jeudi 4 juillet 2024

Fox, tome 6 : Jours corbeaux

Ceci pour assurer une bonne connexion avec les électrodes du casque.


Ce tome est le sixième d’une heptalogie, il fait suite à Fox T05 Le club des momies (1996). Sa première édition date de 1997. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-huit pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005, puis en un tome en 2024.


Dans une cellule de prison, Jacobi, un Afro-américain écoute le résultat de son appel : son recours en grâce a été refusé, le Président a rejeté les conclusions de ses avocats. Maman Audrey attend. Il y a longtemps qu’elle ne s’est réchauffée au contact d’un humain. Et qu’il n’ait crainte ! Elle s’occupera bien de lui. Elle lui fera jaillir une pluie d’étincelles dans la tête et il se retrouvera aux pieds du Seigneur comme un petit enfant solitaire qui en a assez d’avoir peur et froid. Dans une chambre de motel, un Amérindien écoute son interlocuteur au téléphone qui lui donne rendez-vous dans deux jours, pour l’argent et le passeport. Hôtel du Loup Blanc. Chambre 354, seul et sans arme. Il raccroche sachant que c’est un piège, il doit prévenir Lucky. Il compose le numéro, mais personne ne décroche. Le téléphone sonne dans le vide dans une maison : Lucky gît dans une mare de sang au milieu de son salon, les sonneries continuant de retentir. Une voiture file sur la route alors que la neige tombe : le conducteur et le passager savent qu’ils doivent se dépêcher car le temps est compté. Ils ont les papiers : ils se trouvent dans la mallette, tout est en règle, Moe a fait du bon boulot. Dans une église, une femme âgée prie pour qu’ils réussissent, pour qu’ils sauvent son fils, avant demain à l’aube. Dans un bureau, trois agents ont du mal à contenir leur impatience : il reste encore quinze heures avant l’exécution.



Deux gros hélicoptères de l’armée survolent le mont Rushmore. Un soldat se tient prêt à tirer avec la mitrailleuse. Les autres sont assis avec leurs lunettes de vision nocturne déjà ajustées, et leur mitraillette à la main. Le capitaine demande au passager dont le visage est masqué par des bandages s’il n’a pas de problème avec sa voix. Son interlocuteur répond qu’il est prêt à faire son travail. Les hélicoptères entament leur descente vers une maison isolée. Dans la salle de la chaise électrique, un policier pénitentiaire explique à un nouveau, l’effet de la chaise sur le condamné. Puis il précise qu’elle est surnommée Audrey parce que la première personne à s’y être assise était une charmante dame du nom d’Audrey Palmer. L’instrument n’était pas encore prêt à l’époque : elle y est restée 17 minutes, un record. Les hélicoptères finissent leur descente, et le mitrailleur tire sur la maison, abritant un père, une mère et leurs deux enfants. Ailleurs un sénateur n’arrive pas à se concentrer sur un parcours de golf, inquiet du résultat de la mission. Les occupants de la maison ont réussi à en sortir, blessés, à monter dans leur voiture, et ils fuient. Pour esquiver les tirs, le conducteur braque soudainement, et la voiture dérape dans la neige, finissant dans une congère, à la merci des balles.


Après une histoire en un épisode pour le tome cinq se situant en Écosse, les auteurs réalisent un diptyque, se déroulant aux États-Unis, avec une séquence dans le Dakota du Sud, dans le massif des Black Hills. Une autre séquence impliquant l’Amérindien se situe dans un désert où poussent des cactus, donc plus au sud. En outre, le lecteur se souvient que la série se déroule dans les années 1950. Les auteurs racontent donc une nouvelle aventure, qui semble indépendante des précédentes, si ce n’est pour la présence de deux personnages récurrents, en plus du personnage principal. Un autre pays qui n’a rien à voir avec la France ou avec l’Égypte, et une forme narrative également différente. Le scénariste joue avec plusieurs fils narratifs, ne donnant pas les noms de tous les personnages, ni les lieux, ni les liens entre eux. Le lecteur se doute que ces connexions seront révélées progressivement.



Tout débute avec Jacobi qui sera exécuté à l’aube, par l’instrument d'application de la peine de mort par électrocution, la chaise électrique inventée en 1880, comme alternative à la pendaison. Elle occupe la première case de la première page, terrifiante avec ses montants en bois, et le casque d’électrodes. En planche quatre, un policier d’expérience explique à un nouveau, ce à quoi il doit s’attendre, ainsi que son mode de fonctionnement et sa fiabilité. Il évoque l’origine du surnom de la chaise : Audrey, il s’agirait du nom de la première personne à s’y être assise. Une petite vérification permet d’apprendre que la première exécution de ce type a été en fait appliquée à William Francis Kemmler (1860-1890) exécuté à Auburn dans l'État de New York. Dans la planche quinze, Jacobi subit l’explication des préparatifs assez humiliants pour l’exécution : fouille, inspection de tous les orifices, nez, bouche, oreilles, anus, afin de vérifier qu’il ne dissimule rien de métallique qui puisse entraver le déroulement de l’opération. Ensuite, coiffeur qui mettra la peau à nu sur une petite surface en haut du crâne, ceci pour assurer une bonne connexion avec les électrodes du casque. Le lecteur est impressionné par le professionnalisme du policier d’expérience : il suit les instructions avec rigueur, en sachant parfaitement ce qu’il va advenir.


Puis survient l’exécution elle-même en planche quatorze. Pour un peu, le lecteur pourrait croire à un hommage à Jugé coupable (True crime) de Clint Eastwood, à ceci près qu’il est sorti en 1999, soit deux ans après cet album. Dans sa remarque introductive, le scénariste indique qu’il rend hommage au réalisateur Robert Aldrich (1918-1983) et à l’écrivain Albert Isaac Bezzerides (1908-2007), auteur, entre autres du scénario du film Kiss me deadly (réalisé par Aldrich), adapté du roman En quatrième vitesse, de Mickey Spillane (1918-2006). Le lecteur peut effectivement reconnaître cette sensation de film noir dans la construction de l’intrigue qui laisse patauger le lecteur, l’incitant à assembler les pièces au fur et à mesure. Le deuxième fil directeur correspond aux circonstances qui ont conduit Jacobi sur la chaise électrique : le lecteur comprend qu’il s’agit d’un coup de grande ampleur. Il est question d’une forte somme d’argent planquée quelque part, d’une mallette dérobée, d’une élimination systématique des survivants par un groupe militaire, d’un ou plusieurs agents du FBI enquêtant sur l’affaire. Le lecteur finit même par se demander où est passé Allan Fox dans tout ça. L’avant dernière séquence permet de remettre de l’ordre dans les différentes situations, d’établir des connexions. Et la dernière vient lever le voile sur le véritable enjeu : la nature de ce qui a été dérobé, du contenu de cette mallette.



La narration visuelle donne vie à cet imbroglio, le faisant exister, le rendant concret. L’artiste montre une prison avec des murs massifs, des installations d’un autre âge, peu propices à l’épanouissement personnel des prisonniers, inhumaines dans le sens où tout est utilitaire sans confort, déshumanisé. Charles reste dans un registre descriptif, sans en rajouter dans la dramatisation, avec une mise en couleurs un peu sombre, restant la pénombre, accentuant la sensation de lieu conçu en dépit des ressentis de l’être humain. Entremêlées, les séquences consacrées au massacre de la famille du professeur Kurveil jouissent d’un plan de prise de vue qui accentue la soudaineté de l’attaque par hélicoptère, et le professionnalisme des membres du commando, implacables, totalement focalisés sur la mission, sans penser un seul moment qu’ils exterminent des êtres humains. Glaçant. La cavale de l’Amérindien fait voir d’autres paysages au lecteur, plus désertiques, des demeures isolées, avec un niveau de détails impressionnant dans les représentations. Et ce face à face mortel au milieu de cactus arborescents Saguaro. À chaque page, le lecteur constate que l’artiste a pris un grand plaisir à reconstituer ces environnements et les accessoires d’époque. Il peut ainsi être sensible au modèle de chaise électrique de marque Westinghouse, aux têtes monumentales du mont Rushmore, aux modèles de voitures, à une éolienne avec un réservoir d’eau en hauteur, à l’architecture du motel White Wolf, à l’aménagement du bureau de Ballaster (aussi bien les accessoires sur son bureau que le modèle de casiers métalliques), le bar Rosebud avec ses différents clients, les outils de l’atelier de Moe Larsen et son établi, ou encore l’urbanisme de la petite ville de Tree Point où réside la mère de Jacobi. Il relève aussi quelques marqueurs culturels comme une affiche pour la série de films Hopalong Cassidy, un poster de Betty Page, une cravate avec Betty Boop.


Après un tome en Écosse au goût étrange, les auteurs réalisent une dernière histoire en deux tomes qui apparaît tout de suite beaucoup plus inspirée, que ce soit par sa structure ou par ses thèmes, comme la peine capitale, ou la machination sophistiquée pour dérober un objet à l’importance stratégique. L’artiste est dans une forme éblouissante, tant pour les décors, que pour les prises de vue et les découpages, pour les personnages normaux ou extraordinaires (Aaaah ! le regard de braise d’Adrianna Puckett), que pour la représentation d’un Amérique devenue mythique. Le scénariste transpose avec élégance sa source d’inspiration (Aldrich & Bezzerides) pour un polar toxique et haletant. Un thriller de haute volée.



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