mardi 25 juillet 2023

Le Voyageur

Sapere vedere


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été écrit par Théa Rojzman, dessiné et mis en couleurs par Joël Alessandra. Il compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec un carnet graphique de dix-huit pages, agrémenté de courtes citations de Léonard de Vinci.


Musée du Louvre, Paris, France. Patrick exerce le métier de gardien pour le Louvre et il est régulièrement affecté dans l’aile Denon, où il doit supporter les hordes de touristes, accompagnés par des guides, qui se pressent pour admirer la Joconde. Leur comportement stéréotypé lui tape sur le système. Alors qu’il est en train de s’énerver tout seul dans sa tête, un groupe arrive, et la guide entame son commentaire. Elle leur demande s’ils connaissent les deux titres de ce tableau : La Joconde, ou le Portrait de Mona Lisa. Ils peuvent voir qu’il s’agit d’une peinture sur huile sur panneau de bois. Du peuplier pour être exact. Attention, elle ne veut voir personne s’approcher trop près du tableau. Les deux particularités principales de cette peinture sont ce sourire énigmatique et le fait que le regard suit le spectateur où qu’il soit. Les deux paysages : l’un semble habité par les hommes, l’autre est comme un paysage imaginaire. Certains commentateurs estiment qu’il s’agit d’une sorte de paysage intérieur. Le paysage est peut-être essentiel dans ce tableau. Regarder le pont et la rivière. La Joconde ne serait-elle pas aussi une évocation du temps ? Le temps qui passe et rend la beauté, un sourire, la vie humaine éphémères. Regarder comme ce sourire est énigmatique, quel est son secret ? Qui était vraiment la Joconde ? 500 ans plus tard, on ne le sait toujours pas et on ne le saura certainement jamais. Ce tableau est scandaleux pour l’époque, une femme souriante plantée devant un paysage quasi imaginaire et plutôt inquiétant comme un mémorial préhumain. Léonard de Vinci ne l’a d’ailleurs jamais remis à son commanditaire.



Un autre gardien rejoint Patrick estimant également que cette guide est particulièrement ennuyeuse. En revanche, elle a de jolies jambes. Patrick lui rétorque que c’est pas pour eux des jambes comme ça. La visite est terminée, le car les attend, la guide emmène son groupe et dit au revoir à Patrick, accompagné d’un Bonne soirée. Il reprend son attitude professionnelle et commence à indiquer aux visiteurs qu’ils doivent se diriger vers la sortie car le musée ferme dans trente minutes. Certains râlent car ils n’ont pas disposé d’assez de temps. Patrick se rend dans les vestiaires pour se changer, avec les autres gardiens. Marc, l’un des gardiens, en invitent d’autres à sa fête d’anniversaire, mais pas Patrick. Marc lui demande en revanche un service : aller dire à Geneviève, la moche de la billetterie, qu’elle a encore oublié de prévenir les gens que le musée fermait à 18 heures. Une fois ses collègues partis, Patrick flanque un grand coup de tatane dans un casier, pour évacuer sa frustration. Il se dirige vers la billetterie et il s’acquitte de sa promesse. Puis il rentre chez lui, supportant mal à la sérénade d’un accordéoniste dans le métro.


Une lecture facile, très aérée, quarante-quatre pages muettes, une dizaine de dessins en double page. Assez peu de dialogues. Tout est fait pour procurer une sensation de lecture rapide, sans effort, avec quelques passages oniriques. Un dispositif narratif assez classique : la possibilité de pénétrer dans un tableau pour en explorer l’univers. Les auteurs ont choisi la Joconde, le tableau le plus célèbre au monde, assez énigmatique dans les faits, contenant peu d’éléments visuels, et offrant donc un champ d’exploration très libre. Une histoire d’un homme seul, subissant une relation abusive avec sa mère, vivant encore chez maman à cinquante ans, une situation peut-être un tantinet exagérée. Il a fini par être aigri, ce que le lecteur comprend parfaitement. Les dessins ne le rendent pas particulièrement joli ou avenant, et certainement pas souriant. Le lecteur le prend rapidement en pitié, car il est évident qu’il est passé à côté de sa vie, mais en même temps il prend soin de sa vieille mère. La narration visuelle offre une expérience consistante un peu terne dans le monde réel du fait du choix d’une mise en couleurs cantonnée à des nuances de bleu un peu fades. Il en va autrement dans le monde du tableau qui se bénéficie de séquences en couleurs. Le voyage arrive à son terme. Et voilà… En fait pas du tout. Dès la première séquence avec la guide qui commente le chef d’œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519), il se passe autre chose.



L’empathie du lecteur peut s’éveiller avec le commentaire lui-même sur le tableau : encore une personne qui parle de la Joconde, comme c’est original, c’est-à-dire exactement le sentiment de lassitude de Patrick. Ou par la remarque sur les jambes de la guide et le fait que c’est pas pour des gardiens de musée, une forme de résignation à être un individu insignifiant, un d’une banalité tellement ordinaire que les bonnes choses de la vie ne sont pas accessibles. Ou alors par l’écrasant sentiment de solitude, amplifié par le musicien qui chante la Vie en rose dans le métro, par le réconfort accablant de retrouver sa mère, par l’absence de toute marque festive pour son cinquantième anniversaire, par la monotonie débilitante du quotidien qui se répète dans un cycle sans fin, uniquement marqué par l’entropie qui grignote implacablement l’énergie vitale. Il ressent ces émotions en regardant simplement le personnage se déplacer mécaniquement dans sa vie, en ressentant le vide émotionnel qui émane de ces pages qui se tournent vite, de cette couleur qui donne l’impression d’être presque uniforme, de ces moments si rares d’échanges verbaux, et si vides d’implication. En contraposée, peut-être que l’artiste met à profit ces croquis de carnet de voyage en Toscane, mais quelle bouffée d’air frais, quel enchantement de couleurs, et si ce sont des souvenirs de vacances, il est évident que l’artiste y a pris plaisir, s’est délecté de ces visions et leur a fait honneur dans ses dessins.


Il est aussi possible que le lecteur s’interroge lui-même sur ce qu’incarne ce chef d’œuvre mondialement connu, sur ce qui en fait un chef d’œuvre, sur ce que lui-même y perçoit, ou au contraire sur ce qui en fait un portrait qui ne lui parle pas, à la surface duquel il reste. La relation à sa mère de Patrick est peut-être un peu appuyée, mais elle n’est pas moins universelle : chaque lectrice ou lecteur, quelle que soit sa situation, s’est interrogé dessus, a dû entamer ou faire le chemin de la séparation d’avec cette personne dans le ventre de laquelle il a vécu pendant la gestation, la personne qui a littéralement construit son corps. La représentation qu’en donne l’artiste s’avère très troublante : sa banalité, son visage dénué d’amour, mais aussi une forme de proximité physique attendrie. D’ailleurs, les dessins ne dégagent pas de fadeur, en fait ils montrent bien le quotidien de Patrick avec un bon niveau de détails dans les représentations, des zones du Louvre, immédiatement indentifiables, une Joconde très fidèle, aussi vraie que nature, quelques statues, d’autres œuvres d’art. Patrick baigne chaque jour dans des chefs d’œuvre, et cela finit par provoquer le lecteur sur sa propre relation à l’art. sa façon de les considérer, de les interpréter, de leur imposer le sens qu’il leur donne. Patrick lui-même donne plusieurs sens successifs à la Joconde : en fonction de son état d’esprit, Mona Lisa incarne une personne ou quelque chose de différent. Le sens est dans l’œil de celui qui contemple l’œuvre. Le lecteur n’est pas dupe : il sait que lui-même effectue sa propre interprétation et qu’elle s’avère changeante en fonction de son état d’esprit. Autant d’interprétations ou de sens à une œuvre d’art, que de personnes qui la contemplent. Et par voie de transposition, autant de sens possibles à cette bande dessinée qu’il est en train de lire.



D’ailleurs, comment lui arrivent-elles ces interprétations à Patrick ? Des réminiscences de ce qu’il a pu entendre des guides, certaines très séduisantes ? Peut-être des lectures faites par lui-même ? Ou une discussion avec un libraire ? Une librairie bien étrange que celle dans laquelle il pénètre, avec un libraire qui ne s’occupe que de cet unique client, de manière plus ou moins sibylline, et une pièce cocon envahie de livres dans laquelle il doit faire bon se réfugier. Cette exhortation en latin : Sapere Vedere, c’est-à-dire Savoir voir. Et puis ce voyage, ou plutôt ces voyages dans le monde de Mona Lisa, dans l’environnement du tableau, et hors cadre : de belles métaphores visuelles, à commencer par Sortir du cadre. L’enfant dans l’œuf, des inventions de Léonard de Vinci : voilà qui rappelle que le créateur de ce tableau était un génie. L’artiste aménage des visuels du maître, et leur choix atteste du fait que la scénariste a fait plus que survoler quelques images sur la toile. Le lecteur acquiert la conviction qu’elle-même a effectué ce cheminement de s’interroger sur son rapport aux œuvres d’art. À chaque fois, Mona Lisa prend les traits d’une personne différente, une projection de Patrick sur cette femme en fonction de ce qui accapare ses pensées. Progressivement, il se produit une catharsis au travers de la contemplation du tableau et de ce qu’il y projette. La Joconde reste inchangée, mais à chaque fois il la regarde d’un œil neuf, ou en tout cas différent, ce que montrent bien les dessins. Lors de sa rencontre suivante avec le libraire, celui-ci évoque la technique du sfumato, utilisée par de Vinci. Une autre métaphore s’impose : cela correspond également à l’effet produit par les réflexions et rêveries de Patrick sur lui-même. Jusqu’à cette image saisissante en page cent-neuf, d’un facsimilé de radiographie du tableau de la Joconde : il n’y a quasiment plus de personnage car il s’est ouvert aux autres, il a pour partie gommé ses propres frontières.


Arrivé à la fin de l’ouvrage, le lecteur découvre le carnet graphique et les citations de Léonard de Vinci : pas de doute possible, cette bande dessinée est l’œuvre de deux créateurs qui se sont abreuvés à l’esprit du maître. Il considère le chemin parcouru au fil des pages et il a du mal à en croire ce qu’il constate : une lecture d’une facilité déroutante, une sensation de simplicité qu’il a confondue avec une narration à la teneur un peu légère. En fin de course, une déclaration d’amour à Léonard de Vinci, à Florence et à la Toscane, une réflexion sur le rapport de l’individu à l’œuvre d’art fonctionnant sur la participation du lecteur, un ressenti analytique sur la séparation d’avec la mère, une histoire d’amour constructive et touchante, une forme de développement personnel intime et émotionnel d’une sensibilité rare. Une vraie merveille.



2 commentaires:

  1. "Théa Rojzman" - Voilà un nom que j'avais retenu au premier article que tu lui as consacré et qui commence à être habituel sur ton blog.

    "mais quelle bouffée d’air frais, quel enchantement de couleurs" - Effectivement, c'est le moins que l'on puisse dire. Surtout après avoir lu le début de ton paragraphe. Quelle chape d'airain m'est tombée sur les épaules au fil de ton énumération !

    "Théa Rojzman" - J'y reviens. Dans son œuvre, puisque tu as lu quelques albums d'elle, maintenant, y a-t-il des thèmes récurrents ? Une façon d'écrire ?

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    1. Une habituée : rien à voir avec Edmond Baudoin ou Jean Dufaux, dans le même temps, il est vrai que je suis son fil facebook et que je guette ses créations. Pour autant, elle ne figure pas dans ma liste d'auteurs dont j'achète chaque BD les yeux fermés, sans me renseigner auparavant.

      L'énumération avec le terrible constat de Il est passé à côté de sa vie : il est arrivé à Rojzman de laisser poindre son découragement dans une poignée de posts sur facebook. Il m'arrive également de m'interroger sur mes choix de vie, sur ce qui fait mes journées, et sur les chemins que je n'ai pas empruntés. J'aime beaucoup cette métaphore avec la couleur : la vie n'est pas en noir & blanc avec des nuances de gris, mais elle est en couleur. Je pense que cette façon de voir les choses a été en partie cristallisée en moi, par Feux, de Lorenzo Mattotti. De manière très basique, c'est une image parlante également pour illustrer que le monde n'est pas réductible à une suite de dichotomies : oui/non, bien/mal, ami/ennemi, etc.

      De Théa Rojzman, j'ai lu Émilie voit quelqu'un (une version fictionnalisée de sa psychothérapie), et Le grand silence (sur l'inceste, crime dont elle a été la victime). Avec l'éclairage de ta question, je dirais que le traumatisme émotionnel ou affectif est un thème récurrent.

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