lundi 1 janvier 2024

Les parfums du pouvoir T01 Le piège indonésien

FiFi award du meilleur flacon… Il n’y a pas de quoi pavoiser non plus !


Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre. Il est initialement paru sous le titre de La maison des fragrances en 2020. Il a été réédité sous le titre de Les parfums du pouvoir en 2022, à l’occasion de la sortie du tome 2. Il a été réalisé par Christophe Mot & Éric Corbeyran pour le scénario, par Piotr Kowlaski pour les dessins, Cyril Saint-Blancat pour les couleurs, et Viktor Kalvachev pour la saisissante couverture de l’édition de 2020. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Quelque part sous les tropiques, sur une plage paradisiaque, un homme, en tong avec une chemisette hawaïenne grande ouverte, lance un bâton, et son chien Fidji s’élance pour aller le chercher. Au lieu de le prendre dans sa gueule, il se met à gratter le sable, et il déterre un bloc gris. Ernesto le félicite. Il rentre chez lui avec ce beau bloc d’ambre gris et il téléphone à son commanditaire. Il lui annonce qu’il s’agit d’un bloc de cinq kilos et demi, ça faisait longtemps que Fidji n’avait pas déniché un bloc d’ambre gris de cette taille. Il annonce le prix : quarante mille euros. Son interlocuteur s’exclame : tout ça pour du vomi de cachalot. Il faudra que Ernesto lui explique un jour comment il dépense tout cet argent dans son coin perdu au bout du monde. Il ajoute qu’il sera payé dès réception de sa facture, comme d’habitude, et qu’il peut garder le bloc au frais pour le moment. Il préviendra Ernesto quand il en aura besoin. Ernesto raccroche, et il enveloppe le bloc dans un chiffon, puis va le ranger dans un réfrigérateur qui en contient déjà une quinzaine. Puis il s’allume une cigarette roulée à la main et va la savourer confortablement calé dans un fauteuil à bascule sur sa véranda.



La nuit à Monaco dans un palace, une escort-girl frappe à la porte d’une chambre. Y ayant été invitée, elle rentre à l’intérieur où l’attend un vieil homme avec un masque blanc dissimulant son identité, appréciant qu’elle soit à l’heure. Le petit supplément de la professionnelle est sur la table de nuit avec son cadeau habituel. Ils passent au lit, où elle le chevauche dans la position de l’Andromaque, et elle s’active. Claude Capella fait un malaise, et la dame appelle les secours. Au sein du laboratoire de la maison Capella, Ester Capella fait sentir à deux laborantins la nouvelle préparation. Ils commentent : bouquet de rose et de jasmin sur fond oriental légèrement vanillé. Le technicien continue : on le croirait poudré, mais paradoxalement ça reste très frais, vaguement ambré. La technicienne poursuit : un peu épicé aussi par une caresse de gingembre et de patchouli. Noël Debruge, le parfumeur de la maison Capella, entre dans le laboratoire, demandant à Ester ce qu’elle fait là. Elle explique qu’elle s’occupe de la commande Chambleau, et elle lui fait sentir la préparation. Il se montre très critique : un vrai jardin botanique là-dedans. Il estime qu’il faudra encore quelques milliers d’essais et ça devrait être pas mal. Il lui demande si elle a une idée du prix du marché pour la rose Centifolia. Avec un montant pareil, elle ne pourra en mettre que 0,001%, voire moins. Autant dire rien.


Une magnifique couverture, pour la première édition, avec des couleurs chaudes et une composition sophistiquée : cette femme dans un flacon, le sol décoré par les trajectoires d’avion de ligne, et une assemblée d’hommes et de femmes de l’ombre en arrière-plan. Par comparaison, la couverture de l’édition de 2022 apparaît bien sage, même si elle est plus explicite. Il ne faut pas longtemps au lecteur pour saisir le genre du récit, même s’il n’a pas lu le texte de la quatrième de couverture. Les auteurs racontent une saga familiale, avec comme élément original le fait que leur fortune provient de l’industrie du parfum. Corbeyran est familier du genre, que ce soit comme scénariste seul avec la série Châteaux Bordeaux avec le dessinateur Espé, ou en collaboration avec une autre scénariste pour la série Le maître chocolatier avec la coscénariste Bénedicte Gourdon et le dessinateur Chetville (Denis Mérezette). Les conventions du genre règnent en maître : une riche famille, des coups bas entre eux, le patriarche grand entrepreneur ayant fondé l’entreprise qui se retrouve écarté des affaires, les enfants qui se disputent pour la succession, les épouses et époux plus ou moins fiables, les petits-enfants qui n’ont pas la place d’exister, le scandale public, les menaces économiques pouvant provoquer la chute du chiffre d’affaires de l’entreprise, et la ruine de la famille, sans omettre les lieux luxueux et les voyages au bout du monde.



L’artiste avait déjà travaillé avec Éric Corbeyran, en particulier sur la série Badlands et avec Joe Casey pour la série Sex. Il réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif avec un niveau de détails élevé et des traits de contours fins, parfois un peu cassants, parfois un peu secs, ce qui apporte une petite impression de dureté en cohérence avec la dureté du monde des affaires. Il impressionne le lecteur en se montrant très investi dans la représentation des environnements quelle qu’en soit la nature : le calme de la plage tropicale déserte avec ses palmiers, le flux et le reflux de la mer, la cuisine bien équipée d’Ernesto avec ses nombreux ustensiles, l’aménagement très confortable et un peu impersonnel de la chambre d’hôtel de luxe où se déroulent les ébats, la grande villa des Capella à Châteauneuf-Grasse, avec sa piscine, son luxueux salon avec baie vitrée donnant sur la piscine, la somptueuse salle Wagram à Paris où se déroule la cérémonie de distribution de prix de la parfumerie française, les bureaux de la direction de la parfumerie Capella et sa grande salle de réunion, la chambre d’hôpital de Claude Capella, un cours de golf, la plantation d’aloès pour récolter le calambac (bois de oud), etc. En outre, le dessinateur est amené à représenter plus éléments spécifiques à l’industrie de la parfumerie, ce qu’il fait sur la base de solides références : un laboratoire de développement, plusieurs zones d’une usine de production à Grasse avec ses fûts, et ladite plantation. Éventuellement, le lecteur peut rester un peu sur sa faim concernant l’art des flacons, car il n’en est pas question et ils ne sont pas montrés.


Kowalski impressionne l’évidence discrète de ses dessins et de sa narration visuelle, sans qu’une case ne pète plus qu’une autre, sans dessin démonstratif. Pour autant chaque personnage est visuellement pleinement incarné, facile à identifier sans être caricatural. De même, chacun porte une tenue vestimentaire en accord avec son âge et sa position sociale. La direction d’acteur est en cohérence avec la personnalité de chacun. Le lecteur se trouve tout naturellement transporté dans chaque scène de manière organique : tranquille et détendu sous les tropiques, assez impatient alors que l’escort-girl commence à faire usage de son charme et de ses compétences professionnelles, en pleine empathie avec le nez Noël Debruge qui voit une jeune femme commençant à lui expliquer son métier, et en même temps courroucé comme ladite jeune femme de se voir ainsi traitée de haut, conscient de l’opération de séduction à laquelle se livre Christian Capella pour essayer de rentrer dans les bonnes grâces de la fratrie, les tensions entre les différents membres de la famille Capella (Pierre-Jean, Christian, Hortense, Dominique) alors qu’il faut envisager la succession de leur père Claude Capella dans le coma à l’hôpital, que chacun a son propre objectif qu’il ne souhaite pas rendre public, et sa stratégie, tout en professant n’avoir que l’intérêt commun de l’entreprise à l’esprit (un beau jeu de sous-entendus et mimiques de façade), ou encore les informations livrées par le comptable Victor à Pierre-Jean Capella, en se retrouvant dans l’obligation d’expliciter ce qu’il a découvert, et de rappeler que son poste clé au sein de l’entreprise depuis des décennies fait de lui le dépositaire de quelques secrets sensibles.



Rendu participatif grâce à la narration visuelle sachant transcrire les détails des lieux et les nuances des caractères et des émotions, le lecteur observe les membres de la famille Capella, conscient des conventions du genre petites manipulations en famille pour mettre la main sur la direction de la société familiale. Cette trame bien balisée est enrichie par les éléments spécifiques à la parfumerie, bien présents sans être très techniques : l’ambre gris, le nez, les captifs, la mise en concurrence par le biais d’appel d’offre lancé par des grandes marques, le choix technique entre matières naturelles et produits de synthèse, le budget à investir dans la recherche et le développement, le caractère stratégique des approvisionnements, sans oublier le voyage dans un pays exotique pour négocier avec un fournisseur prometteur. En filigrane, transparait l’exigence capitaliste qui est de faire du chiffre d’affaires, de conclure des marchés, d’assurer l’avenir de l’entreprise, déconnecté d’une ambition créative en matière de parfum, tout étant ramené à la dimension économique. L’enjeu de la gouvernance de l’entreprise, plus que de la responsabilité, balance entre une question d’ego et une question de profit personnel, assorti de prestige, les compétences se situant sur le plan de la stratégie et des positionnements industriels, sans rapport avec le savoir-faire de composer un parfum. Une vision très matérialiste et concrète, dépourvue de dimension artistique.


D’un côté, le lecteur peut se dire qu’il a va découvrir un produit assez formaté, d’une famille ou d’un clan régnant sur une grande entreprise, et s’alliant ou s’opposant pour la succession du patriarche, alors que la société doit affronter des moments cruciaux pour son développement et même sa survie. D’un autre côté, même s’agit bien de ce genre, la narration visuelle révèle une solidité impressionnante, et un rendu parlant des nuances, et l’intrigue adopte un ton plutôt pragmatique que romantique, ce qui en fait un récit adulte et dur.



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