mercredi 2 août 2023

Le genre du capital : Enquêter sur les inégalités dans la famille

Combattre l’ordre racial et l’ordre du genre contribue aussi à saper les bases du capitalisme.


Ce tome contient un essai qui se suffit à lui-même et qui ne nécessite pas de lecture préalable. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Céline Bessière, Sibylle Gollac et Jeanne Puchol pour le scénario, et par cette dernière pour les dessins et les nuances de gris. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste d’une quinzaine d’ouvrages pour aller plus loin, écrits par Pierre Bourdieu, Collectif Onze, Christine Delphy, Sylvia Federici, Nicolas Frémeaux & Marion Leturcq, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin Heredia, Thomas Picketty, Florence Weber, Viviana Zelizer. Mmes Bessière et Gollac avaient collaboré au Collectif Onze, auteur d’un ouvrage qui avait été adapté en bande dessinée par Baptiste Virot en 2020 : Au tribunal des couples (Enquête sur des affaires familiales).


Dans une cabane de fortune construite sur un rond-point, une gilet jaune est en train de dîner frugalement dans sa protestation pour la justice sociale et la justice fiscale, et contre la casse des services publics. Elle écoute la radio : Trois mois après son divorce, MacKenzie Bezos renonce à tous ses intérêts dans le Washington Post et dans Blue Origin, à 75% de ses actions Amazon, ainsi qu’à ses droits dans cette entreprise. Ceci afin de soutenir l’action de son ex-mari, a-t-elle précisé. Jeff Bezos garde donc le contrôle d’Amazon et reste l’homme le plus riche du monde. Les marchés financiers peuvent respirer. Un tel discours met la gilet jaune hors d’elle : à haute voix, elle suggère que McKenzie vienne partager ses fins de mois. Un chat a réussi à tromper sa vigilance et est en train de goûter au plat préparé sur la table. Elle le chasse, car elle n’a sûrement pas trop de quoi à manger. Il détale ventre à terre, il croise un autre chat et ils commencent à papoter. Le premier est à la rue parce que son humaine est morte subitement, et ses enfants, se disputant pour l’héritage, se sont débarrassés de lui. Le deuxième explique que ses humains sont en train de déménager et il ne sait pas s’ils vont le garder. Ils croisent un troisième chat qui interrompt leur conversation.



Ce dernier chat les emmène dans un coin sympa. Il explique que dans la séparation, c’est surtout l’humaine qui va y laisser des plumes dans le divorce. Non seulement, l’écart entre les revenus des plus riches et ceux des plus pauvres n’a jamais été aussi important, mais l’écart entre leurs patrimoines se creuse encore plus. Patrimoine, ou richesse ou capital, peu importe l’appellation : des terres, de l’immobilier, des actifs financiers, des entreprises. À une interrogation, il répond que les pauvres peuvent parfois y prétendre grâce au crédit ou à l’épargne. Alors que les plus riches en bénéficient souvent dès leur plus jeune âge, parce que ces biens se transmettent au sein de la famille. Bon, ces inégalités-là font beaucoup parler. On sait moins que les inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes augmentent elles aussi. Même si les femmes travaillent et gagnent leur argent, en moins de vingt ans, l’écart entre ce que détiennent les hommes et femmes a presque doublé.


Il s’agit d’un exposé condensé d’une enquête analysant les inégalités de patrimoines et économiques entre femmes et hommes, au sein de familles de classe sociale différente. Le défi impressionne : restituer une étude sociologique sous forme de bande dessinée. La forme narrative adoptée par les trois autrices fonctionne très bien. Quelques reconstitutions et mises en situation : des entretiens avec les deux sociologues, des discussions entre membres d’une même famille, des entretiens devant la ou le juge avec les avocats, des entretiens chez une avocate ou un avocat, chez une ou un notaire. Quelques moments d’une activité professionnelle ou d’une autre. La dessinatrice représente les trois autrices (dont elle-même) en train d’échanger en présentiel ou en distantiel pour approfondir une notion, ou demander un développement sur un constat contre-intuitif. Ces passages peuvent être représentés avec les trois autrices en situation, ou des gros plans sur leur visage simplifié et représenté comme des avatars infographiques. Le lecteur ne s’attend pas à la troisième forme d’exposition : des chats en train d’échanger entre eux sur leur situation personnelle, et par voie de conséquence la situation de leur maîtresse.



En feuilletant rapidement le tome, le lecteur pourrait entretenir quelques réserves sur ce qui donne l’impression d’une narration visuelle peut-être un peu pauvre (beaucoup de têtes en train de parler, des décors représentés sporadiquement), mais à la lecture il ressent toute la pertinence des choix effectués, car ainsi l’exposé devient vivant et coule de source, avec une forme de tension dramatique qui sert le propos, sans le sensationnaliser ou le dramatiser. Au fur et à mesure, il fait l’expérience que les pages présentent une grande variété d’éléments visuels : l’intérieur du cabanon sur le rond-point, les murs et les toits parcourus par les chats, les cabinets et bureaux, et des éléments avec une fonction symbolique comme une balance à plateau, un extrait de tableur, un plan de réaménagement d’un appartement, un caddie de supermarché, des arbres généalogiques, un plateau de Monopoly, des billets de banque qui poussent sur une plante en pot, etc. Le lecteur fait l’expérience de l’apport de la dessinatrice dans la conception des planches, dans la conception même de l’exposé pour qu’il ne soit pas juste un texte livré ficelé avec des images redondantes ou superfétatoires, mais bien un exercice pédagogique mettant à profit les possibilités du moyen d’expression, ainsi que ses spécificités. La facilité de la lecture rend le propos aisément accessible, et pourtant lorsqu’il prend un peu de recul en faisant une pause pour réfléchir à ce qu’il vient de lire, le lecteur prend conscience de la densité des informations, qu’il s’agisse des description des situations, de la démarche de recherche, des constats, des analyses, des conclusions. Il se rend également compte de la profondeur de la réflexion, nourrie par un travail conséquent de recherche et d’analyse. En prime, il est visible que Jeanne Puchol aime bien dessiner les chats et qu’elle en a longuement observés.


Les autrices affichent d’entrée jeu leur point de vue : analyser les inégalités de patrimoine et de richesse entre femmes et hommes, en défaveur de ces premières, avec le parti pris de l’écriture inclusive pour ne pas les invisibiliser. Ce positionnement n’affecte en rien la rigueur de leur enquête. L’annoncer permet au lecteur de savoir dans quelles directions ladite recherche va s’effectuer : il s’agit de repérer et d’analyser les mécanismes et les paramètres systémiques sociaux qui sont à l’œuvre dans l’apparition ou la reconduction de ces inégalités. L’exposé comprend plusieurs parties. Un premier exemple de succession dans la famille Pilon, avec utilisation du dispositif de donation-partage devant notaire, la veuve donnant la boulangerie ainsi que la maison attenante à son fils, ses trois filles recevant quelques biens immobiliers et terrains avoisinants. Des explications complémentaires issues des entretiens menés avec les différents membres de la famille. Vient ensuite la partie analytique et réglementaire exposée par les deux sociologues, relancées par les questions de la bédéiste. Suivent encore deux exemples de successions. Puis de des exemples choisis pour des situations particulières : femme âgée et démunie, méconnaissance du droit chez les modestes, rôles respectif des avocats et des notaires, autres situations de divorce, de succession, dans des milieux aisés, dans des milieux populaires, au sein d’une famille ou l’épouse a élevé les enfants et travaillé dans l’entreprise de son époux, ou bien s’est entièrement consacrée à la famille.



En annonçant leur positionnement en toute transparence, les autrices indiquent qu’elles se focalisent sur les mécanismes qui font perdurer les inégalités entre femmes et hommes dans ces situations, voire les aggravent, avec le constat de départ que les statistiques sur l’écart de richesse entre femme et homme est allé en grandissant ces dernières décennies. Leur exposé est donc orienté puisqu’elles partent d’un constat factuel et chiffré, dans le même temps l’analyse desdits mécanismes est menée avec rigueur et méthode. Les exemples sont choisis pour un jugement qui va dans le sens de la préservation ou de l’augmentation de la richesse de l’homme, et la diminution de celle de la femme. Les autrices exposent alors la situation de départ, les éléments qui motivent le jugement, le lecteur restant libre de se faire une idée par lui-même, de nourrir son opinion, et de relativiser comme il l’entend les conclusions des sociologues s’il estime que le constat de départ est trop prégnant. Il retrouve bien évidemment des idées féministes tel que l’invisibilisation des tâches domestiques, ainsi que la priorité donnée à la conservation du patrimoine familial lors de sa transmission d’une génération à l’autre. À nouveau, il peut exercer son libre-arbitre en fonction de ses convictions et de ses valeurs, que ce soit pour les questions de capital, de travail ou de famille. À chaque étape, les deux sociologues exposent la méthodologie qu’elles ont mise en œuvre, les moyens dont elles ont disposé, les entretiens qu’elles ont pu mener, les professionnels auxquels elles ont eu accès, les entretiens qu’elles ont pu observer, leur nombre et leur variété. Le lecteur peut donc également se faire une idée de leurs sources et de leur démarche.


Tout commence par un titre bien singulier et un a priori sur le fait que l’exposé sera orienté pour pointer du doigt des mécanismes favorisant les hommes aux dépens des femmes. Les autrices affichent que leur ouvrage va dans ce sens, libre au lecteur de le garder à l’esprit au cours de sa lecture. Réaliser un exposé en sciences humaines et sociales en bande dessinée constitue un défi délicat, car il faut savoir trouver le bon mode narratif pour réaliser une vraie bande dessinée (et pas un texte illustré) sans dénaturer les propos tenus. S’il peut entretenir quelques a priori sur les choix de la dessinatrice, le lecteur ressent rapidement qu’ils étaient infondés, et que le mode narratif a été conçu par la bédéiste avec les deux chercheuses, pour un résultat parfaitement adapté à l’exercice de la restitution d’une enquête et de l’analyse afférente. La lecture s’avère très agréable, avec ses différents niveaux narratifs (mises en situation, échanges entre les autrices, commentaires, analyses et conclusions), et la prise de recul sous la forme de la discussion entre des observateurs inattendus que sont les chats. Une lecture passionnante, éclairante, enrichissante, édifiante.



2 commentaires:

  1. "Le défi impressionne : restituer une étude sociologique sous forme de bande dessinée" - C'est très vrai. Cela me rappelle une autre bande dessinée, mais cette fois-ci pas sur une étude sociologique, mais sur une enquête, puisqu'il s'agit des attentats du 13 novembre 2015 : "La Cellule". Le sujet se prête peut-être davantage à la bande dessinée, mais rien n'est moins sûr.

    "l’exposé sera orienté pour pointer du doigt des mécanismes favorisant les hommes aux dépens des femmes" - Je suppose que leur étude concerne la France, peut-être l'Occident. J'aurais trouvé intéressant une étude vraiment globale avec des chiffres pour chaque grand pays ou sous-ensemble géographique. Il semblerait que l'Europe soit la moins mal placée dans ce domaine ? Mais même en Europe, une analyse ciblée serait intéressante. Quand tu regardes les statistiques d'Eurostat, tu réalises que la tendance devrait être inversée. Et pourtant. Par exemple, les femmes sont plus diplômées en moyenne que les hommes, mais sont moins actives qu'eux sur le marché du travail. Cela étant, je me méfie fortement de l'anticapitalisme convenu de ces ouvrages, pour moi le problème n'est pas de nature capitaliste, mais c'est plus un aspect "culturel" ou "historique".

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    1. Leur étude concerne exclusivement la France. Au vu de la pagination, il n'aurait pas été raisonnable de vouloir exposer les mécanismes en jeu dans d'autres pays en fonction de chaque réglementation, corpus de lois, histoire propre au pays. En outre, je suppose que les autrices ne disposaient pas de matériel de recherches sur d'autres pays.

      Je n'ai pas ressenti cet ouvrage comme étant animé par une pensée anti-capitaliste primaire, même s'il plane une sensibilité de gauche. Ce n'est pas tant la critique du Capital qui ressort que les inégalités flagrantes de traitement entre les riches et les pauvres. Par ailleurs, les autrices affichent une sensibilité féministe tout en restant dans un registre factuel.

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