lundi 6 mai 2024

Saint-Elme T03: Le Porteur de mauvaises nouvelles

Des deux, c’est Philippe le génie de la détection.


Ce tome fait suite à Saint-Elme T02: L'avenir de la famille (2022) qu’il faut impérativement avoir lu avant. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Serge Lehman pour le scénario, et par Frederik Peeters pour les dessins et la mise en couleurs. Il compte soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré pour L’homme gribouillé, paru en 2018. Il commence par un paragraphe de résumé assez dense.


Quelques tuyaux de l’installation de traitement des eaux… De nuit, Madame Dombre arrive à bord de sa Coccinelle VW : elle quitte la route principale et s’engage dans la voie de desserte qui mène à l’aire de pique-nique d’un débarcadère isolé sur le lac de Saint-Elme. Philippe Sangaré vient d’être déposé sur un ponton de bois par le passeur utilisant une barque à fond plat. Il le regarde s’éloigner, puis il se retourne vers le faisceau de phares de la voiture. Madame Dombre en sort et lui fait observer qu’il a drôlement choisi l’endroit de son débarquement. Il répond par deux mots : discrétion, toujours. Il remarque qu’elle s’est blessée à la cheville ; elle répond que c’est une longue histoire qui implique Franck évidemment. Il indique qu’il peut tout entendre à condition que ce soit dans un endroit chaud. Elle lui fait un point sur la météo : en-dessous des températures habituelles, mais les nuages vont se dissiper juste avant neuf heures, et à partir de midi grand soleil, ça va être une belle journée. Ils se rendent à l’auberge de la Vache Brûlée et ils y prennent une boisson chaude. Philippe Sangaré observe tout ce qui l’entoure, chaque client, Arthur Spielmann quand il vient les servir. Madame Dombre fait les présentations à cette occasion.



Philippe Sangaré résume la situation à Madame Dombre pour s’assurer qu’il a bien tout compris : Cavaliéri débarque à Saint-Elme juste avant Noël, il tombe sur son copain Red Dog qui fait déjà du business dans cette boîte sur le port, Le Mirage. Ils traficotent ensemble quelques temps, mais Cavaliéri change d’idée et s’embarque dans une histoire avec un fils de famille locale, Stan Sax. Mh. À la suite de quoi Cavaliéri monte au col de la Lanterne, disparaît des radars, et trois mois plus tard, la même chose arrive à Franck. Il demande quand elle a reçu l’appel de son jetable, ça faisait combien de temps qu’il était parti ? Il quitte la table, pour aller poser son sac dans sa chambre. Il y prend son revolver et il monte au col pour aller chercher son frère. En sortant, il doit marquer un temps d’arrêt, alors que Romane Mertens le frôle en roulant à toute allure sur son vélo. Elle s’arrête plus loin et elle tambourine sur la porte de Paco : dès qu’il ouvre, elle lui dit qu’il faut qu’il l’emmène tirer, elle doit se passer les nerfs sur quelque chose. De son côté, Philippe Sangaré a atteint le col à pied et il marque l’arrêt pour observer autour de lui : le vol d’un oiseau qui pique pour prendre une grenouille dans ses serres, plus loin des empreintes des pas dans la boue, plus loin encore une branche cassée, un poteau de clôture brisé en deux, et enfin une ferme.


Le lecteur apprécie que les auteurs tiennent leurs promesses : la couverture du tome précédent montrait l’arrivée du frère de Franck Sangaré qui se produisait à la dernière page. Ici, la première scène montre se prise en charge par Madame Dombre et sa première journée à Saint-Elme. Dans la matinée, elle explique à Arthur Spielmann, le lien de parenté entre Philippe et Franck, pas évident en comparant leur physique, et elle ajoute que des deux, c’est Philippe le génie de la détection. Il est possible que cette remarque anodine en passant évoque deux autres frères détectives : Sherlock & Mycroft Holmes, les facultés de déduction de ce dernier dépassant celles du premier. Avec cette remarque, le lecteur peut aussi se faire la réflexion que les méthodes de Franck Sangaré évoquent celles des détectives privés de type hardboiled, entre les années 1920 et 1950, et que les capacités affutées d’observation et de déduction évoquent plutôt Sherlock Holmes ou les héros d’Agatha Christie. Toujours avec cette faculté d’observation en tête, il se rend compte qu’il comprend mieux les cases des pages cinq et six : il s’agit de vues subjectives, rien n’échappant à Philippe Sangaré qui se livre alors aux déductions logiques afférentes. Il utilise à nouveau ses talents dans les pages onze à treize pour retrouver le chemin suivi par son frère au col de la Lanterne, et reconstituer les faits qui se sont déroulés à la ferme. Une narration visuelle muette impeccable.



Alors, que va-t-il se passer ? Le lecteur sent bien qu’il est revenu pour l’intrigue, pour les mystères, anticipant que le récit peut à tout moment basculer dans le fantastique. D’ailleurs, les grenouilles sont toujours là : en page onze quand une se fait ramasser par un rapace, en page trente-deux quand une personne s’échappe par des tunnels dans la montagne, et plus encore par la suite. Le règne animal est également présent avec le nouveau chien de Piotr, et avec Bruce l’animal de compagnie de Madame Dombre dont il est confirmé qu’il s’agit d’un furet. En outre son sort fait comme un écho à celui du chien dans le premier tome, les conséquences d’une violence disproportionnée, comme si l’être humain souhaitait éradiquer cette forme de vie qui le contrarie dans ses actions. Aux aguets, le lecteur guette également les signes de surnaturel ou de fantastique. Cela commence dès la première page avec l’apparence anormale des yeux de Philippe Sangaré : blanc de l’œil, l’iris et la pupille entièrement noirs, sans aucune explication. Pour autant il semble jouir d’une vue normale. Il y a de nouveau la mention du symbole de l’œil dessinée par la jeune fille Katyé, sur la vitre brisée par le derviche. Puis, comme le montre la couverture, l’évasion de Franck Sangaré au cours de laquelle il en voit littéralement de toutes les couleurs au propre comme au figuré : violet, rouge, bleu vert, une séquence découpée en trois, d’abord trois pages avec uniquement des onomatopées de bruit et quelques grognements, puis trois autres pages à nouveau avec seulement des bruits dont des croassements, et encore six pages avec des bruits, des passages quasi hallucinés, grâce à une narration visuelle limpide à l’ambiance évoquant les conventions visuelles de l’horreur.


Mais, à la grande surprise du lecteur, les auteurs confirment beaucoup plus le genre policier, avec une course-poursuite d’une voiture de police suivie par deux personnes voulant impérativement l’arrêter, avec coup de feu, tonneaux en cascade. Cette orientation de genre littéraire est confortée par l’enquête d’un génie de la détection. Là encore, la narration visuelle fait des merveilles : les cases correspondant en vue subjective de Philippe Sangaré. Les deux auteurs se jouent du lecteur : le don d’observation et de déduction du personnage est établi, il ne reste au lecteur qu’à s’interroger sur ce que comprend le détective car il y a forcément des indices à glaner, peut-être pas pour le devancer, mais pour progresser à son rythme. Le lecteur ne s’en montre que plus attentif à ce qui est représenté dans ces cases : deux femmes en train de papoter, les touristes prenant le plan mural en photo avec leur téléphone, le tatouage sur l’avant-bras droit d’Arthur Spielmann, ses oreilles en chou-fleur (Mmmmh, comme celles d’un boxeur, or Roland Sax pratique la boxe en amateur, et a souvent besoin de nouveaux partenaires…), les mimiques de monsieur Mertens assis seul à sa table. Il se prête bien volontiers à ce jeu également lors de la séquence dans la ruelle quand Sangaré se fait passer pour un client auprès d’un dealer.


Dans ces phases policier et action, le dessinateur épate le lecteur par les qualités de sa narration : l’évidence que certaines cases correspondent à ce que regarde Philippe Sangaré, les efforts démesurés de son frère pour s’en sortir avec sa mise en couleurs expressionniste, la bagarre sans merci à un contre trois dans une ruelle proche du port de Saint-Elme (un découpage percutant d’une lisibilité parfaite), l’affrontement dans une petite pièce de l’hôpital, et l’assassinat final sans merci. La richesse et la diversité des pages impressionnent le lecteur, avec des séquences d’action rapides, des discussions pleines de tension entre les personnages, des cases totalement mémorables inattendues, comme des personnes sur des tapis de course dans une salle de sport, un food-truck et ses clients, le bureau très encombré de Roland Sax et le morceau de chondrite, l’agitation nocturne des rues de Saint-Elme, le calme de l’hôpital et son éclairage artificiel, etc. Un grand plaisir de lecture donnant l’impression que la bande dessinée a été réalisée par une seule et même personne.



Pourtant, le scénariste mène la vie dure à l’artiste, à la fois par la diversité des séquences, la nécessité de maintenir une cohérence visuelle d’un tome à l’autre, et des scènes de dialogues aux enjeux forts. Il surprend le lecteur à plusieurs reprises : en changeant imperceptiblement de registre de genre (à la limite du surnaturel mais sans en être vraiment, puis en passant en mode policier-action), en maintenant un rythme soutenu avec des révélations nombreuses, et une étonnante densité narrative. Le lecteur sent qu’il ne s’est pas embarqué dans une série interminable, mais dans une histoire bien définie, avec des actes irréversibles, lourds de conséquence. Par exemple, il n’aurait jamais imaginé l’exécution préméditée d’un membre de la famille Sax, de premier plan. Il révèle également la manière dont la famille Sax a établi sa mainmise sur la ville, et des secrets de famille sont dévoilés, modifiant drastiquement le rapport de force entre plusieurs personnages. Ce n’est qu’arrivé à la fin du tome que le lecteur se rend compte de l’absence de Katyé, de madame la maire Béatrice Maleterre.


Dans les deux premiers tomes, les auteurs jouent avec le lecteur développant de nombreux mystères sur la trame de ce qui s’assimile à une enquête, avec peut-être une dimension surnaturelle, ayant ainsi généré un horizon d’attente de grande ampleur. Ce troisième tome tient toutes les promesses, et plus encore, avec une narration visuelle de haute volée qui prend régulièrement en charge de raconter sans l’aide de texte. L’effet d’immersion fonctionne à plein régime, au milieu d’individus tous particuliers, pour une histoire de genre, de mauvais genre. Addictif.



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