mardi 23 mai 2023

Le Mercenaire T09 Les Ancêtres disparus

Ces gens ont pour habitude d’arracher le cœur de leurs victimes encore vivantes.


Ce tome fait suite à Le Mercenaire - Tome 08: L'An mil (1996). La première édition de ce tome date de 1997, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. L’intégralité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022. Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : Les ancêtres disparus.


An 1003, l’Espagne est divisée en deux. Au sud, les Arabes ont envahi la péninsule. Au nord, les chrétiens sont en passe de la reconquérir. En zone chrétienne, non loin de la frontière, une procession avance de nuit sur un chemin passant par un pont, puis serpentant sur une colline, chacun portant une torche. Ils arrivent au bout du chemin, la rive d’un lac, avec un pilori. Une femme ligotée est descendue de la charrette et attachée au poteau. Un prêtre manie sa crosse de la main droite, et son crucifix de la main gauche. Il entame son discours : les preuves sont formelles, cette jeune femme est une sorcière. Il enjoint la foule de la brûler pour que le démon ne gangrène pas leur communauté. Que Satan emporte leur âme. La jeune femme réagit clamant qu’il s’agit d’une mascarade, que tout est faux. Alors que deux hommes commencent à déposer les bûches à ses pieds, elle s’adresse à l’un d’eux, lui disant qu’il la connaît, qu’il doit leur dire qu’elle est innocente. Il baisse la tête, et continue. Soudain une voix forte s’élève, intimant la foule de s’arrêter. La même voix appelle à lui Belzébuth, le prince des enfers.



Une silhouette vêtue de noir apparaît sur une autre rive du lac, avec des cornes, et de longues canines, tout habillée de noir. Elle explique que le prêtre l’a appelé, mais que l’âme de cette jeune femme ne lui suffit pas. Il continue : le prêtre est un bon serviteur, hélas son temps s’achève, il est venu chercher son âme car elle lui appartient. Si tous les clercs étaient comme lui, Belzébuth serait le roi du monde. Le diable abaisse sa torche à terre et le feu se propage, les flammes générant de la fumée. La silhouette disparaît derrière la fumée, et un dragon noir s’élève. Les hommes tombent à genoux, saisis de frayeur. Le diable s’élance sur le clerc, son dragon montrant les crocs, la gueule grande ouverte. Soudain un chevalier en tenue de templier apparaît sur son destrier et interpelle le démon : il le somme d’arrêter car Dieu est seul juge. Le chevalier est venu empêcher une injustice, car la jeune femme est innocente. Il charge le dragon et l’assène d’un coup d’épée. Le diable décide de s’éclipser dans un nuage de fumée, tout en assénant que le mal et la haine feront renaître son dragon. Après sa disparation, le cavalier exige de la population qu’elle libère la jeune femme. Il continue : il leur demande de dire au comte que quand il s’y attendra le moins la justice divine le condamnera. Il leur intime de ne plus accuser injustement quelqu’un sinon la colère du Seigneur s’abattre sur eux. En partant, la jeune femme et son amie ont conscience d’être toujours en danger.


En entamant, un nouveau tome de cette série, le lecteur sait qu’il ne peut plus anticiper le fil de l’intrigue. Claust n’a pas pointé le bout de son nez depuis deux tomes, et Mercenaire a côtoyé un peuple de fées et un géant dans le tome sept, est passé dans un autre monde dans le tome huit : tout est possible. Une sorcière sur un bûcher, rien de si surprenant que ça, en revanche l’auteur décide de fixer l’année une seconde fois (après l’an mil du tome précédent), 1003, ainsi que la région du globe, l’Espagne. Pourquoi pas ? Mais alors comment fait Mercenaire pour se retrouver en quelques heures de vol de dragon dans une pyramide maya ? Étrange cette volonté d’inscrire le récit dans une époque et une zone géographique précise, comme s’il s’agissait bien d’une période historique de la Terre, pour ensuite jouer à sa guise sur les distances. Quoi qu’il en soit sur l’intention profonde de l’auteur, le lecteur est déjà plus préparé à plonger dans une introduction de huit pages, pour le divertissement, avant de passer à l’intrigue principale, car certains tomes (le sept par exemple) se sont avérés plus décousus, ou en tout cas plus composites. Et qu’importe, car l’enchantement visuel est présent dès la première page. Une procession de nuit sur un chemin étroit : voilà qui rappelle le tome trois et sa procession pour se rendre aux épreuves.



Toutefois, l’ambiance lumineuse diffère de celle du tome trois, avec toujours ce travail sur les couleurs pour rendre compte des textures, ici celles de la pierre, des volumes et des reliefs de chaque élément du décor, de la pénombre et des faibles ombres projetées, ainsi que des points lumineux correspondant aux flambeaux. Dans cette première scène le lecteur admire la manière dont l’artiste sait jouer des couleurs pour que la fadeur de la pierre se confonde avec les volutes de fumée, jusqu’à former par endroit un camaïeu abstrait qui rappelle autant la roche que la fumée. La scène suivante se déroule dans une bâtisse, à lueur du feu de l’âtre : une autre ambiance lumineuse, des ombres plus appuyées. Vient le moment pour Nan-Tay et Mercenaire de chevaucher leur dragon pour un long voyage au-dessus de la mer : un jeu de couleurs tout en nuances subtiles entre les teintes bleu-vert du ciel et de l’eau en dessous, un régal esthétique. Après de très surprenantes péripéties, Mercenaire et une jeune femme suivent un guide sur un pont de liane au-dessus d’une gorge profonde, dans une jungle verdoyante : une autre ambiance lumineuse, très luxuriante, très dépaysante. L’artiste maîtrise la technique de la couleur directe, à la fois pour représenter individus et environnements, à la fois pour habiller chaque surface, en fonction de la lumière.


Le héros effectue donc un voyage fort impressionnant, une fois passée la scène introductive qui a pour fonction de le faire entrer en possession d’un document lui permettant de localiser l’Atlantide. L’auteur continue donc de piocher dans les mythes qui alimentent son envie de création, sans pour autant tomber dans un pot-pourri hétéroclite. En effet, le lecteur découvre que ce nouvel ingrédient s’intègre dans la trame globale du récit, avec même le retour fort inattendu d’un personnage issu des tomes précédents. Mercenaire continue à être impeccablement peigné quelles que soient les circonstances, avec ce visage peu expressif, un peu dur, qui lui permet une constance en toute situation, même lorsqu’il doit se coiffer d’une parure de plumes et être transporté sur une chaise à porteur par des indigènes le prenant pour un dieu ou un envoyé des dieux. Par comparaison, sa nouvelle compagne d’aventures présente une coiffure tout aussi impeccable, mais un visage plus expressif. Tous les personnages sont représentés dans un registre réaliste et naturaliste, avec une variété de morphologie, et des caractéristiques physiques en fonction de leur région d’origine, ainsi qu’une tenue vestimentaire locale.



Le lecteur accompagne donc bien volontiers les personnages dans leurs aventures, espérant même qu’elles les entraînent dans des lieux exotiques et improbables, pour des péripéties surprenantes. Cet horizon d’attente est comblé, avec des séquences dépassant ses espérances. La découverte d’une cité abandonnée avec la preuve d’une technologie très en avance sur cette époque, ce qui n’est pas la première occurrence de ce type dans la série. L’arrivée dans un site maya avec une vue globale magnifique sur une dizaine de pyramides mayas rappelant celle de Kukulcán. La découverte de ce que contiennent les sacoches transportées à dos de dragon. La mise en scène remarquable d’une cérémonie de sacrifice humain dans le décor gigantesque d’une pyramide à degrés. Ce pont de cordage suspendu au milieu de la jungle. Un décollage final plein de suspense, avec une touche d’humour bien noir quand le roi périt incinéré par un réacteur. Alors, peut-être que toutes les explications ne se raccordent pas parfaitement, et que le lecteur se dit que celle relative au retour du personnage d’un tome précédent est expédiée avec une désinvolture frustrante, mais encore une fois ce mélange de conventions issues de différents genres fonctionne et génère une aventure au goût unique, avec un héros qui sait réfléchir, et une femme indispensable pour la réussite de l’entreprise, dotée de compétences que ne possèdent pas Mercenaire.


La narration visuelle de Vicente Segrelles transporte toujours aussi complètement le lecteur dans des endroits inattendus, rendus plausibles malgré les composantes de Fantasy ou de science-fiction, avec des touches rétro et un sens de la mise en scène remarquable, qui ne mise pas tout sur l’effet choc. L’artiste marie toujours avec élégance une sensibilité d’illustrateur et une narration visuelle de conteur. Le lecteur retrouve Mercenaire fidèle à lui-même : peu causant, faisant preuve de peu d’émotions, toujours aussi professionnel, faillible, et collaborant volontiers avec d’autres. Il est habité par des valeurs morales solides et discrètes, faisant preuve d’une réelle ouverture d’esprit. En achevant la dernière page, le lecteur sait déjà qu’il reviendra pour la prochaine aventure, forcément inattendue et dépaysante, en espérant que l’auteur continuera à lier les éléments disparates apparus au cours des tomes précédents.



5 commentaires:

  1. Encore un article qui résume bien ma pensée : comme toi j'ai un peu été perdu par le manque d'explications et le passage un peu étrange du début avant de commencer l'aventure, mais pour la suite, on ne s'ennuie jamais avec des peintures époustouflantes. A noter que le meilleur arc de Thorgal, que Tornado a commenté avec moi sur le blog, celui qui commence avec Les archers, se passe également en grande partie en pays maya.

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    1. Le passage un peu étrange au début : j'ai été très tenté de piquer la remarque très pénétrante de Barbüz, mais l'honnêteté intellectuelle m'a retenu. Je la recopie ci-dessous.

      "La huitième case de la troisième planche, dans laquelle figure la tête d'un âne qui se mêle aux zélotes, comme s'il s'agissait d'un portrait de famille, est éloquente."

      Est-ce que j'ai raté quelque chose, ou on n'apprend pas ce que Nan-Tay est partie faire de son côté ?

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    2. Ah ah oui, il m'a fait rouvrir la bd, ça m'avait échappé... Non je crois que comme toi on ne sait pas ce qu'elle va faire, en tout cas elle en parle très succinctement à la fin.

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  2. Merci pour le lien.

    En entamant, un nouveau tome de cette série, le lecteur sait qu’il ne peut plus anticiper le fil de l’intrigue. - Très bien dit, je me souviens de ce sentiment diffus.

    sans pour autant tomber dans un pot-pourri hétéroclite - C'est pourtant le sentiment que ça m'avait laissé, avec le recul.

    Le lecteur accompagne donc bien volontiers les personnages dans leurs aventures - C'est très vrai, ça, c'est une invitation permanente au voyage et à l'aventure. Sa facette onirique est évidente, mais je n'avais encore jamais envisagé la série sous cet angle, bien qu'il soit évident.

    rendus plausibles malgré les composantes de Fantasy ou de science-fiction - TU conviendras que c'est quand même un bel exercice d'équilibriste, et ce malgré toutes les micro-incohérences que tu as pu relever, comme le rapport entre l'espace et le temps.

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    1. Ayant lu les tomes à un rythme plus rapproché que toi, la continuité très lâche de la série m'est apparue avec évidence, avec deux conséquences directes. La première est l'imprévisibilité des intrigues, le côté pile de ce côté face étant la grande liberté du scénariste. La seconde réside dans l'unité de la série, sa cohérence, les composantes de fond qui font qu'il s'agit bien d'une série à suivre, et pas seulement d'albums autonomes avec un héros récurrent. Un équilibre fragile assez remarquable avec le recul.

      Une invitation permanente au voyage et à l'aventure : c'est exactement ça, merci pour cette formulation.

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