mardi 7 mai 2024

Chimère(s) 1887, tome 2 : Dentelles écarlates

À la Perle Pourpre, quoi qu’il arrive, les clients doivent être satisfaits.


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887, tome 1 : La perle pourpre (2011). Son édition originale date de 2012. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Piero. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


À Paris en 1874, dans la boutique d’un marchand d’art, le jeune Vincent entre et se fait fraîchement accueillir par monsieur Boussod qui lui fait observer qu’il est en retard et que ça devient une habitude. Vincent s’excuse. Le patron continue en lui demandant si ça ferait plaisir à son oncle de savoir que son neveu ne prend pas son travail au sérieux. Il enchaîne en lui demandant de l’aider : ils ont reçu un nouvel arrivage de La Haye. Le propriétaire parie que le frère de Vincent lui envoie encore de ces maudits impressionnistes. Le jeune homme répond que Théo sait ce qu’il fait : un jour, les gens s’apercevront qu’il n’y a pas qu’une seule vision de la peinture. Boussod s’emporte en découvrant une toile : N’importe quoi ! Une caricature ! C’est d’une vulgarité sans nom. Il estime qu’ils ne vendront pas un seul de ces machins. Il insiste lourdement pour que Vincent comprenne : C’est la boutique d’un marchand d’art, pas un atelier d’excentriques qui barbouillent comme des enfants. Il s’en va, en demandant à son apprenti d’assurer la fermeture de la boutique. Quelques moments plus tard, Louis entre et propose à Vincent qu’il ferme, pour qu’ils puissent assister à l’inauguration de la réouverture des salles Tuileries, celles qui avaient brûlé. Vincent ne se fait pas prier. En s’y rendant, ils passent devant une affiche pour Olympe qui se produit à l’Opéra Bouffe.



Dans les locaux de la Perle Pourpre en mai 1887, Gisèle s’adresse sèchement à Chimère devant les autres prostituées. Elle lui assène que même si les hommes s’arrachent ses prestations, elle ne se montrera pas plus indulgente avec la jeune adolescente. La patronne la charge de faire le tour des pots de chambre et de remplir le seau qu’elle lui confie. Quand Chimère aura fini, elle pourra revenir, et Gisèle aura autre chose pour elle. Alors que l’adolescente effectue la tournée des pots de chambre, Marguerite la rejoint et elles discutent. L’aînée fait observer qu’en détruisant son carnet devant Gisèle, Chimère est allée un peu loin. Ce à quoi son interlocutrice répond que c’était son journal intime, c’est personnel. Marguerite répond tristement que Chimère n’a plus rien de personnel ici. Elle appartient à la maison jusque dans ses pensées, ce qu’elle a fait était un affront direct. La jeune fille n’est pas plus impressionnée que ça : si la maquerelle ne lui a pas trouvé plus terrible châtiment que de vider les thomas, elle devrait y survivre. En fait, c’est d’Élise qu’elle se soucie, elle espère qu’elle est loin maintenant. Elle confirme qu’elle l’a aidée à s’enfuir, ce que chacune d’entre elles aurait fait. Marguerite est impressionnée, et elle ajoute que Chimère n’a que treize ans, qu’elle peut prendre en main son destin.


Le lecteur ouvre ce tome deux avec la ferme envie de savoir ce qu’il advient de la jeune adolescente Chimère (treize ans) qui se retrouve comme prostituée à l’établissement la Perle Pourpre à Paris, et dont la virginité a été mise aux enchères dans le premier tome. Celui-ci commence par un marchand d’art, en 1874, alors que le temps présent du récit se situe en l’an 1887. Puis l’histoire revient à Chimère et à la Perle Pourpre, et passe une page et demie après à Élise que le lecteur avait peut-être déjà enterrée. Sans oublier Ferdinand de Lesseps (1805-1894) et ses difficultés à financer la poursuite des travaux du canal de Panama. Et même le passé de Gisèle la tenancière de la maison close. L’intrigue peut donc apparaître suivre des méandres qui modifient la perception qu’en a le lecteur. D’un autre côté, cela le renvoie au titre qui se présente avec un S entre parenthèses : cela induit que l’histoire est celle de Chimère, et qu’elle évoque d’autres chimères, c’est-à-dire des projets vains ou impossibles. Le lecteur y voit un commentaire sur le projet du canal de Panama, une chimère entretenue par De Lesseps. Par ricochet, cela peut également s’appliquer au projet de Gustave Eiffel (1832-1923), c’est-à-dire sa tour qui est en construction et dont le premier étage apparaît comme décor en fond de case. Dans le registre des personnages historiques, le lecteur relève le prénom de deux frères : Vincent et Théo, dans une séquence où il est également des premières toiles de peintres impressionnistes. Il n’y a pas à s’y tromper : il s’agit des frères Van Gogh et de la naissance de ce mouvement pictural qui va à l’encontre des canons de l’art établi et des règles académiques, une autre chimère.



La notion de chimère s’applique également aux personnages du récit : le projet de fuite d’Élise, le projet d’un avenir meilleur pour Chimère, et par jeu de miroir le projet de vie de Gisèle (Olympe) jeune, le récit au temps présent montrant ce qu’il en est advenu. De séquence en séquence, l’histoire personnelle de l’adolescente apparaît bien comme le fil conducteur du récit : les vies des uns et des autres se croisent dans l’établissement de la Perle Pourpre, et croisent celle de Chimère. Cette demoiselle voit passer les clients dans les salons de la maison close de luxe, les personnages historiques précités, et quelques autres dont Guy de Maupassant (1850-1893) en personne. Les dessins participent à cette reconstitution historique en montrant l’époque. Dans les décors : les visions de rues de Paris aussi bien en 1874 qu’en 1887, comme une grande avenue de Paris ou une ruelle désaffectée, les toits des bâtiments aux alentours de la Perle Pourpre ou sa cour intérieure, la tour Eiffel en construction ou un bateau sur la Seine, et un peu plus loin l’île de la Jatte avec son temple de l’Amour. Le dessinateur investit également beaucoup de temps pour représenter les intérieurs : le grand salon de la Perle Pourpre et quelques chambres, l’atelier de Leonardo avec ses outils et son établi, la boutique du marchand d’art avec ses tableaux et ses caisses, le bureau du commanditaire de l’enquête de Blandin.


Le lecteur retrouve cette esthétique qui amalgame des caractéristiques visuelles de bande dessinée tout public, avec des situations adultes, entre amour tarifé et violence horrifique. Le coloriste met en œuvre une palette de nature proche du réalisme, avec quelques touches un peu plus vives de ci de là pour mettre en valeur un élément visuel ou une réaction plus intense sous le coup de l’émotion, une giclée de sang, ou un visage faussement amical. Il passe parfois discrètement dans un mode plus allégorique comme l’ambiance très lumineuse du piquenique à l’île de la Jatte pour évoquer un moment hors du temps, enchanteur. L’artiste joue avec des expressions de visage parfois exagérées, comme un sourire trop large, des yeux trop grands et trop humides, des tailles trop fines, des pieds un peu trop effilés. Il peut également accentuer une posture ou un geste, donner un air faussement romantique à une affiche, exagérer le mouvement d’un triporteur dont les roues ne touchent pas le sol dans une course-poursuite, accentuer la giclée de sang jaillissant d’une blessure. Ces caractéristiques visuelles donnent un air de bande dessinée d’aventure tout public, une lecture accessible et facile.



Dans le même temps, le récit se déroule majoritairement à l’intérieur de la maison close, pour un total de trente-et-une pages. L’héroïne est âgée de treize ans, et si la majeure partie des clients vient comme à une soirée mondaine, une bonne partie d’entre eux vient également pour acheter une relation tarifée. Les auteurs se montrent honnêtes avec le lecteur et représentent des femmes pas toutes majeures dans des tenues mettant en valeur leurs rondeurs sexualisées, les dénudant souvent pour appâter le client avec de la chair. Les caractéristiques des dessins font que ces scènes restent dépourvues de caractère érotique : il s’agit d’une transaction commerciale avec des professionnelles qui n’y mettent pas de sentiment. Les hommes obtiennent uniquement ce pour quoi ils payent, la pratique apparaissant globalement comme mécanique, sans joie, aggravée parfois par des coups, tout le temps par les conditions d’emploi de ces femmes et de ces adolescentes, proche de l’extorsion par la tenancière, qui n’hésite pas à les humilier, et mêmes à les faire frapper par Fernand. La narration visuelle devient difficilement soutenable lors d’un avortement pratiqué sans consentement par un médecin, et pire encore lors d’un assassinat ç l’arme blanche, d’une sauvagerie telle que le lecteur pense immédiatement à une série de meurtres immondes dans le quartier de Whitechapel en 1888.


La narration visuelle et l’intrigue montre que l’établissement de la Perle Pourpre voit passer des personnages historiques et des clients influents, des individus vivant selon les mœurs de l’époque, mais manquant toutefois de l’empathie ou de l’humanisme qui leur permettrait de prendre du recul sur les conditions de vie, sur les modalités d’exercice de leur métier par les prostituées de l’établissement qu’ils fréquentent. Pour le lecteur, certains ne peuvent prétendre à aucune circonstance atténuante. C’est ainsi qu’il considère initialement Gisèle la tenancière, et pour autant au cours de ce tome, il sent poindre un début d’empathie pour cette femme marquée par la vie, qui reproduit peut-être des schémas qu’elle-même a subis. Sa sympathie reste tout acquise pour Chimère, et même un réel respect pour cette adolescente qui ne se voit pas en victime, qui d’un côté fait l’expérience de toute la cruauté et l’égoïsme de certains adultes, et de l’autre a déjà adapté pour son propre usage, des stratégies qu’elle a observées.


A priori, la nature du récit semble évidente : les malheurs d’une pauvre adolescente se retrouvant à travailler comme prostituée dans une maison close, à l’âge de treize ans, un drame sordide. À la lecture cette nature présente un goût bien différent : un récit plutôt agréable du fait d’une narration visuelle mêlant descriptions solides et une forme inattendue d’entrain propre à récit d’aventure, avec une saveur feuilletonnante. Avec une composante historique par touches chorales à laquelle les dessins donnent une solide consistance : les prémices du scandale de Panama, la construction de la tour Eiffel, la montée en puissance de l’impressionnisme et un tueur en série tristement célèbre. Avec l’histoire de la jeune Chimère oscillant entre les coups du sort arbitraires, et une solide idée de la stratégie à mettre en œuvre pour atteindre son objectif. Le lecteur côtoie des personnages complexes et adultes, compromis pour la plupart et ayant en tête des projets déraisonnables qu’ils comptent bien mener à terme. Singulier.



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