mardi 30 janvier 2024

China Li T04 Hong-Kong - Paris

Que toute idée de rébellion soit inexistante.


Ce tome fait suite à China Li T03 La Fille de l'eunuque (2021) ; c’est le dernier tome de cette tétralogie. Sa première publication date de 2023. Il a été réalisé par Maryse & Jean-François Charles pour le scénario, et par ce dernier pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-six pages de bande dessinée. Il débute par un texte introductif d’une page résumant les trois tomes précédents. Il se termine par un texte court texte intitulé : Et qu’en est-il de la fortune de Zhang et de Madame Li ? Puis par deux pages intitulées Fiction ou réalité, ils nous ont inspirés, présentant Minnie Vautrin, Iwane Matsui, John Rabe, Feng Yuxiang, Du Yuesheng, Yasuhiko Asaka, les femmes de réconfort.et enfin une page de bibliographie recensant trente-trois références.


Shanghai, le marché aux criquets, 1937. Acclamé par la foule, le criquet Chang entre dans l’arène. Fort et endurci, il veut en découdre. Yuan est son adversaire. C’est son deuxième combat. Les paris sont ouverts. Le maître de la joute les taquine pour qu’ils soient violents. Chang tente d’avoir le dessus, mais Yuan esquive les coups. Chang finit par se fatiguer et Yuan en profite pour lui régler son compte. Chang recule dans l’arène. Yuan est déclaré vainqueur. Les parieurs crient : Laissez Chang survivre, il en a ! Mais l’arbitre le jette dans la cage de la sauterelle pour y être dévoré. C’est là que Li et Chou avaient retrouvé celui qui détenait les attributs de du père de la jeune femme. C’était un marchand d’alcool de serpent. Au début, il niait farouchement… Mais Chou avait des arguments. L’homme cachait les précieuses dans sa réserve. Les gardiens y étaient très dissuasifs. Et il leur avait remis les précieuses qu’il avait soigneusement cachées. Ils étaient alors repartis vers le refuge secret de son père Zhang, dans les montagnes du Hunan. Traversant des steppes, des forêts et les rizières en terrasse du Jiangxi, évitant ainsi, loin du fleuve, de rencontrer les armées communistes de Mao et celles du Kuomintang de Tchang Kaï-chek.



Mais alors qu’ils s’approchaient du repaire des montagnards, Li et Chou apprirent que le monastère avait été attaqué par les nationalistes. Les combats avaient été rudes, beaucoup d’hommes avaient perdu la vie. C’est l’armée du généralissime qui avait harcelé, mitraillé, bombardé le refuge. Le maître des lieux, monsieur Zhang, s’était échappé, le seigneur de la guerre protégeant sa fuite. Il avait profité des longues galeries souterraines creusées à l’époque par les moines bouddhistes, et qui débouchaient en bas sur l’autre versant de la vallée. Le chef des triades avait pu fuir et traverser le pays pour gagner d’autres horizons. Au petit matin, les nationalistes prenaient possession des lieux. Le seul que l’on avait retrouvé sous les ruines du monastère était un homme blanc un Français. Il était en vie, mais avait subi le supplice de la goutte, et avait perdu la raison. Le père de Li avait trouvé refuge dans la province du Hubei, chez le général chrétien.


Le lecteur sait déjà que le récit se termine dans un restaurant asiatique à Paris au début des années 2020, mais il sait aussi qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir par le personnage principal au cours d’une période historique atroce. Pour peu qu’il dispose de quelques repères historiques, il anticipe avec inquiétude le passage par Nankin, et le massacre qui s’y déroula à partir du 13 décembre 1937 jusqu’en février 1938. Les auteurs y consacrent vingt pages, de la seize à la trente-six, et Li en fait l’expérience. D’un côté, la douceur de la palette de couleurs et les traits de contours élégants atténuent l’horreur visuelle, neutralisant le risque du voyeurisme. D’un autre côté, l’artiste représente les situations horrifiques : les habitants risquant leur vie pour traverser le fleuve à la nage, les individus pris dans le goulet d’étranglement que sont les portes de la ville, les cadavres de soldats et de civils abandonnés à même le sol dans les décombres, les individus encore vivants se tenant debout dans une fosse commune pour y être directement exécutés, les corbeaux venant se poser sur la tête des cadavres flottant dans l’un bras du delta du Yangzi Jiang, un enfant accroché à la jambe de sa mère morte, les viols, les tortures. D’un côté, une sorte de détachement clinique tient le lecteur à distance, de l’autre la qualité de la véracité historique et la justesse de la mise en scène convainquent le lecteur que ces pages capturent la réalité des faits.



Le récit chronologique de la vie de Li continue, et le lecteur ressent l’influence des décisions politiques et guerrières de Mao Zedong (1893-1976) et de Tchang Kaï-chek (1887-1975). Li succède à Zhang son père adoptif, à la tête de la Bande Verte, l’une des triades chinoises établies à Shanghai. Dans ce dernier tome, le lecteur côtoie également Du Yuesheng (1888-1951) un membre de la Bande verte, Yasuhiko Asaka (1887-1981) commandant des forces impériales ayant participé à l’assaut sur Nankin et au massacre qui s’en est suivi. Il est également question des femmes de réconfort (esclaves sexuelles souvent mineures, parfois âgées de 12 ans seulement, victimes des soldats japonais dans les pays occupés pendant la deuxième guerre mondiale), de la campagne des cent fleurs (une politique menée en Chine de février à juin 1957 par Mao Zedong ), du grand bond en avant (une politique économique menée par Mao Zedong de 1958 à 1960), de la canonnière USS-Panay (PR-5) de l’United States Navy, du trafic d’opium étrangement réprimé par Mao Zedong dès 1949 (il mena une campagne officielle contre la drogue, tout en contrôlant les cultures de pavots dans les zones les plus reculées du nord du pays, le bénéfice net de ce trafic allant comme d’habitude dans les caisses du PCC). Ces éléments historiques sont exposés par le biais de cartouches de texte finement écrits, donnant régulièrement l’allure d’un texte illustré pour chaque case correspondante, à cette bande dessinée.


Une fois qu’il s’est adapté à ce parti pris narratif évoquant régulièrement un texte illustré courant de case en case, le lecteur se rend compte de la manière dont texte et images interagissent. De manière taquine les époux Charles ouvrent leur récit avec un combat de criquet et le texte semble synthétiser ce que montre la case correspondante. Dès la troisième planche, le temps que le lecteur s’y soit habitué, les dessins montent en puissance dans ce qu’ils montrent venant donner une autre saveur au texte, pour assurer souvent la fonction de reportage visuel, permettant ainsi au récit de s’incarner à travers des hommes, des paysages. Le lecteur est ainsi progressivement parvenu à un état d’esprit qui le rend conscient de la fonction des dessins : il prête tout naturellement attention à ce qu’ils montrent, ce qu’ils racontent en plus, en parallèle du texte, donnant à voir cette époque, chaque instant de manière concrète. Il mesure tout ce que les dessins donnent à voir : les paysages naturels comme les rizières en terrasse du Jiangxi, les différentes tenues militaires de chaque camp, les petits villages et leur pont, comme les grandes cités et leurs rues, les intérieurs bourgeois et leur ameublement ainsi que les rues dévastées et les immeubles détruits, l’armée japonaise et ses blindés défilant et occupant Nankin, les différentes armes, les navires de guerre, les rues modernes de Hong Kong, les travaux des champs, une cérémonie de remise de diplôme dans une université du Maine. Le lecteur se délecte des quelques illustrations en pleine page : le marché aux criquets de Shanghai, les rizières en terrasse du Jiangxi, une chute d’eau à proximité de laquelle se reposent des combattants chinois, les exécutions sommaires aux portes de Nankin, l’arrivée par mer à Hong Kong à bord d’une jonque, un vieil homme en train de peindre à l’eau des poèmes éphémères sur le chemin de pierre du jardin d’un grand temple à Hong Kong, un avion survolant une rue de cette cité, et pour finir une vue paisible de la rivière Li… sans oublier une séance douloureuse de bondage traditionnel (Shibari).



Madame Li continue de traverser le siècle, son existence et sa trajectoire de vie étant impactés et brutalisés par les événements historiques. En dehors des séquences vécues en direct, la narration prend les atours d’un roman, des textes comme écrits par le personnage principal évoquant ses souvenirs, ce qui correspond à la scène d’introduction du premier tome : Madame Li raconte sa vie aux personnes présentes dans le restaurant chinois appelé La rivière Li. Cette approche romanesque préserve l’implication du lecteur pour cette femme, car il a appris à la connaître dans les trois premiers tomes. Il la voit accepter certains coups du sort, essayer de lutter contre d’autres, faire avec, ou bien choisir d’embrasser les responsabilités de cheffe de triade en toute connaissance de cause quant aux trafics illégaux, et aux conséquences sur les usagers de l’opium. Il ne parvient pas à la considérer comme une méchante, l’ayant accompagnée dans tout ce qu’elle a enduré, que ce soit les épreuves physiques ayant laissé des cicatrices dans sa chair, ou les épreuves émotionnelles sur lesquelles elle n’avait aucune prise, comme l’éloignement de ses enfants. Le lecteur constate le passage du temps, parfois grâce aux dates, parfois par des marqueurs temporels comme dans la planche cinquante-trois, d’abord avec une affiche pour le film Le parrain sur une colonne Morris, puis pour un spectacle de Coluche sur le même support, puis pour le film Jurassik Park, et enfin pour le film Amélie Poulain.


Pour ce dernier tome, Madame Li reprend le devant de la scène. Jean-François Charles excelle pour lui donner vie, donner de la consistance et rendre plausible chaque lieu, chaque environnement quelle que soit l’époque, avec un équilibre parfait entre une apparence douce et prévenante pour le lecteur, et une précision qui ne cache rien des horreurs de la guerre ou de la violence sous toutes ses formes. Le destin de Madame Li continue d’être formidable et extraordinaire, tout autant que terrible et accablant, insignifiant à l’échelle des événements historiques, incroyable à l’échelle humaine. Palpitant, grandiose et effrayant.



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