jeudi 23 novembre 2023

Saria T03 La fin d'un règne

Quant au néant, personne ne tient à s’y risquer.


Ce tome est le dernier de la trilogie composée de Saria T01: Les Trois Clefs (2007, illustré par Paolo Serpieri) et Saria T02 La porte de l’Ange (2012, illustré par Federici). La première édition date de 2021. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Riccardo Federici pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une édition en intégrale en 2021.


Après le coup d’état organisé par les Fasci du Doge Asanti, le couvre-feu avait été instauré dans la cité. Mais aucun pouvoir, aucune loi, ne pouvaient arrêter l‘étrange rumeur qui circulait dans les ruelles de la basse-ville. La Luna… La Luna a disparu. Le dirigeable de la Dyle des Forçats se trouve en vol stationnaire au-dessus de Venise. Dans son palais, le Doge Asanti s’énerve après le duc Amilcar qui vient de l’informer que Saria Asanti a rejoint les Enfers. Le Doge s’emporte : son interlocuteur est enfin parvenu, après une longue enquête, à lui prouver que La Luna est sa nièce, qu’elle détient probablement les trois clés, pour lui apporter ensuite la nouvelle qu’elle a disparu. C’est à désespérer ! Il estime qu’il n’est servi que par des incapables, des bureaucrates… Il tourne sa colère vers un scribe, en lui enjoignant de reprendre ses écritures, c’est-à-dire les mémoires du Doge, ou en était-il ? Le duc Amilcar prend la parole : toutes les nouvelles ne sont pas mauvaises. Il est vrai qu’ils ont perdu les traces de la Luna, mais ils où celle-ci a disparu : elle est entrée dans la Scuola Negra pour ne plus en ressortir. Il suffira de procéder à une fouille du bâtiment dès que la paix sera revenue. Le duc Amilcar formule le vœu de pouvoir reprendre le contrôle sur le Doge.



Et comme s’il fallait exaucer un vœu d’une piété bien relative, la nuit même, la Dyle passe à l’attaque. Et un déluge de feu s’abat sur la cité. Les projectiles lancés par la Dyle frappent au hasard. Mais le hasard fait parfois mal les choses, et, lors de l’attaque, la Scuola Negra est frappée de plein fouet ! les bombardements durent toute la nuit. Puis, au petit matin, le vaisseau de la Dyle s’éloigne enfin. Reste à constater les dégâts. Ainsi de la Scuola Negra, où il ne reste presque plus rien de l’ancienne église. Le matin, sur place, sous une pluie dense, le Doge du haut de sa nacelle montée sur une créature humanoïde géante, demande au duc Amilcar ce qu’ils ont trouvé dans les ruines de la Scuola Negra. Un soldat répond : un tableau, et il est intact. Le doge le reconnaît : il est signé de Mario de Maria. Il demande qu’il soit déposé dans la galerie ouverte au public, en témoignage des atrocités commises par la Dyle. En réponse à sa question, le duc indique qu’ils peuvent se servir des forçats de la ville comme autant d’otages contre la Dyle : il suffit de les sortir de leurs trous. Ayant observé ces fouilles de loin, le major P.K. Sirocco décide de se rendre au rendez-vous fixé par Saria Asanti.


À la fin du tome précédent, Saria Asanti franchissait la fameuse porte en ayant choisi l’une des trois clés, le vote démocratique avait eu lieu pour savoir qui de l’Église ou de la Dyle des Forçats allait être dépositaire du pouvoir pour les douze années à venir, qui des deux partis, ou plutôt des deux pouvoirs spirituels allait imposer sa doctrine, la force sans la compassion et la générosité dans un message de destruction d’un côté, des paroles de paix et de pardon de l’autre. Le scénariste tient les promesses implicites de son intrigue : déterminer quel sera le prochain pouvoir en place qui correspondra ou pas aux attentes du peuple dans un processus démocratique ou pas, savoir ce qu’il advient de Saria Asanti et comment son séjour de l’autre côté de la porte des Enfers l’aura changée, ainsi que ce qu’il advient des autres personnages principaux, comme le Doge Asanti, le duc Amilcar, l’ange Galadriel, Ali Muslim Orfa, le major P.K. Sirocco, et même le pauvre Orlando, ou un sous-fifre comme Fra Nello. L’intrigue est menée à son terme jusqu’à une conclusion satisfaisante, sans angélisme, intégrant la nature cyclique de certains phénomènes.



Dans la postface, l’artiste indique que, quand il a commencé à travailler sur le tome trois de Saria, il a reçu un énorme cadeau : celui de pouvoir exprimer librement son art, à travers une mise en scène tantôt digne du cinéma, tantôt décorative, en ajoutant des personnages secondaires, en imaginant des atmosphères gothiques et de fantasy, que l’univers riche de Saria exigeait, certains de ces éléments n’étant pas prévus dans le scénario. En effet, le lecteur constate rapidement que Federici semble beaucoup plus à l’aise que dans le tome précédent, ce dernier lui ayant permis de s’approprier cet univers qui avait été créé par Serpieri dans le premier tome. Comme il l’indique, ici, il semble avoir joui d’une vraie latitude pour ses mises en page et ses modes de représentation. Dans la première page, le lecteur découvre un dessin en pleine page : une vue éloignée du palais du Doge, avec ces sortes de câbles semi-organiques qui serpentent densément sur les toits et les façades, un éclairage diffus et insuffisant, un ciel de plomb et le dirigeable de la Dyle des Forçats en position stationnaire. Quatre pages plus loin, une autre illustration en pleine page alors qu’un déluge de feu s’abat sur la cité, des projectiles lancés qui frappent au hasard dans un plan plus rapproché du palais. Par la suite, le lecteur ralentit sciemment sa lecture pour admirer la première apparition de Saria, la découverte d’Orlando également dans une illustration en pleine page, la marche des Fasci dans Venise dans une case s’étalant de la largeur de deux pages en vis-à-vis et d’un tiers de la hauteur de la page, le mouvement de la foule avide pour récupérer l’anneau de Moloch, l’illustration en double page en contraste de couleurs entre le rouge vif et le gris pour un paysage infernal dantesque.


La lecture atteste également que l’artiste a mis à profit la liberté dont il disposait pour réaliser des pages personnelles et saisissantes. Comme Serpieri, il conçoit et réalise des images et des séquences marquantes. Il peut s’agir d’une case dense ou complexe : les sculptures et statues dans les couloirs ou une salle d’un palais, les débris du palais qui correspondent effectivement à l’architecture et la construction d’un tel bâtiment, l’aménagement paysager des jardins du comte Bazano avec le petit bâtiment japonisant, les chairs torturées des damnés aux Enfers, les gigantesques véhicules de guerre des Fasci, les ruelles mal famées d’un quartier populaire de Venise. Le lecteur se laisse également emmener par des séquences qui lui semblent évidentes à la lecture, mais complexes à faire fonctionner quand il y pense : cet échange courroucé entre le Doge et le scribe dans un audacieux éclairage jaune soutenu, la discussion entre Saria Asanti revenue de l’au-delà et le puissant major P.K. Sirocco au cours de laquelle l’un et l’autre cherche à avoir l’ascendant, l’attaque criminelle sur la personne du Doge avec une giclée de sang sur deux cases, la mêlée pour récupérer l’anneau de Moloch, la destruction terrifiante du palais du Doge au lance-flamme, la confrontation entre Galadriel et Saria en plein cœur des Enfers, la mise à mort du duc Amilcar, etc. Le lecteur ressent que l’artiste prend l’envergure de co-auteur du récit qui aurait été bien différent visuellement avec un autre dessinateur, mais aussi avec un glissement de sens, voire une conviction moins plausible.



Les fils de l’intrigue s’entremêlent pour former une vision complète de la situation et ses nœuds se démêlent pour une résolution. Le thème du pouvoir reste central et le lecteur garde à l’esprit la sentence du scénariste : tout pouvoir est fasciste, qu’il passe par des décrets ou par la force, qu’il soit de gauche ou de droite, religieux ou laïc. Les péripéties illustrent cette conviction. Que ce soit dans des affrontements physiques ou verbaux entre les personnages : qui aura le dessus dans cette confrontation, qui aura l’ascendant sur l’autre ? Le lecteur sourit en voyant la jeune Saria tenir tête au major P.K. Sirocco, vétéran à la stature physique imposante. Que ce soit dans les décisions des personnes disposant de pouvoir, avec des conséquences impliquant le peuple de Venise, aussi bien pour le Doge Asanti et le duc Amilcar qui incarnent le pouvoir en place, mais aussi pour le grand Cadi et le martyr de la Dyle des Forçats qui souhaitent eux aussi que le peuple observe leurs règles et leurs convictions morales et religieuses, même s’ils attendent d’avoir été légitimés par un processus démocratique de vote pour disposer de pouvoirs gouvernementaux. Du coup, au-delà de la rébellion de Saria Asanti contre la dictature du Doge, le lecteur s’interroge sur la capacité de la jeune femme à se prémunir contre les risques inhérents au pouvoir. Pourra-t-elle éviter l’écueil du fascisme ? Ou faut-il plutôt se poser la question de la forme du fascisme qui correspondra à son exercice du pouvoir ?


Troisième et dernier tome de cette trilogie. Alors qu’elle fut initiée avec un autre artiste, Paolo Serpieri, ce dernier tome atteste du fait que scénariste et nouveau dessinateur ont su se mettre en phase, pour un dernier acte dantesque, la narration visuelle faisant exister cette variation déliquescente et angoissante de Venise, et les personnages au fort caractère, dans une lutte de pouvoir classique et cyclique, avec des enjeux personnels, une lutte armée pour le pouvoir, des alliances délicates et une thématique de fond sur la nature du pouvoir et ses caractéristiques peut-être inexorables, fort, sécuritaire, réactionnaire.



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