mardi 9 juillet 2024

Mademoiselle J T03 Jusqu'au bout du monde

Ne vous laissez pas ronger par la culpabilité. Il vaut toujours mieux agir.


Ce tome fait suite à Mademoiselle J - Tome 2 - Je ne me marierai jamais (2020) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour saisir l’historique des relations entre les principaux personnages. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Yves Sente pour le scénario, et Laurent Verron pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


En ce premier dimanche de juillet 1950, tout est calme dans cette banlieue de Charleroi. La plupart des voisins étant partis en vacances, les enfants de la famille Destrée profitent de la rue. Par cette chaude journée, oncle Paul rend visite à ses trois neveux qui l’accueillent avec l’impatience de découvrir ce qu’il leur a apporté. Il souhaite tout d’abord savoir s’ils ont bien travaillé à l’école. Il leur remet alors leurs cadeaux, dont l’album Le juge, de la série Lucky Luke. Puis ils se rendent dans le jardin, où il salue la Mamie et il lui demande si elle veut qu’il lui serve un peu de limonade. Elle décline : c’est gentil, depuis qu’elle ne participe plus à la cuisine, elle dépense moins d’énergie. L’oncle Paul s’assoit sur une chaise de jardin et il demande aux trois enfants, tous très attentifs, s’ils se souviennent où ils en étaient. Le grand garçon répond que Juliette avait découvert que son fiancé Raymond voulait se marier avec elle, que pour voler la compagnie maritime de son père et la vendre aux Nazis. Le toton les félicite et il reprend son récit : ils vont voir que, à travers, les horreurs de la guerre, Juliette va se révéler plus extraordinaire que jamais.



Oncle Paul se lance : les enfants étudieront à l’école les détails qui ont précédé ce jour terrible du 14 juin 1940. L’armée allemande venait d’envahir la Belgique et le nord de la France, ce vendredi-là, elle entrait dans Paris. Juliette Sainteloi et Léa Vollak assistent au défilé, mais partent avant la fin : aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Léa et ce ne sont pas des Nazis qui vont tout gâcher. Une fois dans l’hôtel particulier des Sainteloi, Juliette prend une photographie du petit groupe : Léa et ses parents Vollak avec leur plus jeune fils, Oscarine Malepeigne et son fils Bertrand, le docteur de Lannoy. L’espace d’un instant de bonheur, tout le monde veut oublier la guerre et fêter Léa. Bertrand a dépensé un salaire entier pour offrir un joli collier à son amoureuse. Et Juliette offre à sa meilleur amie, la nouvelle tendance de la maison Hermès : un carré de soie à porter en foulard. À l’abri de cette demeure, personne ne peut encore imaginer les terribles épreuves qui vont s’abattre sur la plupart des convives. Il ne fallut pas longtemps aux Nazis pour montrer leur vrai visage aux Parisiens. Partout des Juifs commencent à se faire arrêter. Certains tentent de fuir Paris, d’autres restent et gardent délibérément leurs commerces ouverts comme pour mieux conjurer le sort. Telle la C.C.O. acquise par monsieur Dittre, les grandes entreprises sont réquisitionnées. De même que beaucoup de logements privés afin d’y loger les officiers et dignitaires allemands. C’est ainsi que Herr von Riblach vient toquer à la porte de l’hôtel particulier des Sainteloi pour se faire loger, et prendre la chambre de Henri de Sainteloi.


Une jeune femme courageuse, dont la vie est bien ancrée dans son époque, et le souvenir discret d’un jeune homme roux qui l’avait fortement impressionné lors d’une traversée transatlantique. Le lecteur revient pour retrouver ce qui fait la personnalité de la série. Il sourit d’aise en voyant l’oncle Paul arriver dans sa famille, et être chaleureusement accueilli par ses neveux impatients d’en apprendre plus sur Mademoiselle J., et également de découvrir les bandes dessinées qu’il aura apportées en cadeau (uniquement un album montré de manière explicite, Le juge, publié en album en 1959, de la série Lucky Luke). Il retrouve le temps présent raconté en nuances de gris, et le passé (ou le temps présent de Juliette Sainteloi), raconté en couleurs. Il découvre un nouveau personnage : la mamie, visiblement fortement âgée, restant assise sur une chaise de jardin, sans bouger. Comme dans les tomes précédents, le récit est indissociable de l’époque dans laquelle il se déroule : une évocation de l’occupation pendant les quinze premières pages, puis une aventure à la recherche de Léa Vollak, d’abord en Pologne, puis en Sibérie, comme le suggère la couverture. L’histoire peut être comprise sans avoir lu les deux tomes précédents ; elle révèle plus de saveurs si le lecteur est familier de Ptirou (son souvenir galvanisant Juliette), de ce qui est arrivé au père de l’héroïne, les amours passées et présentes. La condition médicale de Juliette est toujours présente dans ce tome, avec son besoin de médicament, pendant le rationnement de l’occupation, et aussi en pleine Sibérie.



Dès la deuxième planche, les auteurs évoquent l’occupation allemande de Paris pendant la seconde guerre mondiale, le défilé de l’armée le 18 juin 1940 sur les Champs-Élysées. D’une certaine manière, Juliette Sainteloi occupe une position privilégiée : propriétaire d’une luxueux hôtel particulier dans Paris, ne souffrant pas trop du rationnement, grâce à l’argent mis de côté qui permet de s’approvisionner au marché noir. Les dessins ne mettent en avant ni manque, ni privations, ni maltraitance. D’un autre côté, sa meilleure amie Léa Vollak et ses parents sont emmenés lors de la rafle du Vélodrome d’Hiver, du 16 au 17 juillet 1942. Les arrestations arbitraires de Juifs sont également évoquées, ainsi que les trains en partance pour la Pologne, les occupants réquisitionnant des logements, Juliette devant accueillir plusieurs officiers allemands. Les dessins montrent une mince jeune femme se tenant bravement devant des hommes en uniformes plus costauds qu’elle, en particulier Herr von Riblach. Le lecteur voit également les militaires en uniforme, d’abord les Allemands, puis les Russes, bien sûr armés, quelques Américains. Les véhicules militaires, des chars et un modèle original de motoneige.


Du fait de la période du récit, d’autres aspects de la seconde guerre mondiale sont abordés et montrés, également avec retenue. Des Juifs entassés dans des wagons : le lecteur sait pertinemment quelle est leur destination, le camp de concentration et centre d’extermination d’Auschwitz, le centre d'extermination, camp de prisonniers de guerre (soviétiques et polonais) et camp de concentration de Majdanek. L’horreur se fait également suffocante quand Juliette Sainteloi se retrouve interrogé dans une pièce aveugle au 93 rue de Lauriston dans le seizième arrondissement, c’est-à-dire le siège de la Gestapo, surnommé la Carlingue. Restant dans un registre descriptif, le dessinateur sait transmettre l’intensité de la stupeur de Juliette quand elle se tient sur un quai de la gare du Nord, pour assister à la descente des prisonniers de retour des camps d’un train : un moment accablant en voyant ces êtres humains marqués par la maltraitance et la cruauté. Il suffit d’une petite case à l’artiste pour mettre à nu la souffrance et le traumatisme : par exemple page trente-trois quand le soldat russe Namgar Djorkaïev découvre une jeune qui s’était caché sous le plancher des latrines dans un camp de concentration et centre d’extermination. Le lecteur est submergé par la situation abjecte de cet être humain baignant dans les déjections humaines, pour sa survie, et son visage habité par la folie.



D’une certaine manière l’évocation de la seconde guerre mondiale s’effectue en sourdine, loin des champs de bataille, et dans le même temps elle est très dure, implacable parfois insoutenable, toujours réaliste. Seul le mode de recouvrement de mémoire de la jeune femme semble un trop mécanique, mais pas invraisemblable. Cette évocation s’effectue au cours d’une véritable intrigue bien construite : Juliette Sainteloi part à la recherche de son amie, d’abord au camp de concentration et centre d’extermination d’Auschwitz, puis de Majdanek, puis en Sibérie dans les monts Saïan orientaux. Le lecteur découvre alors avec Juliette la réalité de l’après-guerre : tout ne revient pas à la normale, comme si la fin des hostilités avait fonctionné comme un commutateur. Au cours de son voyage à bord du transsibérien, le vieux prince russe Kouraguine explique à Juliette que : Outre que les soldats survivants ont été renvoyés à la vie civile sans source de revenu, les campagnes sont exsangues et l’insécurité règne en maîtresse. Par ailleurs, elle voit les conditions dans lesquelles les déportés encore vivants regagnent leur pays.


Tout du long de son périple, l’héroïne met en application le conseil de Ptirou : Ne pas se laisser ronger par la culpabilité, il vaut mieux toujours mieux agir. Elle va donc de l’avant, très courageuse, risquant à deux ou trois reprises d’être malmenée, se sortant de cette situation parfois avec l’aide d’un homme ou d’une femme, parfois par elle-même, parfois en aidant quelqu’un d’autre, sans manichéisme. Le lecteur peut remarquer comment le scénariste met à profit le besoin de traitement médical de Juliette. Il peut aussi relever les références historiques, celles évidentes relatives à la seconde guerre mondiale : les camps de concentration, la rafle du Vélodrome d’Hiver, le siège parisien de la Gestapo, d’autres moins connues comme l’intervention de Fedor von Bock (1880-1945, Generalfeldmarschall allemand), Pierre Bonny (1895-1944, un des responsables de la Gestapo française, traître et collaborateur). Le scénariste ancre également son récit avec d’autres références d’époque, comme la mention de Pierre Brisson (1896 1964, directeur de publication du Figaro). La recherche de Léa s’achève dans la mine de Batagol, en Sibérie, dans les monts Saïan orientaux, évoquant (1820-1905), l’aventurier français ayant découvert et exploité cette mine de graphite.


Parti comme une histoire complète en forme de variation sur la création du personnage Spirou, cette série dérivée a acquis une incroyable consistance, devenant autonome et roborative, évoquant différentes époques, au travers des aventures réalistes d’une jeune femme courageuse, mais pas infaillible. Ce troisième tome évoque la seconde guerre mondiale vécue par une Parisienne, ainsi que l’immédiat après-guerre à la recherche d’une amie qui a été déportée. La narration visuelle combine une reconstitution descriptive solide et un parfum d’aventure au goût assez sombre, sachant faire ressentir l’horreur et l’abasourdissement de Juliette alors qu’elle est confrontée à la réalité des souffrances endurées par les déportés. Une histoire poignante.



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