mercredi 11 octobre 2023

Walk me to the corner

Cela arrive souvent qu’on désire ce qu’on ne peut pas avoir.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021 pour la version française, de 2020 pour la version originale. Il a été réalisé par Anneli Furmark pour le scénario, les dessins et les couleurs, traduit du suédois par Florence Sisask. Il comporte deux-cent-vingt pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une citation de Leonard Cohen., un extrait de la chanson Hey that’s no way to say goodbye, qui donne son titre à l’ouvrage.


Elise avait toujours cru que c’était une affaire de maîtrise de soi. C’était une soirée comme les autres. Le chat était couché à une distance respectueuse et ronronnait nonchalamment. Ses ronronnements s’arrêtaient puis reprenaient de plus belle. Du rez-de-chaussée lui parvenaient les jurons lancés par Henrik, occupé à décaper de vielles fenêtres qu’il avait dénichées et avec lesquelles il pensait construire une serre l’été prochain. Peut-être une vitre s’était-elle cassée. Elise avait consulté la sélection que Netflix lui avait créée tout spécialement pour elle. Mais pour qui me prennent-ils ? pensait-elle. Que savent-ils de moi, au juste ? Elise s’était mise à regarder quatre séries différentes qui l’avaient toutes rapidement ennuyée. Elle éprouvait une sorte de manque, cherchait à se rappeler la dernière fois qu’elle avait été captivée par quoi que ce soit à la télé. Le petit symbole indiquant l’arrivée d’un message surgit alors sur l’écran de son portable. Pourvu que ce soit elle, pourvue que ce soit elle, se répéta-t-elle. C’était bien elle. Elles s’étaient rencontrées dans une fête et s’étaient frôlées toute la soirée. Sans pouvoir engager la conversation. Il y avait une foule d’importuns autour d’elles. Cela n’empêchait pas Elise d’être intéressée, au contraire. Dagmar Janson Wright également, peut-être. Elise savait maintenant que tel était son nom. Tout rapprochement s’était avéré d’autant plus difficile qu’Elise avait été frappée d’un accès de timidité aussi inattendu qu’intense.



Elise et Dagmar échangent quelques mots, la première sur un article que la seconde a lu, et cette dernière sur son métier d’otorhinolaryngologiste. Elles finissent par s’enlacer chastement l’espace de trois secondes pour se dire au revoir. Elise se tient dans la salle de bains et s’examine attentivement. Ses moindres imperfections lui sautent aux yeux. Ses rondeurs, ses pâleurs. Comme une ado peu sûre d’elle, elle voudrait tout changer. Pourrait-elle jamais se montrer nue à qui que ce soit d’autre ? se demande-t-elle. À quelqu’un qui ne serait pas Henrik ? Lui qui n’avait jamais prononcé le moindre mot désobligeant sur son physique. Ni rien de gentil non plus. Pas depuis plusieurs années, en tout cas. Non, de toute manière, il ne serait question de nudité avec quelqu’un d’autre ! Son imagination lui jouait des tours, voilà tout. Ces derniers temps, de nouvelles lignes profondes étaient également apparues sur son visage. Henrik, Elise disait que jamais, au grand jamais elle ne le quitterait.


Une histoire d’amour ordinaire : une femme de cinquante-six ans, mariée depuis vingt-trois ans à un homme qu’elle aime, deux fils adultes et indépendants Felix et Leonard, tombe amoureuse d’une autre femme de son âge, en couple avec une compagne Jenny et parents de deux filles. En même temps, une histoire d’amour qui sort un peu de l’ordinaire du fait de l’âge de l’héroïne, du confort émotionnel et affectif de son mariage, du chemin tout tracé menant à la vieillesse et à son déroulement sans histoire. Le récit passe par les phases attendues : la valse des hésitations, la passion entre ces deux femmes, le choc pour Henrik le mari d’Elise, et la remise en cause de leur union, les rencontres à l’hôtel, le tourbillon émotionnel, le développement d’un amour à l’identique de celui de personnes plus jeunes. Les dialogues par SMS (Mais comment faisait-on pour communiquer avant ?), l’attrait de la nouveauté, le partage de choses appréciées (par exemple au travers de playlists, comprenant, entre autres, Hey, that’s no way to say goodbye, extrait de Songs of Leonard Cohen de 1967, A case of you, extrait de Blue, le premier album de Joni Mitchell en 1971), l’achat du premier cadeau (un parfum) qui ne rentre pas forcément dans le budget, les rencontres dans des lieux neutres éloignés du foyer familial respectif, la question du divorce qui remet en cause de nombreuses années de vie en commun, de bagages accumulés, de souvenirs partagés, le risque de tout perdre, la possibilité de retrouver la capacité d’être amoureuse, d’éprouver de la passion, mais aussi l’envie que le calme revienne à n’importe quel prix, ainsi que la sérénité.



D’un point de vue narratif, la bande dessinée commence sous la forme de trois cases par page, les unes au-dessus des autres, et du texte en vis-à-vis. D’une certaine manière, le lecteur peut avoir l’impression que les images ne font que montrer une partie de ce qui est indiqué dans le texte. Cela change dès la troisième page alors que la conversation s’engage entre Elise et Dagmar, avec des phylactères. En page vingt-six commence une séquence muette, de quatre pages, durant laquelle la narration s’effectue exclusivement par les images. En fonction de la nature de la scène, l’autrice choisit son mode de narration visuelle, entre le texte illustré et la bande dessinée plus traditionnelle pour une narration séquentielle classique. Elle croque les personnages de manière simplifiée, sans chercher à les rendre jolis ou beaux, avec des traits de contours un peu grossiers tout en étant assurés. Il n’en découle pas une apparence infantile, mais plutôt une forme de ressenti, donnant la sensation de correspondre à l’état émotionnel d’Elise. Le lecteur observe également que les deux tiers de la narration se déroule dans des scènes de dialogue, et que l’artiste sait varier les plans de prise de vue, entre les gros plans, avec des plans plus larges montrant l’occupation de l’interlocuteur, le lieu où il se trouve. Le lecteur a vite fait de se prendre de sympathie pour ces êtres humains normaux, avec un langage corporel mesuré et expressif à bon escient.


La narration visuelle emmène également le lecteur dans des lieux variés : le salon d’Elise et Henrik, leur chambre avec le lit conjugal, la chambre d’ami avec un lit une place, la salle de bains, la soirée où Elise rencontre Dagmar, le train, le bureau d’Elise, une plage, les rues d’une ville, une pelouse à l’ombre d’un châtaigner, deux balades en forêt, un carton de déménagement, le nouvel appartement d’Elise. La dessinatrice s’affranchit parfois de représenter les arrière-plans, pendant une séquence entière (la rencontre entre Elise et Dagmar) pour insister sur le fait que toute l’attention des personnages est focalisée sur les autres personnes présentes. Elle dose savamment les éléments représentés, les vues globales ou les détails : le lit deux places dans son entièreté ou une partie d’une patère. Le lecteur prend vite conscience également de l’usage personnel de la mise en couleurs. Le début baigne dans des tons gris-bleu, puis une teinte verdâtre leur succède. Des touches de couleurs apparaissent de temps à autre. Les nuances de gris reviennent. Un jaune délavé et triste pour la baignade. Du vert plus vif pour les promenades dans la nature, l’artiste passant alors en mode couleur directe. Le lecteur se rend compte qu’elle utilise ces teintes en mode expressionniste pour refléter l’état d’esprit émotionnel ou affectif d’Elise, son ressenti du moment, ou celui qu’elle éprouve en repensant à un moment du passé. Petit à petit, sans en avoir conscience, le lecteur est gagné par ces états d’esprit, le sien devenant en phase avec celui d’Elise, ce qui génère une forte empathie comme s’il avait accès à son intimité émotionnelle.



Le lecteur se sent entièrement impliqué dans cet amour qui remet en cause la vie toute tracée et bien établie d’Elise. Il ne s’attend pas à de grandes révélations ou à un psychodrame : la vie suit son cours, tout en ayant dévié de celui le plus probable, sans heurt. Une histoire très classique, tout en étant unique parce qu’elle concerne ce personnage étoffé et pleinement développé aux yeux du lecteur et dans son cœur. La rencontre avec Dagmar a ranimé la passion dans son cœur et celle-ci s’accompagne de changements inéluctables. Plus que cela, elle éprouve la seule certitude de la vie : le doute. Pourra-t-elle concilier cette relation extraconjugale avec son mariage ? Quel sera le prix à payer ? Elle va apprendre à découvrir ce nouvel être cher, mais aussi elle va devoir apprendre comment gérer de nouvelles situations, de nouvelles démarches, ce qui représente un défi tout aussi grand. Tout du long, elle n’a aucune certitude de retrouver un bonheur équivalent à celui qu’elle pensait assuré avec son époux, construit pendant vingt-trois ans de mariage.


Une histoire d’amour pour une épouse fidèle âgée de cinquante-six ans : voilà une histoire racontée avec une belle sensibilité. Une narration visuelle qui transmet organiquement l’état d’esprit d’Elise, sans chercher à l’enjoliver, créant tout naturellement une relation intime et délicate avec le lecteur. Une histoire banale et unique : pas un drame mais une remise en question d’un avenir assuré, le retour des émotions accompagnant la passion amoureuse, et en même temps le doute sur cette relation, sur son avenir. Touchant et émouvant.



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