par se regarder dans le miroir et sa peau a pris une teinte verte rendant compte de la buée qui s’imprègne de la couleur du carrelage. Alors qu’elle sort de cette pièce pour entrer sa chambre, le naturalisme reprend ses droits avec la lumière naturelle. Tout est soigneusement accordé, avec de temps à autres des effets saisissants. La minutie de la mise en couleurs de la page quatre-vingt-quinze quand Emily découvre la luxuriance de la serre et l’escalier qui mène à l’étage. La nuit violette en début de soirée dans un appartement accompagnant l’irréalité de la présence de la pleine Lune qui n’est en fait que le reflet d’une ampoule dans une vitre. La couleur très foncée de l’habitacle de la voiture de Suzanne Rascines, tellement dure par rapport au teint de peau des jeunes filles.



De fait, le récit raconte le début d’amitié entre deux jeunes femmes fréquentant la même université, mais des facs différentes, d’origine sociale opposée, l’une au physique superbe, l’autre en surpoids. La première, Emily, va se retrouver à travailler pour l’autre, Suzanne, en promenant son chien. L’une habite chez une vieille dame, l’autre dans la magnifique demeure avec un véritable domaine, chez ses parents. Il s’agit d’une histoire dont les hommes sont pratiquement absents. Pia évoque son époux Lény une fois et il apparaît une fois dans une photographie. Suzanne évoque son père qui figure partiellement dans quatre cases réparties sur les pages quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq. Emily évoque rapidement une relation amoureuse terminée. Et c’est tout. D’une certaine manière, il s’agit de la succession de scénettes de la vie quotidienne : des discussions pour apprendre à se connaître entre Suzanne et Emily, des discussions entre jeune femme et personne à la retraite pour Pia et Suzanne. Il est question de tâches de la vie quotidienne, de préparer une tarte, de jouer aux cartes (le putze, une variante du Jass), de la médaille Benemerenti, de l’espace féminin après la fin de la seconde guerre mondiale, des harpes éoliennes, des différences de milieu social, du comportement des parents perçus par leurs enfants, du plaisir de contempler un chien se prélasser au soleil, de se rendre à la station de lavage pour voiture avec son père, de la manière dont le soleil peut embraser une construction de mille reflets, et bien sûr de l’amitié.


Dit comme ça, la première impression peut sembler peu palpitante. Toutefois l’expérience de lecture s’avère différente, grâce à la narration visuelle. L’artiste utilise un mélange de formes avec un contour, et de couleur directe. Les traits de contour prennent la couleur de la forme qu’ils détourent dans une teinte plus foncée, sans jamais de trait noir, ce qui donne une allure plus organique à chaque élément. Dans un premier temps, ils ne semblent délimiter que les éléments les plus importants dans chaque case, la couleur directe se chargeant du reste de la représentation. Toutefois, le lecteur fait le constat que cette proportion varie fortement en fonction de la séquence et en fonction de l’environnement. Les traits de contour prennent régulièrement la première place, par exemple pour la façade du pavillon avec sa terrasse, sa table et ses chaises de jardin, pour le salon avec son canapé, sa table basse, son tapis et les lattes de parquet, pour les différentes parties de la demeure des Rascines et en particulier sa magnifique verrière, pour l’intérieur d’un autocar, pour la grande terrasse avec sa piscine, etc.



La technique de la couleur directe prend le devant pour un feu de forêt, les harpes éoliennes, les séquences en forêt, les scènes baignant dans une lumière particulière, artificielle ou nocturne, etc. Les traits de contour étant de couleur, ils se fondent parfois avec la mise en couleur pour des effets poétiques, déréalisants, révélant la sensibilité de l’observateur. Le lecteur ressent inconsciemment que le regard porté par l’artiste est chargé d’une sensibilité sur les impressions produites par chaque environnement en fonction de l’état d’esprit d’Emily, ou de Pia, ou de Suzanne. Il peut ne pas s’en rendre compte, juste se laisser porter par ces représentations un peu en décalage avec une approche naturaliste, jusqu’à la scène au cours de laquelle Emily rentre dans la serre abritée par la verrière. L’amalgame entre traits de contours et couleurs produit un effet féérique des plus surprenants : d’un côté ce n’est pas une vision réaliste, de l’autre la description correspond bien à des éléments concrets. Un enchantement. Ainsi régulièrement, l’esprit du lecteur est comme immergé dans la perception subjective de l’une ou l’autre. Un effet intense et doux : la douceur d’une tisane partagée sur la terrasse du pavillon, l’obsession de la mère de Suzanne pour les pétales de dahlias d’un violet soutenu, la présence impossible de la pleine Lune dans le ciel contemplé depuis un appartement, la sensation d’être coupé du monde en restant dans l’habitacle d’une voiture sous les rouleaux de lavage, le doux bruissement du vent dans une gigantesque harpe éolienne en bord de mer.


Ainsi le lecteur ressent les dispositions d’esprit et les émotions fugaces d’Emily, au travers de sa relation avec Pia, et avec Suzanne. Il accueille comme elle, leurs propos anodins et leurs confidences plus personnelles tout en conservant une forme de distance. Il n’y a pas de drame soudain, ou de révélation fracassante, plutôt des petits riens et des instants fugaces. Et pour autant ces échanges conservant une réserve naturelle apparaissent significatifs par le fait que chacune choisit ce qu’elle souhaite dire, ce dont elle parle. Le lecteur comprend ainsi que ces banalités ou ces sujets plus personnels relèvent bien d’une facette intime de chacune, de moments importants ou marquants. Par ailleurs le milieu social, les personnes proches ont participé à la construction personnelle d’Emily et de Suzanne qui auraient sinon été différentes. Et ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes façonnent la construction et l’évolution de leur relation. Pour autant, elles disposent aussi d’une part de libre arbitre, elles ont le pouvoir d’influer sur leur relation, ce qui d’une certaine manière la rend d’autant plus fragile et en même temps d’autant plus précieuse.


Des couleurs douces, une période d’été invitant à prendre son temps, une absence d’enjeu réel qu’il soit romantique ou social : tout concourt à une lecture facile et tranquille, agrémentée de jeux de couleurs élégants, mais pouvant donner une sensation de futilité. Ces caractéristiques génèrent une forme de sérénité chez le lecteur, avec un accueil aussi bienveillant et prévenant. D’un côté, l’enjeu de parvenir à établir une amitié semble presque trivial ; de l’autre côté la situation et le ressenti d’Emily et de Suzanne sont spécifiques et particuliers. Les anecdotes sont personnelles avec une part d’intimité plus substantielle qu’il n'y paraît, générant une empathie sincère chez le lecteur qui apprécie le chemin parcouru insensiblement par Emily.



mardi 27 août 2024

La peau de l'ours T02

La vie est belle. Mais le sait-elle ? Le sait-elle vraiment ?


Ce tome fait suite à La Peau de l'ours - Tome 1 (2012) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Oriol (Oriol Hernàndez Sànchez) pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Un soir, dans le cinéma d’une ville d’Italie, le projecteur fonctionne illuminant l’écran tout de blanc. Dans la salle, un seul spectateur : Andrea Montale. Il attend et il écoute sa petite voix intérieure qui lui dit : Il viendra. Seul. Par-derrière, comme toujours. Un sourire gourmand aux lèvres. Il viendra. Posera ses yeux sur la nuque. Le dos. Pas un mot. Au mieux un soupir. Une histoire faite de silence qui, bientôt, retournera au silence. Une balle. On n’a encore rien inventé de mieux pour dire adieu aux secrets qui nous tourmentent. Mais l’oubli est un privilège accordé aux seuls vivants. Les morts, eux, se souviennent. C’est même le pire de leurs tourments. Un coup de feu retentit mettant un terme à ses pensées. Quelques années plutôt dans une région naturelle de l’Italie, un homme dit le fond de sa pensée, à Montale le père d’Andrea. Il explique qu’il a grandi du côté de Biccari, et c’est là que son grand-père lui a appris une règle fondamentale. Il l’énonce : il ne faut jamais s’aviser de faire son fromage avec le lait du voisin, jamais ! il faut rester bien peinard sur son bout de pâture, avec ses chèvres et ce qui leur sort des pis. Sinon la montagne ne sera pas assez grande pour se cacher, et l’écho sera trop content de répéter le claquement sec de la détonation qui le butera. À ses pieds, Montale, gît mort, assassiné par balle.



Le tueur continue : Montale pourrait le remercier, car grâce à lui, le défunt ne verra pas sa femme lui servir de chèvre. Puis il s’approche de la mère et lui propose un marché : soit une relation sexuelle avec elle, soit avec son fils Andrea qui assiste figé à la scène. Elle accepte de se faire violer pour préserver son fils, et l’autre homme de main oblige Andrea à regarder l’agression de sa mère. Avec le recul, en son for intérieur, il se dit que l’enfance était son élément naturel, il n’était pas fait pour devenir adulte, d’ailleurs le deviendrait-il jamais un jour ? Il repense au trajet en Alpha Romeo pour aller piqueniquer du côté de Spiagge, au sourire de sa mère. Il se souvient d’avoir pensé à cet instant : La vie est belle, mais le sait-elle ? Le sait-elle vraiment ? Une fois les deux agresseurs partis, la mère se relève, et elle s’approche de son fils à qui elle décoche une gifle. Puis elle se dirige vers le bord de la falaise, et se suicide en se jetant dans le vide, sous les yeux de son fils. Son chapeau est emporté par le vent qui le dépose à côté de celui de son père, à proximité de la nappe du pique-nique. Un peu plus tard, les deux agresseurs sont de retour avec le parrain surnommé Orso, tout habillé de blanc, qu’ils sont allés réveiller pendant sa sieste. L’un explique que la situation leur a quelque peu échappé des mains. Orso ironise : encore heureux qu’elle ne leur ait pas complètement échappé des mains, sinon tout Lecce y passait.


S’il a lu le premier tome, le lecteur retrouve des caractéristiques similaires, à commencer par un ton de narration évoquant celui du polar ou du roman noir, marqué par une forme de fatalité, de désenchantement et d’ironie amère. Il rapproche également le costume blanc de Vittorio Damniani (surnommé Orso) au costume blanc de Don Pomodoro dans l’histoire précédente, le mot Ours (même si précédemment il s’agissait de l’animal), l’histoire d’amour cachée du père, un parrain dans le crime organisé dans les deux récits, l’exécution d’un être cher sous les yeux d’un jeune adolescent qui va être pris en tutelle par le parrain jusqu’à être adopté dans sa famille, et bien sûr la vengeance. Il apprécie de retrouver également la palette de couleurs si personnelle de l’artiste. L’histoire se déroule dans la campagne italienne et dans une petite ville : la séquence de l’agression présente des teintes chaudes et lumineuses, en décalage total : le beau bleu du ciel, le rouge chaud de la nappe, et les ombres de feuilles des arbres se projetant dessus. L’arrivée à la demeure familiale des Damiani met en valeur le blanc des fleurs dans les haies bordant l’escalier aux longues marches, le violet de la plante grimpante recouvrant une façade. Les séquences de plage sont l’occasion d’admirer le bleu du ciel rehaussé par des nuages paresseux, les reflets émeraudes de l’eau. L’artiste joue avec les couleurs se reflétant dans les canaux de venise pour des motifs abstraits hypnotiques, entremêlant orange, vert et bleu. Le rouge des tentures de la maison close est aussi humide que englobant.



La couverture de ce tome semble répondre à celle du premier : elle donne l’impression que le lecteur tient le pistolet enfoncé dans la bouche de la victime, l’inverse du pistolet qui était braqué sur lui pour le tome un. Il s’attend également à retrouver les exagérations nasales propres à cet artiste : il découvre qu’Oriol est revenu à des proportions anatomiquement plus justes. Pour autant, d’autres particularités anatomiques ont fait leur chemin, la plus prédominante étant l’absence de traits de visage. Cela commence discrètement en page neuf où l’ombre portée de son chapeau marque totalement les yeux de la mère d’Andrea. Ce phénomène devient plus marqué en page dix-sept quand Orso présente sa famille à l’adolescent : chacun des yeux, le nez et la bouche sont marqués juste d’un trait chacun sur les visages du père, de son épouse et de ses deux enfants, le lecteur suppose qu’Andrea ne les distingue pas bien encore sous le coup du traumatisme du sort horrible de ses parents. Cela devient patent lors de la séance au cinéma où, assis à côté d’Aurelio, le visage d’Andrea ne comporte pas ses yeux, ce qui rend son visage totalement indéchiffrable, comme si le personnage lui-même était incapable de dire ce qu’il ressent. Et ça semble contagieux puisque Natalia assise de l’autre côté de son frère arbore elle-aussi un visage comme gommé. En fonction de la situation, cela peut s’interpréter comme l’incapacité à définir l’émotion ressentie, ou comme la remontée d’un traumatisme prenant le dessus sur tout autre émotion, ou encore comme un refoulement de ses émotions pour conserver un comportement social acceptable.


Le lecteur se rend compte qu’il se sent très proche des personnages, pouvant se faire une idée de leur état d’esprit, ressentant leur moment de plaisir, que ce soit le plaisir physique d’une relation amoureuse, l’assurance d’Orso dirigeant ses affaires criminelles par un usage libéral de la violence, le plaisir de la lecture pour Natalia avec L’art d’aimer, d’Ovide (-43 à 17), le contentement d’Ornella Damiani en trouvant un occupant pour la chambre de son jeune enfant défunt. Il apprécie également de pouvoir suivre les personnages dans chaque lieu : la salle obscure du cinéma avec ses profonds fauteuils, le site paradisiaque pour le piquenique (avant l’arrivée des deux hommes de main), le magnifique jardin de la demeure des Damiani, la plage et son eau turquoise, la chambre dans laquelle une prostituée emmène Andrea pour ses seize ans, la plantation d’amandiers. L’artiste a l’art et la manière de faire se mouvoir son registre graphique entre la description, l’impressionnisme et l’expressionnisme, avec élégance et le sens de la cohérence. Chaque scène bénéficie d’un plan de prises de vue particulier, rendant aussi bien les conversations intéressantes, que les plans fixe d’Aurelio et Andrea allongés sur le sable, ou les démonstrations horribles de violence.



Le scénariste reprend les conventions d’un polar, d’une histoire de gangster avec intelligence : règlements de compte, exécution sommaire, intégration dans la famille, déferlement de violence, à chaque fois en correspondance avec la personnalité de ceux présents, ou de ceux agissants. En particulier, le lecteur en vient vite à redouter les démonstrations de violence par Orso. Il explique sa façon de penser à Andrea : la vie, c’est comme cette amande : tout doux, tout soyeux par dehors. Si on veut manger le fruit qu’il y a dedans, il n’y a qu’une seule solution. La violence ! C’est comme ça : pour jouir du meilleur de la vie, faut montrer que c’est pas des noisettes qu’on a dans le fond du pantalon. Plus tard, il développe autrement sa pensée : On ne respecte vraiment que ce que l’on craint. Or, qu’est-ce qui plus que tout engendre la peur ? La souffrance ! Avec lui, le sadisme des tortures, aussi bien physiques que psychologiques, devient une démonstration de professionnalisme et d’efficacité, jusqu’à en provoquer des haut-le-cœur chez le lecteur. Dans le même temps, ce récit constitue également deux belles histoires d’amour, à haut risque car interdites, l’une consommée, l’autre refoulée. D’ailleurs, un personnage fait observer que : Dans toute histoire d’amour, il faut un perdant, pas vrai ? La première scène d’amour physique, pages quarante et quarante-et-un, donne lieu à des caresses d’une grande sensualité.


Après avoir terminé la dernière page, le lecteur repense aux principaux personnages, et au titre. Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Bien évident, cela s’applique à Vittorio Damiani surnommé Orso pour son goût du miel. Cela s’applique également à Aurelio, Natalia et Andrea, chacun à la recherche du bonheur au travers d’une relation amoureuse, et ils ne devraient pas estimer l’avoir conquis, avant de s’être assuré de sa pérennité. Le lecteur se rend compte qu’au-delà des similitudes de forme avec le récit du premier tome, celui-ci s’avère fort différent sur le fond, à la fois dans sa conclusion, à la fois dans ses enjeux.


Une histoire de gangster bien tournée, à la fois par sa narration visuelle personnelle et savoureuse, à la fois par cet usage de conventions de genre mises qui leur donne toute leur saveur, et qui les adapte à ce récit spécifique, du cousu main. Le lecteur se prend tout naturellement d’amitié pour Andrea Montale traumatisé par le meurtre de ses parents sous yeux, pour le bel Aurelio si séduisant, pour la brave Natalia et sa capacité d’adaptation aux contraintes, plus brièvement pour Ornella Damiani en mère de famille à la sensibilité futée, et il éprouve des difficultés à ne pas accorder un minimum de sympathie spontanée à Orso, pourtant un ignoble bourreau. Des auteurs qui maîtrisent les codes du genre Gangster pour réaliser un récit émouvant et touchant.



lundi 26 août 2024

Affaires d'Etat - Extrême Droite T02 Eaux troubles

D’après des renseignements glanés auprès d’indicateurs, en partie recoupés…


Ce tome est le deuxième d’une tétralogie qui fait partie d’un groupe de trois séries, les deux autres étant Guerre froide qui se déroule dans les années 1960, et Jihad qui se déroule dans les années 1980. Il fait suite à Affaires d'État - Extrême Droite - Tome 01: Un homme encombrant (2021) qu’il faut avoir lu avant. La première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Richelle pour le scénario, par Pierre Wachs pour les dessins et par Claudia Boccato pour la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Madrid, Palais du Prado, début 1974, le général Perez vient faire son rapport à Francisco Franco Bahamonde. Dans l’escalier, il croise son médecin et il lui demande comment va le Caudillo. Le docteur répond qu’il a encore passé une nuit difficile, et qu’il s’inquiète. Le militaire ironise, se demandant si son interlocuteur s’inquiète pour le chef de l’état ou son propre avenir, en ajoutant qu’ils sont tous logés à la même enseigne. Il entre dans les appartements de Franco et il lui fait son rapport : Les quatre organisateurs présumés de l’attentat fatal à l’amiral Carrero Blanco ont pu être identifiés. Sans certitude absolue cependant… Ils ont nécessairement eu recours à des seconds couteaux de l’ETA pour le creusement du tunnel où la charge explosive a été placée : plusieurs d’entre ont également été identifiés. D’après des renseignements glanés auprès d’indicateurs, en partie recoupés, tous ces hommes se seraient réfugiés en France. Le général a eu des échanges avec les autorités françaises : elles se sont montrées très… compréhensives. Tout est en place, il ne manque que l’accord du chef de l’état. Ce dernier demande à avoir les détails du plan.



Saint-Ouen en 1978, Monique Martin quitte son domicile. À son insu, elle est prise en filature par deux hommes dans un R4 blanche : Albert Pastureau dit Bébert et Victor. Ils ne tardent pas à passer à l’action. À Rouen, le même jour, le commissaire Robert Pommard entre dans le restaurant La Tripe d’Or, avec son sac de commissions à la main. Il se régale avec des andouillettes. Puis il rentre chez lui où sa fille Alice lui indique que l’inspecteur Jacquet a appelé, et qu’elle a préparé une soupe aux carottes pour le repas du soir. Ça tombe bien il n’a pas très faim. Il appelle l’inspecteur : celui-ci l’informe qu’il a identifié la femme sur la photographie avec Dupré. Il s’agit de Janice Aubin, née en 1940, agrégée d’histoire, célibataire, c’est-à-dire le même âge et le même diplôme que Dupré. Elle vit et enseigne à Évreux. Pommard lui demande de la contacter, pour aller la voir, le plus tôt sera le mieux. De leur côté, Victor et Bébert enterrent le cadavre de Monique dans un bois, puis ils vont fouiller son appartement à la recherche de la lettre d’aveu d’Henri Gauthier concernant le meurtre de Francis Dupré : ils ne trouvent rien, ils ont peut-être tué la jeune femme pour rien. Le soir à Rouen, dans un dancing, François Bernès accoste Jeanine, une belle jeune femme, et ils dansent sur quelques morceaux. Puis ils vont au restaurant, et il la raccompagne chez elle.


La couverture promet un moment d’action : une arrestation en pleine rue, un revolver à la main. Dans l’évocation de cette histoire partielle de l’extrême droite en France, l’usage de la violence sous différentes formes s’avère régulière. La façon dont les auteurs la mettent en scène varient en fonction de sa nature. L’enlèvement et l’assassinat de Monique Martin se déroulent hors champ, l’artiste montrant la jeune femme sortir de chez elle, les deux hommes la guettant dans leur R4, puis deux pages plus loin, posant son cadavre à même le sol, avant de creuser. Pas de voyeurisme racoleur. En page vingt-et-un, l’inspecteur François Bernès remonte ses manches, alors qu’il s’apprête à passer une longue nuit avec le suspect présumé coupable, le lecteur en infère que l’application du troisième degré fait partie des méthodes probables. L’arrestation montrée en couverture donne lieu à une course poursuite, et une seconde arrestation, nocturne celle-là, donne lieu à un échange de coups de feu, avec un blessé. Au cours du récit, le lecteur assiste également à des formes de violence psychologique : Bernès exerçant un chantage sur la patronne d’une agence matrimoniale, Bernès refusant un moment de repos à son suspect après un long interrogatoire éprouvant, la fiancée de Jacquet imposant ses règles de vie à son fiancé, l’horrible proposition de Victor concernant le cadavre de Monique.



L’horizon d’attente du lecteur repose sur le fait que la série va exposer de nouveaux cadavres dans l’histoire du Front National, rebaptisé ici Parti National. Il est effectivement mention de Jean-Maurice Le Guen, même s’il n’apparaît pas dans ce tome, et d’un ou deux autres cadres du parti, rien de plus. Les auteurs se focalisent sur les personnages introduits dans le premier tome : le commissaire Robert Pommard, les inspecteurs François Bernès et Jacquet, pour le côté police judiciaire, avec l’introduction du juge d’introduction J.L. Zardi. Côté criminels, Nic Weber, Bébert, Albert Pastureau de son vrai nom, et son complice Victor pas très bien dans sa tête, et la piste remonte à Jean-Pierre Charrier le commanditaire de l’assassinat de Francis Dupré. Le dessinateur sait donner une apparence distincte à chacun de ces individus, un visage avec assez de particularités pour être identifiable du premier coup d’œil, sans tomber dans la caricature. Chacun dispose d’une ou plusieurs tenues vestimentaires adaptées à ses fonctions et à sa personnalité. L’artiste met en œuvre un jeu d’acteurs de nature réaliste, sans exagération de mouvement, de posture ou d’expression de visage, ce qui rend ces personnages très crédibles et normaux pour le lecteur. Ce dernier apprécie les moments de prise de recul du commissaire, pour réfléchir aux événements, aux actions qu’il pourrait entreprendre. Il éprouve de l’empathie pour l’inspecteur Jacquet que l’exercice de son métier fait changer progressivement. Il se prend même de sympathie pour François Bernès, malgré ses méthodes brutales et son cynisme très pragmatique. Pour un peu, il serait – presque – prêt à éprouver un soupçon de pitié pour Bébert qui va passer une sale nuit au poste.


De temps à autre, le lecteur peut s’interroger sur des moments qui semblent gratuits, ayant trait à la vie personnelle des policiers, sans rapport avec l’enquête en cours, sans incidence sur leurs actions. Les repas trop copieux du commissaire, les études de sa fille, les soirées de l’inspecteur Bernès, les relations tendues de Jacquet avec sa fiancée Bénédicte. Dans le même temps, ces courtes séquences participent à décrire la société, à faire reconstitution historique, à ancrer le récit dans l’environnement de l’époque. Toujours aussi effacé dans sa narration visuelle, l’artiste effectue un travail remarquable. Le lecteur s’en aperçoit facilement par les modèles de voiture, ou des artefacts d’époque comme les casiers métalliques, ou encore les K7 audio. S’il a connu cette époque, il relève d’autres détails moins évidents comme les modèles de téléphone en bakélite, une lampe à lave, un enregistreur à bande magnétique, le film Les Bronzés (1978) à l’affiche d’un cinéma, ou encore une cabine téléphonique publique. Le lecteur constate également l’élégance des plans de prises de vue et de la mise en scène. L’artiste sait rendre chaque conversation vivante et unique par le déplacement de ces angles de vue, par les détails sur lesquels il s’attarde, un geste ou un accessoire. Impossible de résister à la réaction des invités à la réception de mariage quand Bernès entonne La Madelon (1914) de Bach (Charles-Joseph Pasquier 1882-1953).



Le lecteur se laisse bien volontiers porter par le récit, par l’enquête. Il sourit d’aise en voyant que les auteurs reviennent sur les deux séquences d’ouverture du premier tome, la confiscation des biens de David Rajsfus en mai 1943, l’attentat mortel contre l’amiral Carrero Blanco à Madrid en 1973. Il accompagne le commissaire et ses deux inspecteurs dans leurs recherches. Dans un premier temps, il sourit quand ils trouvent un élément déterminant par chance, ou grâce à des circonstances favorables, par exemple la lettre d’aveu d’Henri Gauthier. Toutefois, il révise son jugement en faisant le constat du nombre de pistes qui se terminent en cul-de-sac, que ce soit pour la recherche du manuscrit incriminant de Francis Dupré, ou pour l’arrestation manquée d’Albert Pastureau. Les auteurs montrent le travail d’enquête dans ce qu’il a de pragmatique, de fastidieux (les perquisitions répétées), d’hasardeux, voire miné et saboté dans les coulisses. Peut-être un peu plus que pour le premier tome, le lecteur s’interroge sur la part de véracité dans ce qui est évoqué. Il ne peut pas aller vérifier ce qu’il en est faute de personnages historiques majeurs. En revanche s’il a déjà quelques notions sur les groupuscules extrémistes de l’époque et sur la droite nationaliste française, par exemple la lecture de Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la Vᵉ République (2015) d’Étienne Davodeau et Benoît Collombat, il peut évaluer la plausibilité du mélange d’intérêts, des modalités d’actions violentes, d’existence d’individus armés officieusement commandités par les différentes formes de pouvoir en place. En outre arrivé à la fin du tome, il prend la mesure de l’incidence de la vie privée de chaque enquêteur sur la conduite et l’avancée des recherches, voire leur abandon.


Peut-être qu’étant venu plus spécifiquement pour l’histoire du parti nationaliste français, le lecteur ressent une pointe de déception initiale en voyant que le récit se focalise plus sur l’enquête relative à l’assassinat de Francis Dupré, s’éloignant ainsi des personnalités connues. Pour autant, il retombe vite sous la qualité de la narration visuelle, le concret et la justesse de sa reconstitution historique, la plausibilité des personnages. Il voit progressivement émerger un entrelacs d’intérêts et de manipulations clandestines, peut-être improbables en apparence, tout en étant en totale cohérence avec les faits et avec l’histoire du pays. Édifiant.



jeudi 22 août 2024

Nietzsche : Se créer liberté

Quelle dose de vérité l’homme peut-il supporter ?


Ce tome contient une biographie du philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900) qui s’apprécie mieux avec une connaissance superficielle de son œuvre. La première édition date de 2010. Il a été réalisé par Maximilien Le Roy pour les dessins et l’adaptation, d’après le script cinématographique L’innocence du devenir, la vie de Frédéric Nietzsche, de Michel Onfray. Pour réaliser ce projet, le bédéiste a effectué un voyage en train à travers l’Allemagne, la Suisse et l’Italie, sur les traces du philosophe allemand.


Naumburg, en Allemagne, en 1896, Friedrich Nietzsche est confortablement installé dans une chaise longue sur la terrasse, les yeux ouverts droit devant lui, protégés par ses épais sourcils, comme des rappels de son épaisse moustache. Röcken, en Allemagne, en 1844, Karl-Ludwig Nietzsche joue du piano, écouté par son fils. Quelque temps a passé, les enfants jouent dans la cour sous le regard attentif de leur mère Franziska. Le père sort de la maison en titubant. Il se tient au bouton de la porte, mais la douleur au crâne est trop forte et il tombe au sol. Le trente juillet 1849, le père est allongé sur son lit de mort, veillé par son épouse ; leur jeune fils regarde le défunt avec calme et curiosité. Dans l’église, il éprouve la sensation que le monde est en noir et blanc et qu’une ombre menaçante vient le chercher, s’insinue dans son esprit. Un peu plus tard, le garçon raconte son cauchemar à sa mère : Papa a pris Joseph dans ses bras, puis il l’a emporté avec lui dans sa tombe. La maman lui conseille de ne plus y penser : c’est un mauvais rêve, un vilain cauchemar. Elle porte son fils sur le bras droit, et sa fille sur le bras gauche, et elle les emmène jouer dans le jardin. Le quatre janvier 1850, la famille se recueille devant un autre lit de mort. En 1851, le petit garçon commence à son tour à jouer du piano.



En 1853, la famille a déménagé à Porta. À l’école, Friedrich discute avec un camarade de classe de l’histoire de Mucius Scaevola, qui aurait mis sa main dans le feu pour montrer à ses ennemis qu’il n’a pas peur de la mort et de ce qu’ils pourront lui faire. Friedrich indique qu’il y croit, que ce n’est pas une fable. Pour lui, les Romains n’aimaient pas les fables, ils aimaient l’héroïsme, et puis la grandeur d’âme. Pour appuyer ses affirmations, il saisit un charbon dans le poêle. Le maitre intervient en lui disant qu’il n’a rien dans la tête. Un autre jour, par une belle après-midi, le maître emmène la classe se baigner dans la rivière proche. Quelque temps plus tard, le jeune Friedrich indique à sa mère qu’il ne voudrait pas lui faire de peine, mais il a bien réfléchi et il croit qu’il ne sera pas pasteur. Il croit toujours en Dieu, mais il préfèrerait être compositeur. Sa mère lui répond que ce n’est pas un métier, lui fait observer qu’il peut être pasteur et que rien ne l’empêchera de composer de la musique et d’en jouer en plus de sa charge. Elle le convainc de continuer ses études. Tout jeune homme, il prend l’habitude de se promener dans les bois, parfois assailli par un terrible mal de crâne.


Dans le court paragraphe de présentation de l’artiste, il est indiqué que Maximilien Le Roy s’est demandé deux ans durant comme effectuer la jonction entre l’univers de ce philosophe et le dessin, et que l’opportunité s’est présentée sous la forme du script de Michel Onfray. Il se retrouve ainsi sous la double pression de faire honneur à Nietzsche et de ne pas déformer la pensée d’Onfray au travers de la présentation du philosophe. Le lecteur s’interroge sur le dosage que le bédéiste va effectuer entre des faits purement biographiques et la présentation des concepts du philosophe. Mis à part la première page, la narration suit rigoureusement l’ordre chronologique de la naissance à la mort de Nietzsche. Elle le suit à chaque nouvelle étape : à partir de Röcken en 1844, puis Pforta en 1853, Bonn en 1868, Cologne, chez les Wagner à Tribschen en Suisse en 1870, dans le canton des Grisons en Suisse, à Bâle en février 1875, à Engadine en Suisse, à Naumburg en Allemagne, à Venise en mars 1880, un nouveau séjour à Naumburg, à Gênes en Italie, dans la pension de famille à Sils-Maria dans la Haute-Engadine en Suisse en août 1881, au théâtre Politeama à Gênes en novembre 1881, à Rome en avril 1882, à Sorrente en Italie, de nouveaux séjours à Venise, à Naumburg, à Sils-Maria, à Leipzig en Allemagne, à Nice en février 1888, à Turin en janvier 1889, et enfin dans une clinique psychiatrique de Bâle en Suisse. L’artiste a l’art et la manière de représenter chaque endroit en quelques traits, avec une ambiance lumineuse différente à chaque fois.



Le lecteur suit donc le philosophe dans ses pérégrinations au fur et à mesure de sa carrière. L’enjeu pour les auteurs réside dans le fait de faire s’incarner un individu qui pour la majorité se résume à un nom et une philosophie radicale, pas forcément accessible sans passeur, tout en étant toujours d’actualité. La première page permet de rattacher la suite à l’image retenue par la postérité : en particulier cette moustache si abondante. Suivent cinq pages silencieuses, où la narration est portée par les images. L’artiste montre quatre moments significatifs ou emblématiques dans la vie de Friedrich. Son père jouant du piano, et souffrant déjà de maux de tête, un signe annonciateur de ce qui attend son fils. La fascination du jeune garçon pour un papillon dans la cour. Le père chutant lourdement en sortant de la maison, et son lit de mort. Le dessinateur détoure les éléments graphiques par un trait fin, un peu tremblé, ajoutant des textures soit par l’encrage avec des zones irrégulières, soit avec des traits secs, ou encore des traces de crayon à papier. Il en découle une sensation assez organique, et directe, avec la capacité de saisir des moments fugaces. Il réussit ainsi un dosage élégant entre le descriptif et l’impression donnée. Par exemple, il réalise une vue globale et éloignée d’une ville dans le canton des Grisons en Suisse : le lecteur perçoit bien les maisons étalées dans la vallée, les montagnes aux pentes douces, les sapins. S’il regarde de plus près il constate que le détourage se fait par des traits rapides, non repassés ou lissés, que les maisons correspondent plus à une impression, habilement rehaussée par les touches de couleurs, qu’à une représentation minutieuse et fidèle.


Progressivement, il s’avère que le bédéiste met en œuvre de nombreuses techniques graphiques pour donner plusieurs dimensions à son récit. Il a pris le parti de montrer ses personnages, sans texte explicatif, laissant le lecteur comprendre par lui-même ce qui leur arrive, ou s’interrogeant sur le sens qu’il faut donner à un regard à une attitude. Il voit le père de Friedrich se prendre la tête entre les mains et chuter : il se doute qu’il s’agit d’une douleur fulgurante au cerveau, s’il est familier avec la santé du philosophe, il fait le lien avec ses violents maux de tête et ses troubles visuels. Tout du long de la bande dessinée, le motif des maux de tête revient régulièrement, toujours sous forme visuelle, le lecteur pouvant voir Nietzsche se tenant la tête entre les mains, ou prostré par la douleur. L’intensité de la crise peut également être soulignée par la mise en couleur : naturaliste, ou en noir & blanc pour montrer la perte de nuances, ou encore avec un envahissement des cases par le jaune avec un peu de rouge pour évoquer l’intensité de la souffrance. À d’autres moments, le lecteur peut se perdre en conjectures quant à ce que pense un personnage : dans la première planche quand Nietzsche regarde au loin, en page cinq quand la mère regarde ses enfants jouer. L’artiste utilise également d’autres types de changements de registres graphiques, par exemple en passant en noir & blanc en 1850 quand le frère de Friedrich meurt et qu’il rêve qu’une tombe s'ouvre rapidement et que mon père apparaît marchant dans son linceul, traverse l'église et revient bientôt avec un petit enfant dans les bras. Il peut recourir également à des éléments graphiques comme une portée de musique courant en arabesque d’une case à l’autre pour indiquer qu’un personnage joue du piano.



Dans un premier temps, le lecteur se trouve rassuré par cette narration très factuelle, les dessins montrant clairement chaque action, chaque situation. Toutefois il se rend compte que l’auteur fait usage de quelques raccourcis, s’appuyant sur la connaissance préalable du lecteur. Ainsi, en page dix, Friedrich se recueille devant un autre lit de mort, sans précision explicite de qui il s’agit, étant entendu que le lecteur doit en déduire par lui-même qu’il s’agit du petit frère. En page vingt et vingt-et-un, il se rend dans une maison de tolérance, dans deux pages dépourvues de mots ; le lecteur en fait une interprétation assez différente en fonction de ce qu’il sait de cet épisode au préalable. La page vingt-deux est également dépourvue de mots : Nietzsche entreprend la lecture de Le monde comme volonté et comme représentation (1818, Die Welt als Wille und Vorstellung), d’Arthur Schopenhauer (1788-1860), sans développement sur le fond de cet ouvrage, juste quelques observations de Nietzsche après coup. Sur le même plan, l’auteur ne précise pas toujours les noms des personnages, charge au lecteur d’être capable de replacer Heinrich Köselitz (1854-1918, Peter Gast) et Richard Wagner (1813-1883). Au vu de l’ampleur des ellipses, la relation entre le philosophe et le compositeur ne se devine qu’en pointillé. Il ne donne que le prénom de la petite Russe : Lou, à nouveau la compréhension du récit s’en trouve améliorée quand on sait qu’il s’agit de Lou Andreas-Salomé (1861-1937). Il en va de même avec la composition de la biographie.


Michel Onfray fait se relier des situations de la vie de Nietzsche avec des éléments de sa philosophie à venir. L’observation du papillon renvoie à une citation devenue célèbre, dans ses œuvres. Les principaux concepts du philosophe sont rapidement évoqués au fur et à mesure de sa vie, et de la rédaction de ses ouvrages : le rejet du dogme catholique, l’éternel retour, le surhumain, le chaos à porter en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante, etc. Le lecteur néophyte peut saisir le cheminement qui aboutit à ces notions, elles ne font toutefois pas l’objet d’un développement ou d’une explication. L’objectif de cette bande dessinée réside dans la mise en scène de la vie du philosophe, et la formulation chronologique de ses principales théories, pas dans un cours de philosophie présentant et expliquant la notion d’Éternel Retour par exemple. Le lecteur s’attache à cet homme taciturne et tourmenté, en souffrance chronique, qui se définit comme un sismographe d’émotions.


Se familiariser avec l’œuvre de Friedrich Nietzsche peut apparaître intimidant pour le néophyte. Cette bande dessinée a été adaptée d’un script écrit par Michel Onfray qui a consacré trois ouvrages au philosophe : La Sagesse tragique - Du bon usage de Nietzsche (2005), L'Innocence du devenir : La Vie de Frédéric Nietzsche (2008), Bestiaire nietzschéen : Les Animaux philosophiques (2014). Le bédéiste effectue un travail d’adaptation élégant et sophistiqué, aboutissant à une vraie bande dessinée, aérée, tout en tenant un propos dense. Cette lecture s’apprécie mieux avec un minimum de connaissance préalable sur Nietzsche ou en se référant, pendant ou après coup, à une encyclopédie.



mercredi 21 août 2024

Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des juifs

Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.


Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements.


Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là.



À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner.


Après le 7 octobre 2023.


Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc.



En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes.


Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine.



Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes.


L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ?


Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus. La bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.