mardi 16 janvier 2024

Africa Dreams T04 Un procès colonial

Il n’avait plus sa place dans ce monde, et il n’en était pas malheureux.


Ce tome est le dernier d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Africa Dreams 3 Ce bon monsieur Stanley (2013) qu’il faut avoir lu avant. Sa parution originale date de 2016. Il a été coscénarisé par Maryse & François Charles, dessiné et mis en couleurs par Frédéric Bihel. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


Le roi Léopold II n’était jamais allé au Congo. C’était sa colonie qui devait venir à lui. Il avait déjà fait construire une serre congolaise en son château de Laeken et passé commande d’animaux pour le zoo d’Anvers. Restaient les habitants de cette immense contrée, grande comme 80 fois la Belgique… Ce fut chose faite en 1897, lors de l’Exposition universelle de Bruxelles. Près de 300 Congolais, hommes, femmes et enfants, furent amenés dans le parc de Tervuren, aux portes de la capitale. Le roi déambule entre les installations avec une jeune journaliste et ils s’arrêtent devant l’enclos des Congolais : des huttes traditionnelles et une clôture avec des panneaux interdisant de donner à manger aux Africains, car ils sont nourris par l’organisation. La journaliste demande s’ils sont dangereux et fait observer que la pancarte fait penser à un zoo. Le roi répond gentiment que ce sont des barbares : ils sont fétichistes et polygames. Mais en leur apportant la civilisation et le christianisme, les Belges ne désespèrent pas d’en faire d’honnêtes citoyens. Il continue : ils souffrent d’indigestion, et les organisateurs doivent veiller sur leur santé. Le roi emmène la journaliste pour lui montrer un village civilisé.



Léopold II et la journaliste arrivent devant un autre grand enclos en bordure de rivière : des Congolais en uniforme forment une fanfare en train d’interpréter un air. Le roi explique que ces hommes sont engagés dans la Force Publique, ils ont appris, au contact de leurs supérieures, à agir en personnes responsables et civilisées. La journaliste croit pourtant avoir entendu dire qu’il y avait des cannibales parmi eux, et elle voudrait savoir s’il est vrai qu’ils sont logés dans les écuries royales. Le roi commence par répondre que les propos relatifs aux cannibales sont des calomnies, et il est interrompu par un secrétaire indiquant qu’il a un autre rendez-vous. Elle prend congé et une fois la jeune femme partie, le roi la traite de petite peste, dommage elle était si jeune et si jolie. À Liverpool dans les bureaux du West African Mail, Edmund Dene Morel est assis sur une pile de journaux, jetant un regard au livre par terre : Red Rubber, l’histoire du commerce de l’esclavage du caoutchouc au Congo. Roger Casement entre dans la pièce et lui demande ce qu’il peut faire pour lui. Morel répond rien, il ne sait pas ce qu’il doit emporter. Il y a tant à dire sur le sujet et cependant trop d’informations ne pourraient que lasser les lecteurs. Il a tellement attendu cette occasion de franchir l’Atlantique pour défendre leur cause.


D’un côté, le lecteur sait déjà ce que contient ce dernier tome : la phase finale de l’existence de l’État Indépendant du Congo, avant son annexion par la Belgique pour devenir le Congo belge. D’un autre côté, il se demande ce qu’il va advenir des personnages comme Paul Delisle et son père Augustin, et même des personnages historiques comme Edmund Dene Morel (1873-1924), journaliste et écrivain à cette époque, sans oublier la manière dont Léopold Louis-Philippe Marie Victor de Saxe-Cobourg-Gotha (1835-1909) va gérer cette crise et va la vivre. Le premier apparaît dans une quinzaine de pages : un bel homme, souvent le sourire aux lèvres car il a réussi à réconcilier ses valeurs et son expérience de vie, à trouver sa voie. Celle-ci s’avère difficile, que ce soit l’avenir à construire au Congo, ou un mariage mixte avec Ilassy, forcément critiqué à cette époque. Les personnages historiques comme Morel et Casement sont représentés avec une touche romanesque dans leurs attitudes et leurs réactions, tout en restant dans un spectre réaliste, sans effet théâtral. Le lecteur prête une attention tout aussi soutenue à Léopold II, homme de grande taille, à la forte prestance qu’il soit en uniforme et en représentation, ou qu’il reçoive dans le civil un de ses conseillers comme le colonel Strauch. Les illustrations donnent une personnalité singulière à chaque protagoniste.



Le lecteur se rend compte qu’il passe d’une scène à une autre, avec un rythme assez rapide, chaque séquence ne comprenant que quelques pages. Il se rend ainsi à l’Exposition universelle de 1897 à Bruxelles, dans les bureaux d’un magazine à Liverpool, sur la Côte d’Azur dans la résidence du Cap Ferrat du roi des Belges, à la plantation M’Bayo, à la mission de William Sheppard sur la rive du fleuve Congo, dans bureau du roi au château de Laeken, sur le fleuve Congo pour une descente à bord du Lapsley, dans la capitale Boma de l’État Indépendant du Congo, à Ostende, dans les rues de Londres, dans l’ambassade de Belgique à Washington, et bien sûr dans les magnifiques serres royales de Laeken. L’artiste impressionne tout du long par sa capacité à reconstituer chacun de ces endroits, à la fois de façon détaillée, à la fois de façon évocatrice, en particulier les enclos où sont parqués les Congolais, l’encombrement du bureau du West African Mail, la cabine luxueuse du yacht du roi des Belges, la mission Sheppard sur les rives du fleuve Congo sous un ciel étoilé, les rives du fleuve Congo vues depuis le bateau Lapsley, le petit tramway de Boma, le dôme de la cathédrale Saint Paul dans la grisaille londonienne, jusqu’à une illustration en pleine page du fleuve Congo pour la dernière page. Frédéric Bihel est parfait de bout en bout, quelle que soit la nature de la séquence, discussions, déplacements, environnements urbains ou naturels : le lecteur se retrouve transporté dans chaque endroit, captivé par les individus qui s’y trouvent.


Le titre annonce le thème central de ce dernier tome : un procès colonial. Les campagnes d’information d’Edmund Dene Morel (1873-1924), soutenu par le diplomate britannique Roger Casement (1864-1916), pour partie sur la base des informations transmises par le missionnaire presbytérien William Henry Sheppard (1865-1927) ont fini par porter leurs fruits, après des années de dévouement et d’engagement pour cette cause. Avec ses aides dont le colonel Maximilien Strauch (1829-1911), le roi Léopold II met en œuvre des stratégies de diversion, des manœuvres dilatoires, des campagnes de désinformation, des missions de lobbying avec Nelson W. Aldrich (1841-1915, sénateur américain et investisseur) et avec l’avocat Henry I. Kowalsky (1859-1914, également lobbyiste). L’alternance des séquences fait prendre conscience au lecteur des différents aspects de la situation qui lui sont présentés : le point de vue de Paul Delisle devenu un habitant dans un village de l’État Indépendant du Congo, les décisions de Léopold II, la lutte pour faire connaitre la vérité par Edmund Dene Morel. Au travers de leurs actions, d’autres points de vue sont abordés : la presse belge qui commence timidement à poser des questions, la difficulté administrative et sociale d’un mariage mixte au Congo, la désertification des rives du Congo par la population qui craint les raids de la Force Publique, la civilisation à deux vitesses au Congo en fonction de la couleur de peau, le fonctionnement des commissions d’enquête et des auditions pour témoignage, l’intelligence stratégique de Léopold II et sa connaissance des traits de caractère les moins reluisants du public et des foules, les actions de manipulation de l’opinion publique par la désinformation, les opportunistes de tout poil, le mélange des affaires avec la politique extérieure, les procès pour atteinte à la sûreté de l’état afin de faire taire les gêneurs, etc.



En se renseignant plus avant sur cette série, le lecteur peut aboutir à un article rédigé par l’historienne Anne Cornet, intitulé : La série Africa Dreams, une autre manière de faire l’histoire du Congo ? Elle aborde le degré de rigueur historique des auteurs : ils ont pris la liberté de quelques aménagements pour des raisons de licence artistique, et ils ne peuvent bien sûr pas aborder l’intégralité des dimensions sociale, économique, culturelle, spirituelle, civilisationnelle de cette colonisation. Elle replace la réalisation de leur récit dans le contexte des recherches universitaires sur cette époque, à la fois l’État Indépendant du Congo, à la fois la personnalité de Léopold II. Elle analyse ainsi la façon dont Maryse & Jean-François Charles déconstruisent l’image qu’ils avaient pu avoir sur le sujet après la visite du musée colonial de Tervuren 1960, la scène qui ouvre le tome un, et les axes selon lesquels ils le font. Elle relève, entre autres, les choix effectués pour brosser le portrait de Léopold II. Elle développe aussi l’usage des références photographiques par le dessinateur pour effectuer sa reconstitution historique, en concluant que cette bande dessinée a été réalisée avec un travail de recherche imposant et qu’elle constitue une belle invitation à réapprendre à voir le passé, qu’elle renvoie par ailleurs à la complexité d’un passé colonial qui se situe au cœur de mémoires conflictuelles.


Maryse & Jean-François Charles, et Frédéric Bihel ont réalisé une incroyable reconstitution d’un passé colonial horrible, celui de l’État Indépendant du Congo. L’artiste donne à voir des paysages somptueux, des situations atroces, des personnages très humains, dans une reconstitution historique prenante et solide. La construction du récit aborde de nombreuses facettes de la situation, avec un ancrage humain. Magistral.



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