lundi 8 janvier 2024

La vilaine Lulu

Toutes ces aventures ont été tirées de faits réels.


Ce tome regroupe les vingt-quatre historiettes consacrées au personnage de la vilaine Lulu. Cet ouvrage été publié pour la première fois en 1967 chez Claude Tchou, éditeur. La présente édition date de 2010. Ces histoires ont été réalisées par Yves Saint-Laurent (1936-2008), pour le scénario et les dessins, un des plus célèbres grands couturiers français, créateur de collections de haute couture. Chaque récit comporte entre deux et six pages, en bichromie, c’est-à-dire noir & blanc et rouge.


Il était une fois une petite fille. Elle s’appelait la vilaine Lulu. Son papa avait un nom : Yves Saint-Laurent. Il décida de mettre sa vie en images et de la raconter. Voici son histoire, cher public, en espérant qu’elle plaira. Présentation du personnage : les différentes parties dessinées qui composent Lulu, à savoir ses bas noirs, sa culotte blanche, sa jupe rouge, son canotier avec ruban rouge, son teeshirt et son visage souriant. Je m’appelle Lulu, deux pages : la vilaine Lulu se présente, en compagnie de son rat blanc. Elle évoque son gros rat blanc qu’elle appelle sa poupée, son bébé, son gros rat. Elle explique qu’elle aime beaucoup faire de vilains gestes, tout en relevant sa jupe et montrant sa culotte. Sa gouvernante renchérit que tout est prétexte pour elle à faire de vilains gestes. Lulu ne peut pas la supporter car elle l’irrite beaucoup. La gouvernante est grande et maigre et c’est elle qui emmène Lulu au jardin. Les deux expressions favorites de la fillette sont Schmuck et Pluck. Elle dort avec son gros rat blanc dans un linge brodé à son chiffre, c’est très chic. Sa bonne lui porte son petit déjeuner au lit. Puis Lulu fait quelques mouvements d’assouplissement et des vilains gestes. Elle fume dans son fauteuil. Elle lit Play Girl et elle apprend des choses.



Lulu à l’école, deux pages : la vilaine Lulu s’en va à l’école et elle est furieuse. Elle grommelle sur le chemin. La perspective de l’école ne la réjouit en rien. La maîtresse la salue lors de son arrivée dans la cour, mais Lulu ne répond pas à son salut. Elle s’assoit à sa table et s’exclame : Quel ennui ! Elle refuse de travailler, jette ses livres à terre, chantonne pendant les cours (Un jour mon prince viendra, un jour il me dira mon gros rat), se révèle de plus en plus odieuse. La maîtresse n’en peut plus. La vilaine Lulu s’avance menaçante, la traite de fille publique ribaude. Les enfants, gênés dans leur travail, hurlent. La vilaine Lulu déchire leurs livres et leurs cahiers. Elle sort le gros rat blanc de son cartable, et celui-ci mord une fillette. Panique chez les enfants, et la maîtresse, fille de gendarme, considère qu’elle est déshonorée. Enfin, c’est l’heure de la récréation et tout le monde sort s’amuser gentiment. Un jeudi de la vilaine Lulu, quatre pages : Les Tuileries, beau jardin de Paris, rempli de joyeuses bandes enfantines et d’heureuses mamans. C’est le printemps : sereine la vilaine Lulu va au jardin avec sa gouvernante. Elle cueille les fleurs des plates-bandes, piétine les bordures, saute à la corde allègrement, participe à une ronde d’enfants, rôde autour des mamans, entraîne ses petites amies et les excite contre un pauvre bébé.


Un tour par une encyclopédie en ligne permet d’apprendre que l’ouvrage a été écrit et dessiné dans les années 1950. Yves Saint-Laurent travaillait alors chez Christian Dior. Il racontait qu’ils étaient jeunes, qu’ils s’amusaient beaucoup. Souvent, après six heures, un collaborateur de Dior (Jean-Pierre Frère) se déguisait. Un soir, il avait remonté ses pantalons jusqu’aux genoux. Le couturier se souvient, il portait de longues chaussettes noires. Dans la cabine des mannequins, il avait trouvé un jupon de tulle rouge et un chapeau de gondolier. Tout petit, presque inquiétant avec son air têtu et rusé, le collaborateur l’avait impressionné et Saint-Laurent lui avait dit : Tu es la vilaine Lulu. L’article continue en expliquant que l’ouvrage met en scène masturbation, tortures, pédophilie, meurtres et dépression latente, et a fait scandale à l’époque. Dix ans plus tard, Françoise Sagan a convaincu son auteur de publier les aventures de la vilaine Lulu en album. Le lecteur s’interroge sur ce qu’il va découvrir. En l’occurrence, il lit des aventures courtes, entre deux et six pages, de ce qui semble être une petite fille turbulente et provocatrice à l’âge incertain, avec une narration visuelle composée de représentations très simplifiés, le plus souvent disposés en bande de la largeur des pages en vis-à-vis, une forme parfois infantile, parfois esthétique, avec un texte régulièrement redondant, indiquant ce que représente l’image.



Ainsi le lecteur voit Lulu se livrer à de nombreuses activités : Lulu à l’école, un jeudi de la vilaine Lulu au jardin des Tuileries, Lulu admire sa propre personne, Lulu exerce le métier de masseuse pour enfants, Lulu développe une relation amoureuse avec un sapeur-pompier, Lulu interprète Le lac des cygnes sur scène, Lulu profite de la plage à Deauville, Lulu vend des poulaines dans un restaurant à thème médiéval, une Lulu-manie se propage dans la population, Lulu devient infirmière, Lulu passe par une phase de déprime sévère, Lulu choisit une robe de couturier pour participer à la présentation des ravissantes débutantes au palais de Chaillot, Lulu joue au bazar de la charité avec des copines, Lulu se met à la colle avec un individu responsable d’un réseau de commerce de traite de blanches mineures, Lulu part en colonie de vacances, Lulu devient une artiste moderne conceptuelle à succès, Lulu passe un nouvel après-midi au jardin des Tuileries, Lulu distribue des œufs de Pâques pourris, Lulu se met en ménage avec un sexagénaire riche. En effet, le lecteur ne peut que constater que cette jeune fille n’est pas recommandable, ni un modèle à suivre. Elle va jusqu’à incendier une cabane de jardin dans laquelle elle a enfermé des copines, les laissant périr dans les flammes, à en conduire sciemment une autre au suicide, et à participer dans le trafic de jeunes filles blanches mineures vers un pays du Moyen-Orient, en toute connaissance de cause, sans aucun remord, par pur caprice, ou pour sa satisfaction personnelle.


Le lecteur lit une histoire par une histoire, pas très sûr de disposer des références culturelles contextuelles de l’époque. Il rétablit sans peine que le jeudi de l’époque correspond au mercredi des enfants d’aujourd’hui. En revanche, le dessin en double page, intitulé Bonjour glou glou, est qualifié d’hommage à un auteur que Saint-Laurent aime tendrement et qu’il admire, sans qu’il soit possible de l’identifier uniquement par ces mots. Deux gags tournent autour des poulaines (une chaussure de forme allongée avec une pointe, portée au moyen-âge) : faut-il y voir une allusion à une mode passagère des années 1950 ? Il n’est pas très sûr non plus de l’âge qu’il doit accorder à cette vilaine Lulu. Au départ, il s’agit sans aucun doute possible d’une petite fille pré-pubère, à la silhouette disgracieuse ou peut-être encore enfantine, que sa tenue favorite contribue à enlaidir : les bas noirs, le large jupon rouge, le canotier déplacé. Elle montre régulièrement ses fesses, voire son pubis glabre. Elle joue au parc avec des petites filles. Étrangement ses parents n’apparaissent dans aucune histoire. Dans Un beau métier, son apparence reste inchangée, mais les mères de famille se comportent avec elle comme s’il s’agissait d’une adulte exerçant le métier de masseuse. Dans Bonne histoire de poulaines, elle est propriétaire d’un restaurant qu’elle dirige en salle. Dans Du Schmuck et du Pluck, elle est philosophe existentialiste à succès. Mais dans la dernière histoire, cette petite fille pré-pubère se laisse entretenir à dessein par un vieux riche, et dort dans son lit.



La couverture promet un mélange de dessins enfantins, en particulier la représentation de la vilaine Lulu, et de conception de page artistique. En effet, la majeure partie des personnages sont représentés à base de détourage par un trait encré d’épaisseur régulière, assez fin, des formes simplifiées relevant d’une vision enfantine. Dans le même temps, cela n’empêche pas certaines cases et certaines histoires de présenter une forte densité d’informations visuelles. Au cours de l’histoire sur la traite des fillettes, l’artiste commence par un dessin en double page, la vision en légère élévation d’une rue avec des maisons de ville à un ou deux étages, et une trentaine de personnages se désolant de la disparation de leur enfant. Puis viennent une partie de poker entre Lulu et Monsieur Totor, ce dernier assis dans un fauteuil entouré de greluches, son voilier à quai, le recrutement des fillettes attirées par des sucres d’orge tendus par Lulu, un voyage à fond de cale, un repas copieux à l’arrivée, la teinte de leurs cheveux en rouge, la projection d’un film sur leur futur papa et son harem, l’arrivée dans un désert de pacotille avec des chameaux et des tenues légères pour les filles. Le lecteur prête une attention particulière aux tenues vestimentaires : elles sont variées tout en étant également représentées de manière simpliste. Il reconnaît une robe à lamé, une robe à plaquette métallique de Dior. Il prend le temps d’admirer la centaine de variations de costumes de Lulu sur les deux premières et deux dernières pages, avec même une Lulu Batman.


L’inventivité du créateur ressort aussi régulièrement dans la mise en page. Il se départit régulièrement du découpage en quatre bandes de cases, de la largeur de deux pages, pour des constructions plus aventureuses. Dans les pages quatre et cinq, Lulu est représentée sept fois, avec un vêtement supplémentaire, de gauche à droite dans une sorte de danse. Il y a onze dessins en double page, avec une composition sophistiquée, assurant une lecture guidée et facile. Plusieurs histoires sont racontées sous la forme de dessins mis côte à côte sans bordure de case, avec jusqu’à une cinquantaine de dessins de Lulu. L’artiste fait usage de perspectives forcées, de cases en forme de cœur, de représentations tirant vers une forme iconique, de représentations naïves, de juxtaposition pour des éléments existant dans le même moment, de successions de cases pour décomposer une action, de cases sans arrière-plan, de décors sophistiqués en fonction de la séquence. Sous des dehors souvent frustes, il met à profit les possibilités variées de composition pour une narration visuelle.


Le lecteur ressort un peu déconcerté de ces vingt-quatre courtes histoires d’une fillette malpolie, se comportant parfois comme une adulte. Il comprend que la morale ait réprouvé un tel personnage enfantin immoral à une époque où la bande dessinée était destinée à la jeunesse. En fonction de sa sensibilité, il apprécie plus ou moins le mode de représentation appartenant à l’enfance, et les histoires se terminant souvent par une pirouette parce que l’auteur est arrivé à la dernière case de la page. D’un autre côté, il peut être sensible à l’irrévérence et la provocation de ces aventures, encore politiquement incorrectes aujourd’hui, désacralisant l’enfance, mettant en scène des abominations. Un défouloir pervers contre l’image idéalisée de l’enfance.



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