mercredi 31 mai 2023

Marshal Bass T01: Black and White

C’est toujours bien de lancer un mensonge par-ci par-là. La vérité a fait tomber davantage d’hommes que les balles de revolver.


Ce tome est le premier d’une série à suivre. Sa première publication date de 2017. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Desko pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


Arizona, 1875. Alors que le ciel se pare de magnifiques tons pour le coucher de soleil, River Bass, un afro-américain, se trouve dans une situation intenable : au pied d’un très gros arbre, une corde autour du cou, les mains liées dans le dos, sur un cheval dont la longe est attachée à une des racines, mais qui résiste de plus en plus mal à la tentation d’aller manger les feuilles d’un buisson à deux ou trois pas de distance. Bass tente de le calmer avec des paroles douces, mais la corde se resserre inexorablement. Soudain un cavalier arrive au grand galop et prend les rênes de la monture de Bass pour l’empêcher de l’avancer. Le colonel Terrence B. Helena présente ses excuses au pendu, tout en coupant la corde et en desserrant le nœud. Il lui explique la situation : la bonne nouvelle est que Bass n’est effectivement pas la personne qu’il cherche. La mauvaise nouvelle est que l’homme en question, un dénommé Bill Derby, s’est révélé véritablement pénible. Il a fichu la frousse à ses adjoints et Helena a dû régler ça tout seul. Du coup, il a une proposition pour Bass. Il a entendu beaucoup de bien de lui, du mal aussi mais moins qu’il ne l’aurait cru. Il en est venu à se dire qu’il serait peut-être l’homme de la situation pour appréhender le gang que Bill Derby prévoyait de rejoindre. Il lui demande de réfléchir à sa proposition et il lui offre le chapeau de Derby, avec le trou là où la balle qui l’a tué a pénétré.



Le lendemain, par une belle journée, la famille Bass, monsieur & madame, ainsi que leurs six enfants, ont fini de manger. Bathsheba indique à son mari River qu’elle n’aime pas ce nouveau chapeau, car le trou en fait un mauvais présage. Elle n’aime pas l’idée qu’il pourrait être pendu à un arbre à cet instant précis, que les enfants et elle pourraient atteindre en vain son retour sans savoir qu’il est pendu quelque part. et elle n’aime pas le travail qu’on lui a proposé. River décide de la convaincre par la douceur, et leur plus grande fille fait sortir ses sœurs et frères pour assurer l’intimité nécessaire à ses parents. Après leurs ébats, Sheba livre le fond de sa pensée à son mari : la seule et unique raison pour laquelle ce colonel blanc veut qu’il soit son adjoint, c’est parce que River est un homme noir et qu’il doit arrêter un gang de noirs. C’est comme envoyer un chien chasser des loups, voilà ce que c’est. Elle défie River de lui dire le contraire. Quelques jours plus tard, le gang de Milord attaque la ville d’Olive Grove. Ils ont pillé la banque et s’enfuient à cheval, mais plusieurs habitants sont armés et leur tirent dessus.


Ce n’est pas la première fois que ce scénariste et ce dessinateur collaborent ensemble, et tout en menant à bien cette série, ils ont également réalisé un superbe diptyque : Colt & Pepper, Colt et Pepper T01 Pandemonium à Paragusa (2020), Colt et Pepper T02 Et in Arcadia ego (2021). Un western de plus : certes la bande dessinée franco-belge ne manque pas d’excellentes séries dans ce genre, ce qui incitent les auteurs à se montrer originaux. Ces derniers ont choisi de mettre en scène un marshal adjoint afro-américain, ce qui en fait un personnage original et ce qui rend sa mission plus difficile du fait du racisme qui est bien présent dans ces pages. Le lecteur peut se dire que les auteurs en font un peu de trop, ce qui nécessite de sa part un surcroît de suspension d’incrédulité consentie, mais il s’avère qu’un tel individu a bel et bien existé. Cet état de fait ramène l’histoire dans un domaine plausible, même si le lecteur sait bien qu’il s’agit d’un récit de type aventure, avec actes de courage et conventions de genre, comme les chevauchées dans des paysages naturels, des individus patibulaires sans foi ni loi, des échanges de coups de feu, tout ce qui fait un western classique. Le lecteur plonge dans cette ambiance western dès la première page, avec ce bel arbre et ce ciel presque enflammé par le coucher de soleil.



L’artiste impressionne par le degré de détails de ses dessins et sa capacité à reconstituer l’époque et les environnements pour une véracité historique saisissante. En page six, le lecteur découvre la ferme modeste des Bass : une vue en extérieur du bâtiment construit à l’ombre de deux grands arbres magnifiques, les murs en pierre, l’enclos à cochon, les poules et le coq, le chien à l’ombre de l’avancée du toit, les deux chevaux dans leur enclos, le puits artésien, le tonneau en bois à demi enterré pour servir d’abreuvoir, le soc de charrue. L’aménagement intérieur a bénéficié de la même implication de l’artiste : la grande pièce principale, la table en bois et les bancs tout simples, la cuisinière à bois, les quelques casseroles et pots sur l’unique étagère, le baquet en bois, le lit des parents uniquement séparé de la pièce principale par une tenture et le crucifix accroché au-dessus du lit. Dans un dessin en double page, dix & onze, spectaculaire, le lecteur se retrouve dans la grand-rue, l’unique rue, d’Olive Grove. Par a suite, il se retrouve aux côtés de divers personnages dans des environnements comme un zone désertique rocailleuse pour un feu de camp et une nuit à la belle à étoile, un long chemin de terre, entre deux vastes prairies, menant à une ferme, avec son portique en bois pour marquer le début de la propriété, l’intérieur de cette ferme avec également sa grande pièce principale, le crâne d’un buffalo avec ses deux cornes suspendu à un autre portique, une haute éolienne avec sa girouette, une superbe chevauchée dans une zone désertique avec ses cactus et ses formations rocheuses en arrière-plan, l’approche de la petite ville de Dardanelle avec un début de végétation rase et éparse, et les bâtiments de cette ville une fois le gang en pleine action pour le pillage.


Il s’agit bel et bien d’un récit d’aventure, avec ses scènes spectaculaires. Le lecteur admire les paysages naturels et leur belle mise en valeur grâce à la mise en couleurs qui vient rehausser les reliefs, installer une ambiance lumineuse, que ce soit la nuit tombée ou la belle luminosité d’une espace grand ouvert à perte de vue, qui vient ajouter des éléments descriptifs en couleur directe. Le dessinateur emporte d’entrée de jeu le lecteur dans ces lieux, et rend plausible chaque situation, avec un dosage sophistiqué du spectaculaire en fonction des besoins. Le lecteur en prend plein la vue avec le dessin en double page dix & onze : la demi-douzaine de membres du gang de Milord en train de s’enfuir à tout allure d’Olive Grove après avoir dévalisé la banque, et un groupe d’une vingtaine d’habitants en train de se défendre et de les attaquer, soit avec des armes à feu, soit avec n’importe quel outil contondant ou tranchant qui leur est tombé sous la main. Une scène d’une sauvagerie peu commune, à l’opposé d’une violence esthétique, attestant d’un affrontement fruste, désordonné, avec des individus qui ne sont pas des combattants de métier. C’est brutal, violent, barbare, primal, sans même parler de Myra abattu par un coup de feu à bout portant dans le visage. Par la suite, le lecteur se rend compte qu’il est totalement investi et impliqué dans des scènes comme des dialogues avec une tension à couper au couteau, les pauvres propriétaires de la ferme battus et attachés en plein soleil par le gang de Milord, leur fille qui risque de se faire abattre de sang froid pour éviter de laisser des témoins, la chevauchée dans les rues de Dardanelle.



Le scénariste maîtrise donc pleinement son dosage, et conçoit un récit qui fait la part belle à la narration visuelle, avec des moments où les dessins portent largement plus de la moitié des informations. L’intrigue s’inscrit dans un fil directeur très classique du western : un groupe de bandits mené par un chef autoritaire et qui écume la région pour s’approprier les richesses des patelins (piller les banques), et investir des fermes pour y séjourner en massacrant les propriétaires et leur famille, voire leur serviteur ou leur esclave, et consommer leurs ressources. Le lecteur apprécie que le récit soit porté par l’intrigue comme une vraie aventure. Il ressent que le scénariste la raconte comme un adulte, avec des touches d’acceptation de l’état du monde (la réalité du racisme), d’indignation (le colonel demandant à son adjoint Steff s’il trouve normal qu’il y ait toujours eu des antis et des pauvres), de résignation (obligation de faire usage de la force et de la violence, de subir pour partie la loi du plus fort), de cynisme (tant pis pour les pauvres bougres qui connaissent une fin brutale, c’était inéluctable), d’acceptation (Sheba sait qu’elle ne pourra pas faire changer d’avis son mari), d’arbitraire (Milord peut décider d’abattre la fillette comme il peut très bien la laisser en vie, sans autre raison que l’impulsion du moment), d’injustice (Pourquoi River Bass se retrouve-t-il pendu une deuxième fois ?), et de pulsion de vie, de continuer à se battre malgré tout parce que l’alternative est pire. Il s’agit donc d’un récit profondément adulte sous ses atours de western et d’aventures.


Pour un western de plus, avec toutes les conventions bien établies du genre ? Oui, sans aucune hésitation. Igor Kordey est un conteur formidable, à la fois pour la vitalité et la justesse de ses personnages, pour ses mises en scène spécifiques à chaque situation, pour la qualité de sa reconstitution historique, pour le souffle et la lumière de ses grands espaces, pour le dosage parfait du spectaculaire quand nécessaire, pour son implication exemplaire dans les séquences visuelles complexes. En plus, le scénario fonctionne sur une dynamique simple et efficace, avec une soif de justice inextinguible, et des individus qui se comportent en adulte conscient du caractère imparfait et injuste de la vie et de la société, ce qui ne les empêche pas de faire leur possible pour l’améliorer en fonction de leurs moyens, avec un courage admirable.



mardi 30 mai 2023

Nausicaa: L'autre Odyssée

Ne te laisse pas leurrer par les rêves, parce que les rêves ne sont pas la vie.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, relatant le séjour d’Ulysse en Phéacie, du point de vue de Nausicaa, la fille du roi Alkinoos et de la reine Arété. La première édition de cette bande dessinée date de 2012, et elle a bénéficié d’une réédition en français en 2023. Bepi Vigna en a réalisé le scénario, Andrea Serio réalisant les dessins et les couleurs. Elle a été traduite de l’italien par Hélène Dauniol-Tenaud. L’ouvrage s’ouvre avec un texte introductif de deux pages, rédigé par le scénariste qui évoque la qualité méditerranéenne des dessins de l’artiste, les valeurs d’un matriarcat contrastées avec celles d’une société patriarcale, la fourberie d’Ulysse. La deuxième partie de son introduction est consacrée aux choix artistiques opérés pour adapter cette bande dessinée en un dessin animé court métrage. Ce dernier a été sélectionné pour la cérémonie d’inauguration de la critique à la Mostra de Venise en 2017, où il a reçu le spécial Green Drop Award, prix décerné par Green Cross Italia, une ONG qui récompense les œuvres qui interprètent le mieux les valeurs de l’écologie et du développement durable. Ce tome se termine avec un texte d’une page, rédigé par l’artiste qui évoque l’expérience que fut pour lui cette première bande dessinée, un voyage en Suisse, et ses influences, c’est-à-dire Lorenzo Mattotti, Sergio Toppi, Harold Pinter, Pierre Bonnard, Edward Hopper ou Pablo Picasso première période, mais aussi le cinéma de Sergio Leone, de François Truffaut, les séries télé des années 1960 et les animées des années 1980. Viennent enfin sept pages d’études graphiques.


Nausicaa est fascinée par les vagues de la mer. Dans la rumeur des flots, il lui semble entendre les échos de sons lointains. Des fragments de voix et des langues inconnues, trace des terres que les vagues ont léchées. Elle est descendue sur la plage et avance les pieds dans l’eau le long du rivage. Ses amies l’appellent depuis les dunes où elles ont étendu des draps pour s’allonger. Elle s’enfonce plus avant dans la mer et elle voit un homme flottant devant elle. Elle le tire jusqu’au rivage et ses amies viennent l’aider à le sortir de l’eau.



Le peuple de Nausicaa a grand respect pour l’étranger qui arrive sans arme. Le roi Alkinoos a offert une génisse en sacrifice aux dieux et fait préparer un banquet somptueux. Il s’adresse à l’invité et lui demande comment il a fait pour parvenir jusqu’ici car leur terre est éloignée des routes les plus battues. Il dit qu’il ne saurait répondre et qu’il faudrait poser cette question à la mer et au vent, ou même aux dieux. C’est eux qui après lui avoir fait affronter tant d’aventures ont enfin eu pitié de lui. La reine Arété lui fait observer qu’il ne leur a pas encore dit son nom. Il explique qu’on lui a donné bien des appellations, certaines fois pour l’honorer, d’autres pour le railler. S’ils le souhaitent, ils peuvent le nommer Ulysse. Après avoir échangé avec la reine, le roi lui propose de rester avec eux : il leur contera ses voyages. Ulysse va se coucher. Une confortable couche ravive le souvenir de la maison lointaine, et le sommeil apporte des visions d’îles ensoleillées, d’épouses devenues veuves et de merveilleuses sirènes tentatrices. Fragments de ce qui aurait pu être et de ce qui n’a pas été.


L’introduction du scénariste s’avère très explicite quant à son intention : raconter pour partie les chants IX à XII de l’Odyssée, du point de vue de Nausicaa. Il suffit au lecteur d’être vaguement familier des épisodes les plus célèbres du retour d’Ulysse à Ithaque pour les reconnaître : l’arrivée à l’archipel de Schérie, et les récits d’Ulysse sur la guerre de Troie, le séjour sur l’île des Cyclopes et l’emprisonnement dans la grotte de Polyphème, le séjour sur l’île d'Aiaié où réside l'enchanteresse Circé fille d'Hélios, les sirènes, une mystérieuse île brune. S’il est plus familier de l’Odyssée, le lecteur se rend compte que le scénariste a pris la décision de réaliser des coupes franches dans ces livres. Ici, pas de rêve envoyé par Athéna, d'aède Démodocos (c’est Ulysse lui-même qui raconte la guerre de Troie), d’Euryale, de séjour dans la cité des Cicones, ou dans le pays des Lotophages, sur l'île de bronze d'Éole, à Télépyle la cité des Lestrygons, etc. Pourquoi pas : l’enjeu ne réside pas dans une restitution fidèle de l’Odyssée mais dans l’idée que Nausicaa se fait d’Ulysse à partir ce qu’il raconte de ses aventures. Le scénariste n’en respecte pas la lettre, mais il en conserve l’esprit. Ulysse apparaît comme un héros qui triomphe des situations périlleuses, qui conduit son équipage à la victoire, qui trouve des stratagèmes pour vaincre ses ennemis, qui use de la ruse pour se sortir de situations sans espoir. De ce point de vue, cette incarnation se conforme au caractère du personnage, et Nausicaa peut confronter ses récits aux valeurs morales de sa culture.



Dans son introduction, le scénariste évoque également le caractère méditerranéen des dessins de l’artiste. S’il est familier des œuvres en couleurs de Lorenzo Mattotti comme Feux (1985/1986) ou Le bruit du givre (2003), le lecteur remarque tout de suite la filiation visuelle avec la présente bande dessinée : l’usage de crayons de couleur ou de pastel, la réalisation majoritairement en couleur directe à part pour quelques traits de contour, l’importance de la couleur comme mode d’expression, et une certaine propension à épurer les contours des formes pour un effet esthétique et expressif. À plusieurs reprises, le lecteur prend le temps de s’arrêter sur une case à l’effet esthétique saisissant : les vagues ondulantes en page cinq, le visage qui émerge de l’eau, le reste du corps d’Ulysse flottant sous la surface de l’eau, la tête du cheval de Troie représentée de face en gros plan, les soldats avançant dans Troie avec leur longue cape rouge et l’ombre projetée de leur lance ainsi agrandie, le rapprochement visuel entre le sang des blessés qui coule et le vin versé dans une coupe, la blessure de Nausicaa touchée au cœur par un javelot lancé par Ulysse, l’effet de végétation sur l’île d'Aiaié, la silhouette de Nausicaa sur fond rouge pour symboliser sa douleur en comprenant qu’Ulysse est parti sans un adieu, la chevelure blonde de Nausicaa de dos en une forme presque abstraite. Toutefois, l’artiste ne pousse pas le jeu des formes jusqu’à une case qui ne serait composée que de formes abstraites ne faisant sens que par le lien logique entre la case précédente et la suivante.


Le lecteur tombe sous le charme de la narration visuelle dès la première page. Le parti pris artistique d’Andrea Serio place le récit entre le conte mythologique et le drame théâtral, avec effectivement une ou deux influences visibles, que ce soit un tableau d’Edward Hopper où des personnages regardent par la fenêtre sous un beau soleil, ou une touche d’expressionnisme cinématographique. Pour autant, il s’agit d’influences bien assimilées et mises à profit par l’artiste, pas simplement des clins d’œil pour initiés ou des raccourcis faute d’une maîtrise insuffisante. Ces pages apparaissent plus comme l’œuvre d’une bédéiste accomplie que d’un débutant. Le lecteur ressent comment la mise en image vient discrètement apporter une sensibilité ou un point de vue dans la narration, attestant qu’il s’agit du ressenti de Nausicaa, et pas juste de faits exposés de manière objective. Le cheval de Troie apparaît terrifiant et inhumain, une monstruosité dangereuse. L’avancée rapide Grecs dans Troie s’apparente à des coups de poignard dans le dos. Le sang gicle de la blessure de Polyphème qui gesticule de douleur. Ulysse nage à contre-courant au milieu des débris se sauvant d’un danger où tous ses compagnons ont succombé, fuyant lâchement en les abandonnant à leur mort, plutôt qu’il ne parvient à s’échapper vaillamment. En pages vingt-deux et vingt-trois, Nausicaa rêve qu’Ulysse participe à des jeux d’adresse et qu’il lance un javelot qui se planter dans sa poitrine, une saisissante métaphore visuelle de l’acte sexuel à venir.



Le lecteur ressent le récit à travers la sensibilité de Nausicaa. Les auteurs font preuve d’un dosage remarquable, un équilibre délicat entre les prouesses au premier degré d’Ulysse et le fait que Nausicaa les reçoit avec un état d’esprit en léger décalage par rapport au héros. Elle est encore relativement innocente du fait de sa jeunesse, mais elle perçoit bien que les Troyens vont être massacrés sans pitié par les Grecs, qu’Ulysse n’a éprouvé aucune compassion ni aucun remord en perçant l’œil de Polyphème, que le désir des marins pour Circé est de nature bestiale, les prémices d’un viol. Inconsciemment, elle ressent la virilité d’Ulysse à la fois comme une forme de bravoure, à la fois comme le recours à la force et à la fourberie pour vaincre l’ennemi à tout prix, pour l’anéantir. Comme l’indique le scénariste dans son introduction, ce n’est pas une vision féministe dans le sens activiste, mais une vision féminine avec des valeurs qui ne sont pas guerrières. Dans l’avant-dernière partie du récit, Nausicaa rencontre Pénélope et cette dernière lui dit ce qu’elle pense d’Ulysse après son retour. Son avis est tranché : elle s’est brusquement rendu compte qu’il n’était pas le héros qui avait longtemps peuplé ses rêveries. Ce héros n’avait jamais existé. Elle s’est rappelé comment il tenta, en lâche, de se soustraire à la guerre en feignant la folie, et d’autres actes qu’elle qualifie de vices, de tromperies, de mensonges. Les années ayant passé, elle le voit comme incarnation de méthodes conquérantes et dépourvues de compassion, qu’elle rejette. Toutefois, elle laisse Nausicaa libre de faire ses choix, de juger Ulysse comme elle l’entend.


Les exploits du héros Ulysse, vus par Nausicaa, dans une histoire créée par deux hommes : le lecteur n’est pas trop sûr de l’intelligence d’un tel projet. Ses doutes s’envolent dès les premières pages, conquis par l’élégance et la beauté de la narration visuelle. Dans un premier temps, il se dit que ses a priori étaient fondés quant au parti pris du scénariste portant sur les valeurs du héros de l’Odyssée. Progressivement, il constate que Nausicaa ne se perçoit à aucun moment comme une victime, qu’elle fait preuve d’autonomie dans son jugement sur son amant, et qu’effectivement le récit s’inscrit dans une approche féminine honnête. Belle réussite.



lundi 29 mai 2023

Scènes de la vie hormonale

Il faudrait se taper que des mecs déjà analysés.


Ce tome constitue une anthologie de soixante-quatorze scènes en une page, initialement parues dans le magazine Charlie Hebdo d’octobre 2014 à juillet 2016. Chaque scène a été réalisée par Catherine Meurisse, pour le scénario et le dessin, en noir & blanc avec des touches de couleur rouge allant de de l’orange pâle au rouge soutenu.


Elle et lui sont nus au lit. Elle se redresse sur son séant en le poussant sur le côté, sans ménagement. Elle se sent libre, libre, libre. Libérée de toute contrainte, de toute entrave de toute famille, libérée ! Elle déclare soudain qu’elle veut un gosse. Pour se libérer de la culpabilité de ne pas en avoir. - Elle se jette au cou d’un amant près l’autre, mais ils la comparent tous à leur mère : elle a un caractère plus souple que celui de sa mère, il ne peut pas quitter sa femme parce qu’elle est comme une mère pour lui, sa mère lui a toujours dit de se méfier des femmes comme elle, elle a les yeux de la mère de son amant ce qui est gênant. Une seule solution : aller chercher un amant issu de la DASS. - Une jeune cadre dynamique se rend dans une clinique spécialisée pour faire congeler ses ovocytes. Elle en ressort soulagée. Quelques années plus tard, elle vient les rechercher pour pouvoir se lancer dans son projet de maternité. - Elle se trouve à l’aéroport et elle doit passer par le portique de détection de métaux. Elle le déclenche et les questions commencent : a-t-elle des objets métalliques elle ? Des clés ? Un pacemaker ? Des hanches de métal ? Des lames de rasoir ? Elle finit par être obligé de dire ce qui est métallique en elle.



C’est la semaine de garde alternée pour le père qui n’arrive pas bosser en présence de son nourrisson. Il s’en plaint à sa nouvelle compagne : quand son enfant n’est pas là, il lui manque. Au bout de trois semaines de vacances avec lui il est soulagé de le refiler à sa mère. Quand la rentrée scolaire approche, il angoisse à l’idée d’avoir moins de week-ends avec lui que l’an passé. Il aimerait avoir une vie plus équilibrée. Elle lui fait une suggestion – Une mère accompagne sa fille dans un hôpital pour une GPA, et elle n’arrête pas de lui expliquer en quoi c’est une mauvaise idée, et en quoi elle va finir par la priver de son petit-enfant. – Une femme se met en couple avec un homme tout en se disant qu’elle ne peut pas tomber amoureuse d’un mec qui a le même prénom que son père à elle, qu’elle ne peut pas faire un gosse avec un type qui a le même prénom que son père à elle, qu’elle ne peut pas donner à son fils le prénom de son père et du sien de père. C’est la malédiction d’Œdipe ! – Elle et lui sont au lit : il se débrouille comme un chef, et elle a un orgasme. Elle se dépêche de sortir du lit pour aller le vendre sur ebay. - Deux copines discutent à la terrasse d’un café. La première se confie : elle a rencontré son mec sur internet, ça a été immédiat, un flash. Il s’est ouvert à elle au passage de sa souris. Justement le voilà qui arrive, en incitant à faire des économies : trente millions de titres, quinze jours offerts.


Une femme et un homme au lit, une réflexion sur la difficulté, ou plutôt l’impossibilité de se soustraire à l’injonction sociale d’avoir un enfant pour la femme, et l’homme réduit à être un accessoire dans ce projet, peut-être un moyen. Les dessins s’inscrivent dans un registre caricaturiste : silhouettes des personnages détourés à la va-vite, deux gros ronds pour les yeux avec un point au centre, un trait rapide pour chaque sourcil, les draps vaguement esquissés. L’objectif est d’être vif et spontané, dans le moment présent, dans l’intensité de l’émotion, avec des personnages expressifs. Le lecteur ressent pleinement la satisfaction de cette dame, contentée au lit, son ascendant sur son partenaire, et en même temps sa détresse en prenant la mesure de l’emprise qu’exerce sur elle la norme d’avoir un enfant. À quatre exceptions près, le personnage principal de ces gags est une jeune femme souvent rousse, mais aussi blonde ou brune. À chaque fois, le lecteur peut ressentir son état d’esprit, ses émotions grâce à des expressions de visage très parlantes et un langage corporel qui les renforce.



Ainsi le lecteur éprouve l’accablement d’une femme confrontée à une succession de partenaires qui ramènent tout d’une manière ou d’une autre à leur mère, à la déconfiture du ratage d’une congélation d’ovocytes, à l’humiliation de devoir indiquer à haute voix qu’elle porte un stérilet en cuivre, au chagrin qu’amène la force du complexe d’Œdipe, au plaisir incomparable de la vengeance comme plat qui se mange froid, à la lassitude du constat répété que les hommes ne sont jamais à la hauteur, au contentement paradoxal d’être parvenu à un état 100% sans perturbateurs endocriniens, à la furie déchaînée de la colère contre un harceleur de rue, à la résignation face à la lâcheté des mecs, à la surprise total face à la déclaration d’un ex, à l’angoisse de l’absence de désir, au pragmatisme dépassionné dans le choix d’un partenaire. Quelle que soit la situation ou ce qu’elle révèle sur le caractère ou les choix de la femme mise en scène, le lecteur se sent en pleine empathie avec elle, même s’il n’approuve pas ce comportement ou si son caractère personnel diffère. Il apprécie également l’absence d’hypocrisie visuelle de l’artiste qui ne cherche pas à parer ces personnages d’une aura romantique ou à les rendre plus beaux. Il sourit en voyant un amant amorphe dans les bras de sa partenaire, une PDG les jambes écartées dans son fauteuil, deux jeunes enfants en train de bouder dos à dos, une jeune femme hurler d’exaspération sur son compagnon, une autre se lever toute fripée après une nuit d’amour pour enfiler sans grâce sa culotte, une avachie dans son fauteuil, une autre vomir dans la rue sous l’effet de la grossesse, une en train de se faire secouer en levrette, on encore une en train de se masturber en vain allongée dans son lit.


Il n’y a pas de tabou dans ces gags, il n’y a pas de sujet interdit, il n’y a pas de voile pudique ou de filtre Bold Glamour. Les hommes ne sont pas à leur avantage : homme objet, moyen pour arriver à une fin, vivant dans l’ombre de leur relation à leur mère, vivant dans l’ombre de leur partenaire femme ; perdu dans leur ego pathétique, pas de taille face à une femme. Mais ces dames ne sont pas à leur avantage non plus : en proie à leurs émotions, à leurs contradictions, à leur difficulté à assumer les exigences de la société ou au contraire à assumer qu’elles les défient, faisant l’expérience de la différence entre la liberté et le bonheur. Le lecteur pense régulièrement à Claire Bretécher (1940-2020), et à sa série Les frustrés (1973-1981). Des individus terriblement humains subissant la modernité contemporaine, plutôt qu’ils ne s’y adaptent. Tout le champ des possibles s’offre à ces femmes : choisir d’avoir un enfant, être écoutée par un psychothérapeute, prendre l’ascendant dans les relations sexuelles, papillonner d’un amant à l’autre, tester la marchandise à leur gré, se montrer d’une franchise sans tabou avec leur partenaire, devenir mère porteuse, assumer d’avoir couché avec un mauvais coup, évoquer son cycle menstruel, se montrer plus entreprenante que l’homme en matière de séduction, etc.



Le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se reconnaître dans ses situations. Il retrouve des questionnements qui ont été les siens, ou bien identifie ses propres convictions par rapport à des comportements dans lesquels il se reconnaît, ou au contraire qu’il ne supporte pas. De situation en situation, l’autrice joue avec des aspirations et des réalités inconciliables : on ne peut pas être tout et son contraire. Le principe de réalité finit toujours par avoir raison des convictions. Vivre c’est choisir et accepter que le chemin qu’on emprunte en exclut d’autres. À chaque situation, le lecteur ressent pleinement la frustration de la femme concernée, soit sa prise de conscience de la réalité, soit de ses propres sentiments qui ne sont pas ceux qu’elle imaginait. Il reconnaît ses propres hésitations dans son cheminement : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation, face à une compréhension par nature limitée à ses cinq sens, à ses connaissances, à sa capacité à prendre du recul, à son implication ou son aveuglement émotionnel. En fonction du gag, l’autrice peut se montrer très basique dans son idée (un homme qui pilonne une femme en levrette au point que la tête de sa compagne traverse la fine cloison), ou plus sophistiquée (des répliques à la manière de Racine, Ronsard, Corneille, Shakespeare). Elle peut jouer uniquement sur les dialogues dans un plan fixe, comme sur un gag avec une chute visuelle. Le lecteur n’éprouve jamais de sensation de redite.


Pas facile de capturer l’air du temps, les affres de la condition féminine circonscrites à la condition hormonale, sans risquer de tomber dans les clichés misogynes ou féministes. Catherine Meurisse semble croquer des scènes prises sur le vif, légèrement théâtralisées pour être en prise directe sur les tracas existentiels générés par les possibilités infinies d’une vie à construire et les contingences matérielles et sociales, avec des femmes qui le ressentent dans leur chair.



jeudi 25 mai 2023

Le Bois des vierges T01 Hache

Des lois qui n’acceptent pas la différence.


Ce tome est le premier d’une trilogie qui constitue une histoire complète et indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2008. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de leur première collaboration. Par la suite, ils réaliseront le cycle des Sorcières pour la série La complainte des landes perdues.


C’est un récit que le narrateur doit révéler. Il invite le lecteur inviter à une certaine noce en prévenant toutefois que rien ne se déroulera comme prévu. Ce devait être un moment historique entre les bêtes et les hommes. Ce ne le fut aucunement. Par une froide nuit de janvier… Une immense propriété seigneuriale recouverte d’un manteau de neige, des badauds s’en approchent, la torche à la main. Les fenêtrent déversent de la lumière vers l’extérieur. À l’intérieur, Loup-de-Feu, un haute-taille, s’éponge la joue : la tête de ce jeune marié lui tourne. Aube, la mariée, elle, semble se porter mieux. À une question d’une servante, elle répond que cela doit être les habits qui incommodent son époux. Il faut qu’il prenne patience, ils lui seront bientôt ôtés. Maître Arcan, un humain, propose à Loup-de-Traille de porter un toast à leurs enfants, jeunes mariés, qu’ils puissent connaître belle et longue vie. Pour Loup-de-Feu, il a fait percer cinquante tonneaux de son meilleur vin. Le beau-père répond qu’il a fait pendre dix gueux, dix bêtes de basse taille qui encombraient les chemins du domaine de son hôte et qui semblent, à présent, amuser la populace. En effet, celle-ci a entonné une ritournelle moqueuse sous lesdites bêtes.



Dans le renfoncement d’une des fenêtres de l’escalier, Salviat, le frère d’Aube, regarde la populace en s’échauffant. Il se dit qu’ils dansent pour quelques pendus, sans comprendre que des bêtes mortes, il n’y en a pas assez, il n’y en aura jamais assez. Deux nobliaux viennent le quérir. Ils l’informent que le chambellan va donner le signal de la danse. Sa sœur ouvre le bal. Il n’y a pas de quoi se morfondre, et ce moment était tellement attendu. La paix enfin signée entre bêtes de haute taille et humains ! Il y a peu encore, c’était impensable. Le sang coulait, personne n’entendait raison. Salviat acquiesce : oui, le sang coulait, qui sait il peut couler encore… Le chambellan effectue son discours : il demande aux seigneurs, aux bêtes de haute taille, aux gentes dames de prêter attention au pacte nouveau. Que semblables et différents s’accordent ! Que poil et peau s’unissent ! Le jeune couple de mariés ouvre le bal. Les autres invités les rejoignent sur le grand espace entre les deux rangées de tables. Dans l’assistance, deux loups regardent le couple danser avec regret : c’est une tristesse que Loup-de-Feu danse ainsi avec cette peau froide, blanche, sans poils, c’est par trop de sacrifices. Son interlocuteur, loup aussi, lui répond que cette nuit son époux n’en fera qu’une bouchée, il en faut plus pour l’appétit d’une bête. Deux seigneurs humains se font une réflexion miroir : une si jolie demoiselle dans les bras de ce monstre et elle ne paraît même pas dégoutée. Le dégoût viendra sûrement avec la nuit…


Ce scénariste écrit parfois pour l’artiste qui met en images son histoire, en prenant en compte ses points forts, ses envies de dessin. Le lecteur éprouve tout de suite la sensation qu’il en est allé ainsi pour la présente collaboration. La couverture ne livre pas beaucoup d’informations sur l’histoire. Les premières pages mettent tout de suite en place le contexte général et l’enjeu. L’histoire se déroule dans une sorte de bas moyen-âge dans lequel plusieurs races d’animaux disposent d’une conscience et de la capacité de se mouvoir sur leurs antérieurs comme des hommes : les loups, les lynx, et il est fait mention des ours et des renards. Le règne animal semble divisé en deux catégories : les basses-tailles et les hautes-tailles, les loups, les lynx et les renards faisant partie de cette seconde catégorie. Un mariage qui se termine par un assassinat, un pacte rompu entre humains et bêtes. Une fois cette première phase passée, la guerre se déchaîne dans toute sa létalité. Chaque camp va dépêcher un émissaire pour rallier un meneur capable de galvaniser leurs troupes. Sur ce territoire, se trouve un lieu préservé des combats : le Bois des Vierges. Cela donne une lecture facile et simple, où tout semble se dérouler avec un naturel aussi évident qu’inéluctable, des aventures baignant dans le fantastique de ces animaux dotés de conscience et capables de postures anthropoïdes, dans un passé alternatif.



Le regard du lecteur est attiré dès la couverture : une superbe illustration finement ouvragée, que ce soit dans l’édition de Robert Laffont ou dans la réédition de Delcourt. Une très belle femme avec un visage à la géométrie très pure, et un regard pas commode, un soin minutieux porté aux étoffes. Les pages sont réalisées par une artiste complète, dessins et couleurs. Chaque dessin repose sur des traits de contour fins et assurés, pour une qualité descriptive avec un niveau élevé de détails, tout en conservant une lisibilité immédiate. Les couleurs viennent étoffer les dessins, à la fois pour l’ambiance lumineuse, pour rehausser le relief de chaque surface, pour donner des indications supplémentaires sur la texture d’un matériau. Dès la première case, le lecteur peut se projeter dans le lieu : une longue plaine recouverte de neige, avec une somptueuse et vaste demeure à quelques dizaines de mètres. Tout du long du récit, il peut ainsi éprouver la sensation de se trouver à côté des personnages et de regarder autour de lui pour mieux observer le lieu, en intérieur comme en extérieur. La vaste salle du banquet avec les deux fauteuils en bois finement ouvragés pour les mariés, les longues tentures le long des montants des fenêtres, les lustres, les tables chargées de mets fumants. Les couloirs et les escaliers du château avec les pierres de taille, les tentures, les colonnades, les porte-bougies, le lit à baldaquin, les portes massives.


Par la suite, le lecteur peut pénétrer avec les personnages dans la salle de commandement du prince des armures en charge des armées des humains, puis dans celle des loups. Il accompagne un émissaire dans le château de Loup-Gris à Rocaille, et l’autre dans un monastère, puis dans une église, celle des trois-pendus. Il est visible que l’artiste aime les belles pierres et qu’elle prend plaisir à représenter ces constructions pour les rendre plausibles et consistantes afin qu’elles soient le plus réelles possible pour le lecteur. Béatrice Tillier apporte le même soin à représenter les tenues vestimentaires : les magnifiques robes du bal des mariés, les pourpoints des seigneurs, les armures des hommes à la guerre, les habits plus adaptés au mouvement des loups, le riche habit du prince des armures, les chauds vêtements de voyage de Loup-de-Traille, les vêtements plus simples de Hugo, chevalier d’aventures et de conseils. Le lecteur se régale des caractéristiques et des spécificités de ce monde si concret grâce aux dessins.



Il apparaît également que le scénariste ne se focalise pas uniquement sur les points forts de l’artiste : il a également pensé le déroulement de son récit en termes visuels. Il évite les discussions trop longues ou trop statiques, et il intègre des moments purement visuels. Le lecteur se surprend à ralentir son regard pour mieux apprécier une image ou une séquence sortant de l’ordinaire : les animaux basses-tailles pendus pour divertir les gueux l’envol d’une chouette des neiges pour attraper une musaraigne dans ses serres, le motif d‘une tapisserie, une double page conçue sur des cases de la largeur des deux pages, la mise en parallèle des deux pages consacrées à la prise de décision du prince des armures, et les deux consacrées à la prise de décision du seigneur des loups, les jeux et la curiosité des enfants de Loup-Gris et Dame Goupil en voyant arriver leur grand-père, la découverte de la nature de Porel et Galvain, la progression à cheval de Hugo sur un chemin de pavés dans la campagne, l’étrange cérémonie cultuelle dans la cathédrale en ruine sous un ciel rouge, et bien sûr la mise à mort de la dernière séquence. Grâce au talent de l’artiste, tout cela apparaît comme allant de soi dans ce monde Fantasy, le lecteur éprouvant le plaisir de l’émerveillement premier degré et de l’effroi devant les morts.


Une petite trilogie de Fantasy fort alléchante de prime abord. Une lecture délectable grâce à une narration visuelle délicate et minutieuse, sans être précieuse ou maniérée. Le lecteur se laisse prendre au charme de ces pages dès la séquence d’ouverture, grâce aux dessins qui lui donne à voir un monde pleinement réalisé, solidement concrétisé, avec un goût pour lui donner de la consistance, de la crédibilité, pour favoriser une suspension consentie d’incrédulité. L’histoire se révèle être linéaire et d’une simplicité la rendant immédiatement accessible et appréciable. Deux forces en place qui se livrent la guerre alors que le pacte de paix semblait gagné. Les hommes et les loups s’affrontent dans une guerre meurtrière. Il existe des individus qui ne souhaitent pas y participer, mais la guerre se propage partout, contraint tout le monde à prendre parti. Lors des batailles causant des morts innombrables, le commentaire souhaite Force et courage pour les bêtes qui se jettent à corps perdu dans la bataille. Jusqu’au sacrifice final où chair et poil se couchent dans la boue au nom de lois caduques et imbéciles. Des lois qui n’acceptent pas la différence.



mercredi 24 mai 2023

Dostoievski: Le Soleil Noir

Je ne peux pas vivre dans un univers dépourvu de sens.


Ce tome correspond à une biographie s’étalant de 1831 à 1881, de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881). Elle a été réalisée par Chantal van den Heuvel pour le récit, et par Henrik Rehr pour les dessins et les couleurs. Sa première publication date de 2023. Elle comprend cent-vingt-cinq pages de bande dessinée. Elle se termine avec sept pages de recherches graphiques, une liste des œuvres de l’écrivain publiées aux éditions Gallimard, et de la collection Bibliothèque de la Pléiade. La dernière page liste les œuvres des mêmes auteurs.


22 décembre 1849, Saint-Pétersbourg, forteresse Pierre et Paul. Les soldats emmènent un groupe de prisonniers dans lequel se trouve Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Ils les font sortir de prison et les emmènent en fourgons tirés par des chevaux. Après huit mois de cachot, ils sont ravis de pouvoir revoir le soleil, tout en étant un peu inquiets de savoir ce qui les attend. Lorsque les fourgons s’arrêtent, ils doivent en descendre sans ménagement, et ils découvrent des poteaux auxquels ils vont être ligotés pour être fusillés. Nikolaï Spechnev et Dostoïevski sont parmi les trois premiers à être dirigés vers les poteaux d’exécution. L’écrivain se souvient de sa jeunesse. En 1831, à l’âge de dix ans, il se trouvait avec son frère Mikhaïl dans les couloirs d’attente de l’hôpital Marinsky à Moscou, où travaillait son père. Ils observaient les pauvres en train d’attendre pour leur consultation, en constatant leur laideur. Leur père sort de son cabinet, constate qu’ils sont là à ne rien faire. Il les prend par le col et les ramène dans le salon et les force à s’assoir à table pour reprendre leurs devoirs. La mère préfèrerait qu’il se montre moins dur. Fiodor refuse de baisser les yeux, le dévisageant avec insistance.



Pour la santé de la mère, la famille déménage dans une petite propriété à cent-cinquante verstes de Moscou, Daravoié, que le père a pu acheter, ainsi que le village attenant Tchermachnia. Là, la mère retrouve sa santé, et le jeune Fiodor, encore un petit garçon, peut jouer avec les fils de paysans. Il prend conscience que ces derniers sont au service de son père qui peut les faire battre en guise de justice. Il est la victime d’une plaisanterie de Pavel, un de ses amis, lui faisant croire qu’il y a des loups dans la région. Il est rassuré par un vieux moujik qui lui assure que le Christ est avec lui. Puis Fiodor repense au décès de sa mère, à son père qui noie son chagrin et cherche du réconfort dans l’alcool. Puis viennent les années d’études passées à l’école centrale du génie militaire de Saint-Pétersbourg, son père payant des études à ses fils. D’un côté, Fiodor peut lire des auteurs comme Honoré de Balzac et Victor Hugo ; de l’autre côté, il ne parvient pas à s’intégrer au milieu des autres élèves qui n’hésitent pas à maltraiter les serviteurs pour leur amusement. Il ne comprend pas qu’on ne puisse pas éprouver de la pitié pour des malheureux sans défense.


Voilà une entreprise quelque peu intimidante : relater la vie d’un écrivain, un des plus grands romanciers russes, pas moins que l’auteur de Crime et châtiment (1866), et mettre en regard la production ou l’écriture de ses œuvres. Pour autant, le média qu’est la bande dessinée se prête bien à cet exercice, donnant à voir cette reconstitution qui sinon pourrait être encore plus intimidante ou parfois paradoxalement quelque peu désincarnée ou trop romanesque. La scénariste a donc choisi de commencer son ouvrage en bousculant quelque peu la chronologie pour agripper le lecteur d’entrée de jeu, avec l’exécution par fusillade de l’écrivain. Puis retour en 1831. Ce n’est qu’à partir de la page quatre-vingt-huit qu’elle abandonne ce dispositif de retour en arrière pour reprendre une chronologie linéaire. Cette façon de faire permet au lecteur de découvrir les commentaires de Fiodor Dostoïevski sur telle ou telle partie de sa vie. Par exemple, il explique à sa nouvelle secrétaire qui doit prendre la dictée de ses romans en sténographie, les séquelles qu’il a gardées de ses quatre années de bagne, ainsi que les observations qu’il a pu faire sur ses compagnons de bagne, des prisonniers de droit commun, des Russes du peuple. Le lecteur remarque assez aisément qu’à d’autres moments, la scénariste place dans la bouche du personnage, des citations extraites de la bibliographie du romancier, souvent de ses romans. Il s’agit d’un dispositif qu’elle utilise avec parcimonie et à-propos.



La vie même de Fiodor Dostoïevski constitue un véritablement roman : ses débuts d’écrivain, son comportement ingrat vis-à-vis de son père qui finance tant bien que mal son train de vie, ses convictions et ses activités politiques, son premier mariage, son évolution en tant qu’auteur, son passage au bagne puis dans l’armée, son second mariage, ses problèmes d’argent, ses soucis de santé, son addiction au jeu, ses pérégrinations en Europe, les exigences déraisonnables des membres de sa famille qu’il entretient, etc. Le lecteur découvre ou retrouve la mise en scène des différentes phases de la vie du romancier, au travers de moment choisis, avec cette proximité qu’offre la bande dessinée, le lecteur pouvant voir les personnages, leurs activités, leur condition de vie.


Le dessinateur a donc fort à faire pour montrer la vie de Fiodor Dostoïevski : une reconstitution historique pour les lieux, les tenues vestimentaires, les accessoires de la vie courante de tout ordre, mais aussi insuffler de la vie aux personnages, les rendre identifiables, se montrer conforme aux photographies de l’écrivain et de son entourage, concevoir des mises en scène visuelles quand Dostoïevski se met à déclamer. Le lecteur constate que les lieux ne bénéficient pas d’une description qui serait d’un niveau photographique, et pour autant chaque endroit s’appuie sur des recherches, avec un niveau de détail déjà exigeant. Rien que dans les deux premières pages, Henrik Rehr doit représenter une vue du ciel de la forteresse Pierre et Paul conforme à la disposition des bâtiments qui la composent, représenter le bon modèle de fourgon à cheval utilisé à l’époque, reproduire avec exactitude les uniformes de la police et leurs armes. Par la suite, la biographie de Dostoïevski lui mène la vie dure, à commencer par ses années d’errance. L’artiste représente des lieux aussi variés que la campagne russe l’été avec de belles zones herbeuses et un ravin angoissant (très beau jeu de couleurs s’assombrissant), la grande bibliothèque de la demeure bourgeoise des Dostoïevski, la scène d’un théâtre où se tient un ballet d’opéra, une vue du ciel d’un quartier de Saint-Pétersbourg, le quartier des prostituées de la même ville, un grande salle réception mondaine, d’autres vues du ciel de différents quartiers de Saint-Pétersbourg, les barraques du bagne d’Omsk en Sibérie sous la neige, le bureau assez simple de Dostoïevski dans un appartement modeste, la façade du Crystal Palace à Londres, les toits de Paris, la campagne italienne, Naples, Moscou, Dresde, Genève, Florence, Optina, etc.



La représentation des personnages est gérée avec la même approche : un bon niveau de détails pour leur visage pour les rendre plus facilement reconnaissables, pour leur tenue vestimentaire, avec parfois une augmentation du niveau de détails quand la séquence le requiert. La scénariste pense sa narration en termes visuelles et le dessinateur conçoit des plans de prises de vue qui ouvre le champ de vision du lecteur, ne se limitant pas à des cadrage plan taille avec un fond vide. À l’opposé d’une enfilade de dialogues, la narration visuelle réserve moultes surprises : la découverte des poteaux d’exécution, la présence d’un hamac dans une chambre pour se reposer, la circulation de voitures à cheval et de traineaux sur la Neva gelée, la longue file des bagnards avec leur chaîne à la cheville progressant dans un champ de neige, l’envol d’un corbeau vers la liberté, le recours à des chameaux comme bête de somme, la foule des miséreux s’avançant vers le Crystal Palace pour une métaphore visuelle terrifiante, des pourceaux habités par l’esprit de démons se précipitant de la montagne dans un lac pour une autre métaphore, etc.


Voici donc le lecteur à même de découvrir la vie de cet immense auteur russe, et il vaut mieux avoir une petite idée de la saveur de son écriture pour apprécier ces différents moments, en particulier son sentiment de culpabilité, sa relation douloureuse à la morale chrétienne, sa sensation de fatalité, sinon certains passages sembleront alourdis par un pathos exacerbé. La scénariste relie donc l’œuvre du romancier avec sa vie que ce soit les quatre ans de bagne, ou l’exposé de projets de roman. Elle met en scène la dimension économique et financière de sa vie, ses engagements politiques, sa tendance à fuir quand la pression de la famille ou des créanciers devient trop forte, des anecdotes incroyables (l’éditeur escroc Stallovski), la reproduction de certains schémas comme les enfants ou la famille proche qui vit aux crochets du père. Les auteurs savent montrer les conditions dans lesquelles naissent l’œuvre de Fiodor Dostoïevski. Ils ont fait le choix de s’attacher à cette dimension de sa vie, plutôt qu’à la teneur de son œuvre, rien ne remplaçant la lecture de ses romans. La dernière page tournée, le lecteur peut éventuellement rester avec un questionnement sur le sens à donner au soleil noir évoqué dans le titre : l’écrivain lui-même, la réalité historique de la société dans laquelle il a vécu ?


Au vu de l’immensité imposante de l’œuvre de Fiodor Dostoïevski et de sa notoriété intimidante, les auteurs doivent faire des choix quant à ce qu’ils souhaitent évoquer, développer, représenter. Le lecteur peut entretenir un petit a priori sur la consistance des dessins en feuilletant l’album. À la lecture, il découvre une densité d’informations visuelles apportant une consistance remarquable aux nombreux endroits et aux personnages, pour une reconstitution historique de qualité. La vie de l’écrivain russe lui apparaît à la fois dans sa matérialité, sa relation avec ses proches, avec sa compagne, le bagne, l’exil, les voyages en Europe, à la fois dans ses idées et ses principes, sa conviction sociale, la dimension spirituelle de ses réflexions, sa discipline de travail, ses failles comme son recours au jeu avec l’espoir d’améliorer sa situation financière. Le lecteur en ressort avec la sensation d’avoir côtoyé Fiodor Dostoïevski pendant toutes ces années, à la fois impressionné, à la fois un peu étourdi après tant d’événements, à la fois habité par une commisération pour ses souffrances morales.



mardi 23 mai 2023

Le Mercenaire T09 Les Ancêtres disparus

Ces gens ont pour habitude d’arracher le cœur de leurs victimes encore vivantes.


Ce tome fait suite à Le Mercenaire - Tome 08: L'An mil (1996). La première édition de ce tome date de 1997, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. L’intégralité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022. Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : Les ancêtres disparus.


An 1003, l’Espagne est divisée en deux. Au sud, les Arabes ont envahi la péninsule. Au nord, les chrétiens sont en passe de la reconquérir. En zone chrétienne, non loin de la frontière, une procession avance de nuit sur un chemin passant par un pont, puis serpentant sur une colline, chacun portant une torche. Ils arrivent au bout du chemin, la rive d’un lac, avec un pilori. Une femme ligotée est descendue de la charrette et attachée au poteau. Un prêtre manie sa crosse de la main droite, et son crucifix de la main gauche. Il entame son discours : les preuves sont formelles, cette jeune femme est une sorcière. Il enjoint la foule de la brûler pour que le démon ne gangrène pas leur communauté. Que Satan emporte leur âme. La jeune femme réagit clamant qu’il s’agit d’une mascarade, que tout est faux. Alors que deux hommes commencent à déposer les bûches à ses pieds, elle s’adresse à l’un d’eux, lui disant qu’il la connaît, qu’il doit leur dire qu’elle est innocente. Il baisse la tête, et continue. Soudain une voix forte s’élève, intimant la foule de s’arrêter. La même voix appelle à lui Belzébuth, le prince des enfers.



Une silhouette vêtue de noir apparaît sur une autre rive du lac, avec des cornes, et de longues canines, tout habillée de noir. Elle explique que le prêtre l’a appelé, mais que l’âme de cette jeune femme ne lui suffit pas. Il continue : le prêtre est un bon serviteur, hélas son temps s’achève, il est venu chercher son âme car elle lui appartient. Si tous les clercs étaient comme lui, Belzébuth serait le roi du monde. Le diable abaisse sa torche à terre et le feu se propage, les flammes générant de la fumée. La silhouette disparaît derrière la fumée, et un dragon noir s’élève. Les hommes tombent à genoux, saisis de frayeur. Le diable s’élance sur le clerc, son dragon montrant les crocs, la gueule grande ouverte. Soudain un chevalier en tenue de templier apparaît sur son destrier et interpelle le démon : il le somme d’arrêter car Dieu est seul juge. Le chevalier est venu empêcher une injustice, car la jeune femme est innocente. Il charge le dragon et l’assène d’un coup d’épée. Le diable décide de s’éclipser dans un nuage de fumée, tout en assénant que le mal et la haine feront renaître son dragon. Après sa disparation, le cavalier exige de la population qu’elle libère la jeune femme. Il continue : il leur demande de dire au comte que quand il s’y attendra le moins la justice divine le condamnera. Il leur intime de ne plus accuser injustement quelqu’un sinon la colère du Seigneur s’abattre sur eux. En partant, la jeune femme et son amie ont conscience d’être toujours en danger.


En entamant, un nouveau tome de cette série, le lecteur sait qu’il ne peut plus anticiper le fil de l’intrigue. Claust n’a pas pointé le bout de son nez depuis deux tomes, et Mercenaire a côtoyé un peuple de fées et un géant dans le tome sept, est passé dans un autre monde dans le tome huit : tout est possible. Une sorcière sur un bûcher, rien de si surprenant que ça, en revanche l’auteur décide de fixer l’année une seconde fois (après l’an mil du tome précédent), 1003, ainsi que la région du globe, l’Espagne. Pourquoi pas ? Mais alors comment fait Mercenaire pour se retrouver en quelques heures de vol de dragon dans une pyramide maya ? Étrange cette volonté d’inscrire le récit dans une époque et une zone géographique précise, comme s’il s’agissait bien d’une période historique de la Terre, pour ensuite jouer à sa guise sur les distances. Quoi qu’il en soit sur l’intention profonde de l’auteur, le lecteur est déjà plus préparé à plonger dans une introduction de huit pages, pour le divertissement, avant de passer à l’intrigue principale, car certains tomes (le sept par exemple) se sont avérés plus décousus, ou en tout cas plus composites. Et qu’importe, car l’enchantement visuel est présent dès la première page. Une procession de nuit sur un chemin étroit : voilà qui rappelle le tome trois et sa procession pour se rendre aux épreuves.



Toutefois, l’ambiance lumineuse diffère de celle du tome trois, avec toujours ce travail sur les couleurs pour rendre compte des textures, ici celles de la pierre, des volumes et des reliefs de chaque élément du décor, de la pénombre et des faibles ombres projetées, ainsi que des points lumineux correspondant aux flambeaux. Dans cette première scène le lecteur admire la manière dont l’artiste sait jouer des couleurs pour que la fadeur de la pierre se confonde avec les volutes de fumée, jusqu’à former par endroit un camaïeu abstrait qui rappelle autant la roche que la fumée. La scène suivante se déroule dans une bâtisse, à lueur du feu de l’âtre : une autre ambiance lumineuse, des ombres plus appuyées. Vient le moment pour Nan-Tay et Mercenaire de chevaucher leur dragon pour un long voyage au-dessus de la mer : un jeu de couleurs tout en nuances subtiles entre les teintes bleu-vert du ciel et de l’eau en dessous, un régal esthétique. Après de très surprenantes péripéties, Mercenaire et une jeune femme suivent un guide sur un pont de liane au-dessus d’une gorge profonde, dans une jungle verdoyante : une autre ambiance lumineuse, très luxuriante, très dépaysante. L’artiste maîtrise la technique de la couleur directe, à la fois pour représenter individus et environnements, à la fois pour habiller chaque surface, en fonction de la lumière.


Le héros effectue donc un voyage fort impressionnant, une fois passée la scène introductive qui a pour fonction de le faire entrer en possession d’un document lui permettant de localiser l’Atlantide. L’auteur continue donc de piocher dans les mythes qui alimentent son envie de création, sans pour autant tomber dans un pot-pourri hétéroclite. En effet, le lecteur découvre que ce nouvel ingrédient s’intègre dans la trame globale du récit, avec même le retour fort inattendu d’un personnage issu des tomes précédents. Mercenaire continue à être impeccablement peigné quelles que soient les circonstances, avec ce visage peu expressif, un peu dur, qui lui permet une constance en toute situation, même lorsqu’il doit se coiffer d’une parure de plumes et être transporté sur une chaise à porteur par des indigènes le prenant pour un dieu ou un envoyé des dieux. Par comparaison, sa nouvelle compagne d’aventures présente une coiffure tout aussi impeccable, mais un visage plus expressif. Tous les personnages sont représentés dans un registre réaliste et naturaliste, avec une variété de morphologie, et des caractéristiques physiques en fonction de leur région d’origine, ainsi qu’une tenue vestimentaire locale.



Le lecteur accompagne donc bien volontiers les personnages dans leurs aventures, espérant même qu’elles les entraînent dans des lieux exotiques et improbables, pour des péripéties surprenantes. Cet horizon d’attente est comblé, avec des séquences dépassant ses espérances. La découverte d’une cité abandonnée avec la preuve d’une technologie très en avance sur cette époque, ce qui n’est pas la première occurrence de ce type dans la série. L’arrivée dans un site maya avec une vue globale magnifique sur une dizaine de pyramides mayas rappelant celle de Kukulcán. La découverte de ce que contiennent les sacoches transportées à dos de dragon. La mise en scène remarquable d’une cérémonie de sacrifice humain dans le décor gigantesque d’une pyramide à degrés. Ce pont de cordage suspendu au milieu de la jungle. Un décollage final plein de suspense, avec une touche d’humour bien noir quand le roi périt incinéré par un réacteur. Alors, peut-être que toutes les explications ne se raccordent pas parfaitement, et que le lecteur se dit que celle relative au retour du personnage d’un tome précédent est expédiée avec une désinvolture frustrante, mais encore une fois ce mélange de conventions issues de différents genres fonctionne et génère une aventure au goût unique, avec un héros qui sait réfléchir, et une femme indispensable pour la réussite de l’entreprise, dotée de compétences que ne possèdent pas Mercenaire.


La narration visuelle de Vicente Segrelles transporte toujours aussi complètement le lecteur dans des endroits inattendus, rendus plausibles malgré les composantes de Fantasy ou de science-fiction, avec des touches rétro et un sens de la mise en scène remarquable, qui ne mise pas tout sur l’effet choc. L’artiste marie toujours avec élégance une sensibilité d’illustrateur et une narration visuelle de conteur. Le lecteur retrouve Mercenaire fidèle à lui-même : peu causant, faisant preuve de peu d’émotions, toujours aussi professionnel, faillible, et collaborant volontiers avec d’autres. Il est habité par des valeurs morales solides et discrètes, faisant preuve d’une réelle ouverture d’esprit. En achevant la dernière page, le lecteur sait déjà qu’il reviendra pour la prochaine aventure, forcément inattendue et dépaysante, en espérant que l’auteur continuera à lier les éléments disparates apparus au cours des tomes précédents.



lundi 22 mai 2023

Monsieur Jean T07 Un certain équilibre

Quand on dit : Les gens sont ceci ou cela, c’est de soi qu’on veut parler.


Ce tome fait suite à Monsieur Jean, tome 6 : Inventaire avant travaux (2003). La première édition du présent tome date de 2005 et contient un marquepage en forme d’ex-libris. Les deux auteurs, Philippe Dupuy et Charles Berberian, ont écrit le scénario à quatre mains et dessiné les planches à quatre mains. La mise en couleurs a été réalisée par Ruby. L’album compte quarante-six planches, sous la forme de quarante-et-une histoires courtes, trente-six en une page, cinq en deux pages. C’est le dernier album de la série.


Jalousie : de nuit dans le quartier du Sacré-Cœur, Cathy et Jean rentrent à pied chez eux. Elle lui parle de son déjeuner du midi, avec un vieux copain de fac. Quand il l’a appelée l’autre jour, elle était surprise mais aussi intriguée. Elle avait envie de savoir ce qu’il était devenu. Elle continue : c’était vachement sympa, il est dans la recherche maintenant. Il a bossé trois ans au Brésil et là ça fait un mois qu’il est rentré en France. Il a un parcours intéressant, ça l’a changé en mieux. Monsieur Jean finit par se demander si elle n’essayerait pas de le rendre jaloux. Le portable : Jean regarde l’écran de son téléphone portable, avec angoisse. Ce qui l’angoisse, c’est l’indicateur du niveau de charge. Il ne sait pas pourquoi, mais il ne peut pas s’empêcher d’associer le nombre de bâtons au niveau de son compte en banque, ou pire au temps qu’il lui reste à vivre. Une chance au grattage : Cathy est en train de prendre un café avec sa copine Agnès célibataire, dans un troquet. Elles regardent les clients en train de gratter un jeu : le convulsif, le collectionneur, celui qui culpabilise et qui fait ça en cachette. Il y a quelque chose de sexuel dans le comportement des hommes qui grattent leur ticket de jeu.



Les gens 1 : Félix et Jean marchent dans une rue parisienne. Le premier fait observer au second qu’il a remarqué un truc. Quand on dit : Les gens sont ceci ou cela, c’est souvent de soi qu’on veut parler. Par exemple, on dit : les gens sont énervés, en fait c’est qu’on énervé soi-même. Mariage : Liette s’est lovée contre Félix sur le canapé, et lui demande s’il l’aime vraiment. Il lui répond si elle est en train de lui demander qu’ils se marient. Elle lui indique qu’elle aimerait juste qu’il s’occupe un peu plus d’elle. Avec lui, elle a l’impression de tout porter sur les épaules. Elle a l’air forte comme ça, elle peut prendre en charge plein de choses, mais elle a parfois besoin de se sentir en sécurité. Enfin bref, ce serait plus léger pour elle s’il cherchait au moins un boulot. À la boulangerie 1 : Monsieur Jean raconte à ses amis Félix et Clément qu’il rentre dans sa boulangerie et qu’il prononce un bonjour, sur un ton de voix normal. Personne ne lui répond. Il voit le coup venir : il va falloir qu’il redise bonjour, et c’est idiot car il l’a déjà dit une fois. Il ne va pas recommencer uniquement parce que ces deux abruties étaient trop occupées à discuter pour l’écouter. Quand son tour arrive et qu’il demande une baguette, la boulangère lui répond par un Bonjour peu amène.


À l’issue du tome précédent, Monsieur Jean était installé en couple avec Cathy, et ils avaient une petite fille Julie. Il avait affronté ses craintes de déchéance sociale, de peur de la séparation, de la mémoire de ses grands-parents et de leur valeur, et de la mort. Le lecteur s’interroge sur la prochaine étape qu’il va franchir dans la vie. Il découvre que les auteurs ont choisi de revenir au format de gags courts, en une page, à l’exception de cinq en deux pages. Il se rend compte que Monsieur Jean ne figure pas dans tous les gags : quinze sur quarante-et-un. Par comparaison, Félix Martin figure dans vingt-et-un. Il fait la connaissance d’une nouvelle venue : Agnès célibataire et copine de Cathy. Elle figure dans onze gags. Eugène, le fils adoptif de Félix, bénéficie également d’une bonne exposition, avec un petit air futé et malin, un préadolescent qui sait faire tourner son père en bourrique avec malice et à propos. La série se déroule toujours à Paris, avec un parisianisme peu marqué, un ou deux monuments, une bouche de métro, une colonne Morris, un trajet en métro, et une balade le long du canal Saint Martin avec la passerelle Bichat.



Ayant intégré le format d’anthologie d’histoires très courtes, le lecteur retrouve avec plaisir les personnages qu’il a côtoyés pendant les albums précédents, Monsieur Jean bien sûr, et sa compagne Cathy avec leur fille Julie, son ami Félix Martin avec son fils adoptif Eugène, et sa compagne Liette Botinelli, une courte apparition de Clément, et il fait connaissance avec Agnès, bien malheureuse d’être seule. Il retrouve avec grand plaisir les dessins avec leur esthétique si personnelle. Les personnages portent la marque des artistes : silhouettes longilignes, gros nez pour ces messieurs, nez fin et pointu pour ces dames, élégance discrète dans les tenues vestimentaires sans vêtement de marque ou de luxe, visage un peu plus expressif que dans la réalité sans aller vers la caricature comique, direction d’acteurs naturaliste. De temps à autre, le lecteur prend le temps de savourer un visage ou une apparence : la douceur du visage de Cathy, la malice dans celui d’Eugène qui n’a pas son pareil pour manipuler son père adoptif, les émotions, la déprime grandissante d’Agnès qui ne trouve pas de mec, puis son air fatigué et éteint quand elle est sous antidépresseur. Le plus effrayant devient Félix après que Liette l’ait quitté : amaigri et hagard, maniaco-dépressif : il fait peur à voir.


Le lecteur relève également que les artistes ont franchi un nouveau pallier dans la manière de représenter les décors : du grand art entre l’esquisse spontanée et le savant dosage d’informations visuelles. Impossible de se tromper dans la première bande de la première page : ces quelques traits évoquent le Sacré-Cœur, alors même qu’un regard prolongé sur cet arrière-plan finit par ne plus voir qu’un amas informe de traits hasardeux. Le lecteur parisien reconnaît sans difficulté sa ville, également grâce aux formes des mobiliers urbains, aux potelets, des détails qui attestent de la qualité d’observation des dessinateurs. Par la suite, il peut noter la petitesse des tables dans un bistro, la forme très épurée des voitures, l’exactitude du modèle de banquette dans un wagon du métro, l’étroitesse de certains trottoirs, les mauvaises surprises dans un espace vert parisien trop sollicité, et la fameuse passerelle Bichat. Cette narration visuelle ne transforme pas Paris en une version édulcorée ou fantasmée, mais rend compte du ressenti des personnages qui y évoluent.



Une fois accepté qu’il s’agit d’histoires courtes papillonnant d’un personnage à l’autre, le lecteur se dit qu’après le processus progressif de prise en charge des responsabilités d’adulte par Monsieur Jean, les auteurs mettent à profit la palette infinie des préoccupations du quotidien. Ils le font avec une verve entraînante, nourrissant leurs histoires d’une myriade de petits riens. La relation amoureuse se retrouve au cœur d’une bonne moitié de ces histoires : jalousie, comparaison avec le comportement des joueurs sur leur ticket à gratter, envie de mariage, solitude difficile à supporter, draguer avec un bébé en poussette, avoir un comportement trop intense quand on cherche à se mettre à la colle avec un mec, craindre l’âge et la nécessité de se maquiller, se faire larguer par sa compagne, tenter l’agence matrimoniale (les applis de rencontre n’existaient pas à l’époque), se comparer à une chaussette seule (Le monde est une machine à laver qui sépare ceux qui s’aiment.), constater que les filles sont lâches et que les hommes sont des imbéciles. Parmi les autres, le lecteur retrouve des situations qu’il a pu expérimenter : s’inquiéter démesurément de la charge de son téléphone, dire bonjour dans une boulangerie sans être entendu, sentir une forme de discrimination parce qu’on est trop jeune ou trop vieux, ressentir l’environnement urbain comme un milieu agressif, se contenter de réponses toutes faites, recevoir un postillon un peu trop grand, se laisser happer par un jeu sur console, se faire observer par un vigile dans un magasin. Le lecteur sent que Félix vole la vedette à Jean, avec sa déprime et son air de poète maudit, et il éprouve également une forte empathie pour Agnès désemparée de se retrouver seule dans la vie sans raison apparente.


Un dernier tome pour cette série qui est allée en se bonifiant de tome en tome. Plutôt que de se focaliser sur un chemin bien tracé pour Monsieur Jean, les auteurs font le choix d’ouvrir le champ de leurs observations à de multiples situations diverses, dont Monsieur Jean fait l’expérience d’une partie, et d’autres personnages du reste. Le lecteur se régale à chaque page, de la personnalité graphique des artistes, aussi convaincants qu’impressionnants dans leur façon de styliser les environnements, aussi bien en extérieur qu’en intérieur, et d’insuffler de la vie et de la personnalité dans les protagonistes. Les questionnements sur les relations amoureuses continuent au travers de la situation des personnages. Dans le même temps, Eugène, préadolescent, assure la relève des adultes. Il manipule son père adoptif avec une efficacité redoutable, et il pose des questions sur la survenance imprévisible de la mort (juste pour prouver que l’ignorance est donc source de bonheur et de légèreté), sur l’irresponsabilité d’un adulte qui devrait lui donner l’exemple, sur l’existence de Dieu. Un tome bien agréable, même s’il fait un écart avec la progression narrative de la série : il constitue un épilogue de grande qualité.