jeudi 25 mai 2023

Le Bois des vierges T01 Hache

Des lois qui n’acceptent pas la différence.


Ce tome est le premier d’une trilogie qui constitue une histoire complète et indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2008. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de leur première collaboration. Par la suite, ils réaliseront le cycle des Sorcières pour la série La complainte des landes perdues.


C’est un récit que le narrateur doit révéler. Il invite le lecteur inviter à une certaine noce en prévenant toutefois que rien ne se déroulera comme prévu. Ce devait être un moment historique entre les bêtes et les hommes. Ce ne le fut aucunement. Par une froide nuit de janvier… Une immense propriété seigneuriale recouverte d’un manteau de neige, des badauds s’en approchent, la torche à la main. Les fenêtrent déversent de la lumière vers l’extérieur. À l’intérieur, Loup-de-Feu, un haute-taille, s’éponge la joue : la tête de ce jeune marié lui tourne. Aube, la mariée, elle, semble se porter mieux. À une question d’une servante, elle répond que cela doit être les habits qui incommodent son époux. Il faut qu’il prenne patience, ils lui seront bientôt ôtés. Maître Arcan, un humain, propose à Loup-de-Traille de porter un toast à leurs enfants, jeunes mariés, qu’ils puissent connaître belle et longue vie. Pour Loup-de-Feu, il a fait percer cinquante tonneaux de son meilleur vin. Le beau-père répond qu’il a fait pendre dix gueux, dix bêtes de basse taille qui encombraient les chemins du domaine de son hôte et qui semblent, à présent, amuser la populace. En effet, celle-ci a entonné une ritournelle moqueuse sous lesdites bêtes.



Dans le renfoncement d’une des fenêtres de l’escalier, Salviat, le frère d’Aube, regarde la populace en s’échauffant. Il se dit qu’ils dansent pour quelques pendus, sans comprendre que des bêtes mortes, il n’y en a pas assez, il n’y en aura jamais assez. Deux nobliaux viennent le quérir. Ils l’informent que le chambellan va donner le signal de la danse. Sa sœur ouvre le bal. Il n’y a pas de quoi se morfondre, et ce moment était tellement attendu. La paix enfin signée entre bêtes de haute taille et humains ! Il y a peu encore, c’était impensable. Le sang coulait, personne n’entendait raison. Salviat acquiesce : oui, le sang coulait, qui sait il peut couler encore… Le chambellan effectue son discours : il demande aux seigneurs, aux bêtes de haute taille, aux gentes dames de prêter attention au pacte nouveau. Que semblables et différents s’accordent ! Que poil et peau s’unissent ! Le jeune couple de mariés ouvre le bal. Les autres invités les rejoignent sur le grand espace entre les deux rangées de tables. Dans l’assistance, deux loups regardent le couple danser avec regret : c’est une tristesse que Loup-de-Feu danse ainsi avec cette peau froide, blanche, sans poils, c’est par trop de sacrifices. Son interlocuteur, loup aussi, lui répond que cette nuit son époux n’en fera qu’une bouchée, il en faut plus pour l’appétit d’une bête. Deux seigneurs humains se font une réflexion miroir : une si jolie demoiselle dans les bras de ce monstre et elle ne paraît même pas dégoutée. Le dégoût viendra sûrement avec la nuit…


Ce scénariste écrit parfois pour l’artiste qui met en images son histoire, en prenant en compte ses points forts, ses envies de dessin. Le lecteur éprouve tout de suite la sensation qu’il en est allé ainsi pour la présente collaboration. La couverture ne livre pas beaucoup d’informations sur l’histoire. Les premières pages mettent tout de suite en place le contexte général et l’enjeu. L’histoire se déroule dans une sorte de bas moyen-âge dans lequel plusieurs races d’animaux disposent d’une conscience et de la capacité de se mouvoir sur leurs antérieurs comme des hommes : les loups, les lynx, et il est fait mention des ours et des renards. Le règne animal semble divisé en deux catégories : les basses-tailles et les hautes-tailles, les loups, les lynx et les renards faisant partie de cette seconde catégorie. Un mariage qui se termine par un assassinat, un pacte rompu entre humains et bêtes. Une fois cette première phase passée, la guerre se déchaîne dans toute sa létalité. Chaque camp va dépêcher un émissaire pour rallier un meneur capable de galvaniser leurs troupes. Sur ce territoire, se trouve un lieu préservé des combats : le Bois des Vierges. Cela donne une lecture facile et simple, où tout semble se dérouler avec un naturel aussi évident qu’inéluctable, des aventures baignant dans le fantastique de ces animaux dotés de conscience et capables de postures anthropoïdes, dans un passé alternatif.



Le regard du lecteur est attiré dès la couverture : une superbe illustration finement ouvragée, que ce soit dans l’édition de Robert Laffont ou dans la réédition de Delcourt. Une très belle femme avec un visage à la géométrie très pure, et un regard pas commode, un soin minutieux porté aux étoffes. Les pages sont réalisées par une artiste complète, dessins et couleurs. Chaque dessin repose sur des traits de contour fins et assurés, pour une qualité descriptive avec un niveau élevé de détails, tout en conservant une lisibilité immédiate. Les couleurs viennent étoffer les dessins, à la fois pour l’ambiance lumineuse, pour rehausser le relief de chaque surface, pour donner des indications supplémentaires sur la texture d’un matériau. Dès la première case, le lecteur peut se projeter dans le lieu : une longue plaine recouverte de neige, avec une somptueuse et vaste demeure à quelques dizaines de mètres. Tout du long du récit, il peut ainsi éprouver la sensation de se trouver à côté des personnages et de regarder autour de lui pour mieux observer le lieu, en intérieur comme en extérieur. La vaste salle du banquet avec les deux fauteuils en bois finement ouvragés pour les mariés, les longues tentures le long des montants des fenêtres, les lustres, les tables chargées de mets fumants. Les couloirs et les escaliers du château avec les pierres de taille, les tentures, les colonnades, les porte-bougies, le lit à baldaquin, les portes massives.


Par la suite, le lecteur peut pénétrer avec les personnages dans la salle de commandement du prince des armures en charge des armées des humains, puis dans celle des loups. Il accompagne un émissaire dans le château de Loup-Gris à Rocaille, et l’autre dans un monastère, puis dans une église, celle des trois-pendus. Il est visible que l’artiste aime les belles pierres et qu’elle prend plaisir à représenter ces constructions pour les rendre plausibles et consistantes afin qu’elles soient le plus réelles possible pour le lecteur. Béatrice Tillier apporte le même soin à représenter les tenues vestimentaires : les magnifiques robes du bal des mariés, les pourpoints des seigneurs, les armures des hommes à la guerre, les habits plus adaptés au mouvement des loups, le riche habit du prince des armures, les chauds vêtements de voyage de Loup-de-Traille, les vêtements plus simples de Hugo, chevalier d’aventures et de conseils. Le lecteur se régale des caractéristiques et des spécificités de ce monde si concret grâce aux dessins.



Il apparaît également que le scénariste ne se focalise pas uniquement sur les points forts de l’artiste : il a également pensé le déroulement de son récit en termes visuels. Il évite les discussions trop longues ou trop statiques, et il intègre des moments purement visuels. Le lecteur se surprend à ralentir son regard pour mieux apprécier une image ou une séquence sortant de l’ordinaire : les animaux basses-tailles pendus pour divertir les gueux l’envol d’une chouette des neiges pour attraper une musaraigne dans ses serres, le motif d‘une tapisserie, une double page conçue sur des cases de la largeur des deux pages, la mise en parallèle des deux pages consacrées à la prise de décision du prince des armures, et les deux consacrées à la prise de décision du seigneur des loups, les jeux et la curiosité des enfants de Loup-Gris et Dame Goupil en voyant arriver leur grand-père, la découverte de la nature de Porel et Galvain, la progression à cheval de Hugo sur un chemin de pavés dans la campagne, l’étrange cérémonie cultuelle dans la cathédrale en ruine sous un ciel rouge, et bien sûr la mise à mort de la dernière séquence. Grâce au talent de l’artiste, tout cela apparaît comme allant de soi dans ce monde Fantasy, le lecteur éprouvant le plaisir de l’émerveillement premier degré et de l’effroi devant les morts.


Une petite trilogie de Fantasy fort alléchante de prime abord. Une lecture délectable grâce à une narration visuelle délicate et minutieuse, sans être précieuse ou maniérée. Le lecteur se laisse prendre au charme de ces pages dès la séquence d’ouverture, grâce aux dessins qui lui donne à voir un monde pleinement réalisé, solidement concrétisé, avec un goût pour lui donner de la consistance, de la crédibilité, pour favoriser une suspension consentie d’incrédulité. L’histoire se révèle être linéaire et d’une simplicité la rendant immédiatement accessible et appréciable. Deux forces en place qui se livrent la guerre alors que le pacte de paix semblait gagné. Les hommes et les loups s’affrontent dans une guerre meurtrière. Il existe des individus qui ne souhaitent pas y participer, mais la guerre se propage partout, contraint tout le monde à prendre parti. Lors des batailles causant des morts innombrables, le commentaire souhaite Force et courage pour les bêtes qui se jettent à corps perdu dans la bataille. Jusqu’au sacrifice final où chair et poil se couchent dans la boue au nom de lois caduques et imbéciles. Des lois qui n’acceptent pas la différence.



3 commentaires:

  1. Retour de Jean Dufaux, cette fois avec Béatrice Tillier, dont j'admire le travail. Je consulte régulièrement sa page Facebook.

    À l'occasion, pour un article à quatre mains, je te proposerais bien le premier tome de "La Complainte des landes perdues".

    Ce scénariste écrit parfois pour l’artiste qui met en images son histoire, en prenant en compte ses points forts, ses envies de dessin. - Je suppose que tu as pensé à Martin Jamar, en écrivant ces lignes. Il me semble me souvenir d'un commentaire en ce sens dans l'un de tes derniers articles ("Matteo Ricci ?")

    Le lecteur se régale des caractéristiques et des spécificités de ce monde si concret grâce aux dessins. - Ça, je veux bien te croire. Les planches sont magnifiques. Quel luxe de détail !

    Je note la date de sortie : 2008. Je pense que le trait de Tillier a encore évolué et mûri depuis. À confirmer, ce n'est que perception.

    Là encore, hâte de découvrir la suite par l'intermédiaire de tes articles. Je sais que tôt en tard je lirai l'intégralité de "La Complainte des landes perdues", dont je n'avais lu que le premier cycle.

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    1. On peut garder à l'esprit "La Complainte" pour un autre article en commun, alors. On en reparle à l'occasion.

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    2. À l’occasion me va bien : ça me laisse le temps de finir les autres séries de Dufaux que j’ai en stock.

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